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Je suis là : topologie du sujet dans l’œuvre de Basquiat

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 2 mai
  • 4 min de lecture
Le Cri de Basquiat - illustration CFAP (c) 2025
Le Cri de Basquiat - illustration CFAP (c) 2025

Untitled (Skull) (1981) de Jean-Michel Basquiat à partir de la psychanalyse du Seuil





Ce texte propose une lecture psychanalytique inédite de l'oeuvre Untitled (Skull) (1981) de Jean-Michel Basquiat à partir de la topologie du sujet développée par la psychanalyse du Seuil. En appliquant les quatre instances fondamentales (Moi, "Je suis là", Je, Soi), cette analyse met en lumière la manière dont l’œuvre de Basquiat figure l’émergence du sujet dans et par la dislocation formelle. Elle montre que l’œuvre incarne une tension clinique entre contenance, surgissement, énonciation et orientation, et permet de poser une hypothèse forte : la peinture comme carte du sujet apparaissant.


Contexte artistique et théorique

Jean-Michel Basquiat (1960–1988), peintre afro-américain, autodidacte, issu de la rue et du graffiti, accède à la reconnaissance internationale dès le début des années 1980. En 1981, à l’âge de 21 ans, il peint Untitled (Skull), une toile emblématique de son style et de sa vision fragmentée du corps et du langage. L’œuvre, aujourd’hui conservée dans une collection privée, est immédiatement identifiable par son format vertical (207 x 198 cm), ses couleurs vives et son traitement expressionniste du crâne.


À la croisée du graffiti, de l’art brut, de l’expressionnisme américain et des codes anatomiques scientifiques, Basquiat déconstruit la figure humaine tout en y maintenant une force de présence brutale, urgente.


La psychanalyse du Seuil, fondée sur l’instance du "Je suis là" comme seuil inaugural du sujet, permet ici une lecture non narrative, non symbolisante au sens classique, mais topologique : une organisation par tensions, surfaces, éclats et surgissements.


Une topologie du Sujet en peinture ?

Le sujet en psychanalyse est souvent saisi à partir de ce qu’il dit, désire, refoule ou manque.

Mais qu’en est-il de la forme sous laquelle il apparaît ? Peut-on lire une œuvre non pas comme une représentation de sujet, mais comme une structure d’émergence ?


La psychanalyse du Seuil propose une modélisation à quatre instances du sujet :

Le Moi (enveloppe, peau, fonction de contenance)

Le "Je suis là" (seuil inaugural, présence adressée)

Le Je (énonciation, division symbolique)

Le Soi (axe gravitationnel, tension orientante)


Cette topologie peut-elle s’appliquer à Untitled (Skull) ?

L’hypothèse est la suivante : cette œuvre n’est pas un portrait — elle est une organisation visible du Sujet apparaissant, par strates, fractures, tensions. Elle donne forme au "Je suis là" dans un champ pictural.


Application des quatre instances topologiques à l’œuvre


Le Moi – Contenir La figure du crâne, bien que éclatée, est contenue dans une ligne noire épaisse, quasi schématique. Elle tente de garder une forme anatomique : maxillaire, cavités oculaires, dentition. Cette structure agit comme enveloppe psychique, équivalente du Moi (Anzieu, 1985). Elle est fendue, entaillée, mais elle tient encore. Le Moi ici est ce que le "Je suis là" traverse.


Le "Je suis là" – Seuil inaugural (pierre d’angle) C’est l’élément central de cette lecture. Le regard vide mais ouvert, la bouche fermée, les couleurs criardes mais statiques composent une présence adressée sans parole. L’œil droit semble regarder sans cible. Il n’y a pas d’histoire, pas de scène, mais quelque chose est là. Ce n’est pas encore un Je, ce n’est plus un corps. C’est un "Je suis là" pictural, pur surgissement dans la matière, dans la couleur, dans l’interpellation visuelle.


Le Je – S’énoncer Des fragments de texte apparaissent ailleurs dans les œuvres de Basquiat, mais pas ici. Le Je ne parle pas encore. Il est préparé par le "Je suis là", mais reste inaudible. Il pourrait apparaître dans la tension de la bouche fermée, dans la volonté d’émerger sans encore se constituer. Le Je est en puissance, rendu possible mais pas encore actualisé.


Le Soi – Orienter Dans la partie supérieure de la toile, la couleur bleue sombre et les zones laissées nues agissent comme axe de fuite verticale. Elles ne désignent rien, mais attirent le regard au-delà du cadre du crâne. Le Soi n’est pas représenté : il est ce qui attire l’œuvre vers une cohérence impossible, ce qui pousse vers une totalité sans jamais l’atteindre (Jung, 1951).


Hypothèse clinique et symbolique

Untitled (Skull) donne à voir ce que le langage clinique ne peut dire : la matière d’un sujet en cours d’apparition. Il ne s’agit pas d’un sujet délirant, ni d’un sujet représenté. Il s’agit d’un sujet maintenu par le geste pictural :

  • non encore inscrit,

  • mais exposé,

  • habité,

  • perceptible sans récit.


La peinture devient ici le support du "Je suis là". Elle pose un lieu subjectif dans l’absence de mots. Elle organise ce que le silence clinique produit parfois : une présence indiscutable mais intraduisible.


C’est bien ici que la psychanalyse du Seuil propose une intervention nouvelle : accueillir cette forme du sujet comme une instance en soi, non comme un déficit ou une étape. Le "Je suis là" n’est pas un préambule. Il est la pierre d’angle de toute subjectivité à venir.


Une clinique picturale du Seuil

Basquiat, par cette œuvre, sans le savoir, trace une carte clinique du sujet au seuil de lui-même. Il ne peint pas un état. Il dessine une topologie, sans le vocabulaire psychanalytique, mais avec la précision de la fracture.


Untitled (Skull) est une figuration du “Je suis là” sans parole, dans une scène où l’enveloppe (Moi) vacille, où le Je n’émerge pas encore, et où le Soi agit comme tension sans nom.


Cette œuvre devient ainsi un support d’intelligibilité clinique, et une preuve symbolique que le sujet peut être présent sans structure, reconnaissable sans mot, adressé sans récit.

Bibliographie

Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod.

Basquiat, J.-M. (1981). Untitled (Skull). Huile et acrylique sur toile, 207 x 198 cm. Collection privée.

Jung, C. G. (1951). Aïon – Études sur la signification du Soi. Genève : Georg.

Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI – Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.


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