Je suis là : Georges Ribemont-Dessaignes — Le silence tenu (1916)
- Fabrice LAUDRIN
- 1 mai
- 3 min de lecture

Le “Je suis là” comme présence sans action
Être là sans parler, est-ce encore être sujet ?
Dans les modèles classiques du sujet, la parole est centrale : on devient sujet par l’énonciation, par le langage, par l’adresse symbolique. Le silence, inversement, est souvent interprété comme retrait, inhibition, résistance.
Mais certaines présences muettes, certains silences sans discours, manifestent pourtant un “Je suis là” solide, opaque, et pourtant indéniable.
Ce billet propose d’explorer cette forme paradoxale du sujet – présent sans énoncé, visible sans explication – à travers une œuvre dadaïste singulière : L’Empereur de Chine (1916) de Georges Ribemont-Dessaignes.
Cette pièce absurde, quasi vide, incarne une forme de sujet par pure posture : être là, tenir la place, même sans dire.
Théâtre Dada, parole absente
L’Empereur de Chine, courte pièce écrite en 1916, met en scène des personnages qui parlent beaucoup… sauf l’Empereur. Il est le centre de la pièce – mais il ne parle jamais. Il est salué, attendu, acclamé. On projette sur lui. Mais lui reste silencieux, inactif, immobile. Et pourtant, il est là, et tout tourne autour de lui.
Ce théâtre de l’absurde avant la lettre illustre une tension centrale dans le Dadaïsme : le refus du sens comme production, mais l’installation d’un vide actif. Ribemont-Dessaignes ne cherche pas à créer un personnage, ni une psychologie. Il met en scène une présence creuse – mais pleine d’effets.
L’Empereur ne signifie rien. Mais sa seule présence produit un ordre, un malaise, une attente. C’est une figure du “Je suis là” non énoncé, mais exposé.
La posture est une forme d’adresse
L’hypothèse développée ici est que l’Empereur, figure muette et fixe, incarne une forme minimale mais fondatrice du sujet : tenir une position dans le champ de l’autre, sans la remplir.
Ce “Je suis là” ne se déploie ni dans le langage, ni dans l’action, mais dans la simple occupation d’un lieu symbolique.
C’est un sujet d’avant la parole, d’avant le rôle, mais déjà là.
Cette configuration permet de penser certains états psychiques souvent pathologisés comme “absence” (catatonie, retrait autistique, mutisme) comme formes de présence sans langage, non comme déficits, mais comme positions sur le seuil.
Le pouvoir du vide
La force de L’Empereur de Chine réside dans :
La structure inversée : celui qui devrait parler (l’Empereur) se tait, ceux qui parlent n’agissent pas.
La place centrale du vide : tout tourne autour d’un centre muet.
La scène comme cadre tenu : malgré l’absence de sens, la scène ne s’effondre pas. Elle est habitée.
On assiste à une forme rituelle inversée, où le silence ne détruit pas la relation, mais la soutient mystérieusement. Le “Je suis là” se dit ici par la posture, la tenue, l’effet de présence.
Présence silencieuse, retrait habité
En clinique, cette figure correspond à certains patients qui viennent, s’installent, mais ne disent rien. Ils ne fuient pas. Ils ne s’agitent pas. Ils tiennent. Souvent perçus comme “résistants” ou “fermés”, ces patients manifestent parfois une forme d’appel sans mot, une position sur le seuil.
Le danger clinique est de vouloir “ouvrir” trop vite, d’imposer la parole.
Or, le sujet peut être en train de dire “je suis là” par son silence même.
Comme l’Empereur : il ne répond pas, mais il est la réponse.
La psychanalyse du Seuil invite alors à soutenir ce silence, non comme une carence, mais comme forme d’existence.
Le mutisme n’est plus un refus, mais une présence à accueillir.
La scène du sujet sans parole
Ribemont-Dessaignes, par cette pièce muette et absurde, anticipe une clinique du silence que la psychanalyse peine encore à théoriser.
L’Empereur de Chine est une scène vide – mais pas vide de sujet.
Le sujet ne parle pas, mais tient sa place.
Il ne signifie pas, mais signe sa présence.
Le “Je suis là” ici ne passe pas par le mot, ni même par l’acte.
Il passe par la constance d’une posture, par l’effet de présence dans une structure désertée.
Et c’est précisément là que se joue, dans la psychanalyse du Seuil, une clinique du sujet sans voix, mais pas sans adresse.
Bibliographie
Ribemont-Dessaignes, G. (1916). L’Empereur de Chine. In : Anthologie Dada. Paris : Gallimard, 2005.
Green, A. (1990). Le travail du négatif. Paris : Minuit.
Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.