LA STANDARDISATION VISUELLE : MACHINERIE DE LA MORT OU REFUGE DU SUJET ?
- Fabrice LAUDRIN
- 20 mars
- 4 min de lecture

On le sait, l’histoire de l’art adore ses récits de rupture. La Renaissance aurait balayé le gothique. L’Impressionnisme aurait brisé les chaînes de l’Académisme. Le Pop Art aurait assassiné l’Expressionnisme abstrait. L’historien d’art contemporain, soumis à l’impératif narratif du bouleversement, empile les révolutions comme on dispose des pancartes de manifestation.
Mais derrière ces illusions de cassures, il n’y a qu’un mouvement circulaire. L’histoire de l’art ne détruit pas, elle se replie, elle reformate, elle standardise. L’image ne cesse jamais de se répéter, de se dupliquer, de se fixer.
L’icône byzantine n’a pas bougé depuis un millénaire. Warhol a répété Marilyn Monroe jusqu’à la faire disparaître dans sa propre saturation. Instagram fige les visages dans un jeu de miroirs sans fin. Pourquoi avons-nous besoin d’images fixes, reproductibles, immédiatement reconnaissables ? Pourquoi ce besoin d’ordonner le chaos du monde dans des formes récurrentes ? Est-ce une protection psychique ou une négation absolue du sujet ?
Deux théories s’affrontent en sous-main, chacune éclairant l’autre par négatif. Pour Donald Winnicott, la standardisation est un rempart, un objet transitionnel collectif qui protège le sujet du vertige de l’instabilité. Pour Jacques Lacan, elle est une machine de mort, un processus où la répétition efface peu à peu toute subjectivité.
L’image standardisée est à la fois une structure et un piège. Nous oscillons entre la nécessité de fixer et l’effroi d’être figé.
L’ICÔNE COMME OBJET TRANSITIONNEL : L’ENVELOPPE PSYCHIQUE COLLECTIVE
L’enfant s’endort en serrant son doudou. Sans ce morceau de tissu, sans ce corps neutre mais réconfortant, le sommeil est impossible. Donald Winnicott l’a démontré en 1971 : ce premier objet transitionnel permet de stabiliser le moi, de négocier l’absence, de structurer l’identité face à l’angoisse de la séparation. Entre le soi et le monde, l’objet transitionnel est un sas, un espace intermédiaire.
L’icône byzantine fonctionne exactement de la même manière. Elle ne change pas. Elle demeure immuable, fixe, invariable à travers les siècles. Le Christ Pantocrator de Sainte-Sophie, les Vierges dorées des monastères orthodoxes, ces visages éternels ne s’adressent pas à l’individu mais à l’humanité prise dans sa fragilité existentielle. Leur immobilité garantit une présence, un repère, un socle psychique collectif.
Le Pop Art, sous ses apparences de jeu cynique, ne fait que répéter cette même mécanique. Marilyn Monroe, démultipliée par Warhol, devient un doudou culturel. Elle n’est plus une femme, elle est une forme, une image que l’on peut serrer contre soi, une présence absolue. Loin de la détruire, la répétition de son visage l’inscrit dans une permanence, comme une icône orthodoxe industrielle.
Didier Anzieu prolonge cette idée en 1985 avec son concept de Moi-peau. L’individu, pour survivre, a besoin d’une enveloppe psychique stable. Sans elle, il s’effondre, il se délite. Les images standardisées jouent ce rôle de membrane collective. Elles forment une seconde peau visuelle, une surface qui nous protège de la fragmentation du monde.
Si nous avons besoin de fixer l’image, c’est pour éviter l’effondrement.
LA RÉPÉTITION COMME MACHINERIE DE MORT : LE DÉSERT DU SUJET
Lacan, toujours lui, pousse la logique dans l’autre sens. Ce qui semble nous protéger, nous détruit.
L’enfant qui se reconnaît dans un miroir ne voit pas son moi, mais une image figée de lui-même. Il se fige dans une représentation qui devient immédiatement un carcan. Il croit se trouver, il se perd. Ce « stade du miroir », Lacan l’étudie en 1955. La standardisation visuelle fonctionne exactement sur le même principe.
L’icône fixe le divin, mais ce faisant, elle tue toute interprétation, toute dynamique. La figure du Christ dans l’art byzantin n’est pas un chemin, elle est un mur. Elle impose une seule version du sacré.
Warhol, lui, pousse l’expérience à son point de rupture. Son Marilyn n’est pas une idole, c’est un processus d’anéantissement. La multiplication de son visage n’est pas un hommage, c’est une érosion. Chaque duplication efface un peu plus l’original. À la fin, il ne reste plus que des traces, des fantômes de son sourire.
Baudrillard, en 1981, parachève cette analyse. L’image répétée perd son ancrage réel. Elle ne renvoie plus à rien. L’icône byzantine n’est plus une porte vers le divin, elle devient un simulacre, un code sans référent. Marilyn n’est plus Marilyn, elle est un vide recouvert de couleurs criardes.
La standardisation n’est pas une protection, c’est une machine à dissoudre le sujet.
NOUS SOMMES DÉJÀ DES IMAGES
L’histoire de l’art oscille entre ces deux pulsions contraires. La nécessité de fixer et la terreur d’être figé.
L’icône byzantine a figé le sacré.
Warhol a figé l’image médiatique.
Instagram fige les visages, lisse les traits, multiplie les reflets jusqu’à l’épuisement.
Nous ne sommes plus devant les images.
Nous sommes les images.
Le XXe siècle a standardisé l’art. Le XXIe siècle standardise les individus.
L’ICÔNE N’EST PAS UNE IMAGE, C’EST UN PIÈGE
Ce que nous pensions appartenir au passé est en train de devenir notre prison future.
Nous ne vénérons plus les icônes.
Nous nous y fondons.
Nous nous y effaçons.
L’histoire de l’art n’est pas une frise.
C’est un cercle qui nous enferme.
BIBLIOGRAPHIE
Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod.
Baudrillard, J. (1981). Simulacres et simulation. Paris : Galilée.
Lacan, J. (1955). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je.
Warhol, A. (1962). Marilyn Diptych. Tate Modern.
Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité. Paris : Gallimard.