Je suis là : Francis Picabia — La présence sans origine (1918)
- Fabrice LAUDRIN
- 1 mai
- 3 min de lecture

Le “Je suis là” comme figure orpheline et dissociée
Peut-on exister sans origine, sans lignée, sans nom ?
La subjectivité moderne s’est longtemps construite sur l’idée d’une filiation : psychique (complexe d’Œdipe), narrative (roman familial), symbolique (nom du père). Le sujet s’enracine, se situe, se pense comme issu.
Que se passe-t-il lorsque ces attaches symboliques sont détruites, déniées ou inaccessibles ?
La psychanalyse classique, notamment freudienne et lacanienne, identifie alors des troubles : errance narcissique, désaffiliation, forclusion. Mais une autre lecture est possible : celle d’un “Je suis là” sans origine, d’une présence sans ancrage.
Ce billet propose d’aborder cette forme de subjectivité minimale à travers l’œuvre poétique de Francis Picabia, et plus précisément son recueil Poèmes et dessins de la fille née sans mère (1918). Ce texte incarne une forme d’existence sans enracinement, mais non sans présence.
1918, fin du monde, fin de la lignée
Francis Picabia, artiste franco-cubain, figure majeure du mouvement Dada, publie en 1918 à Zurich un ouvrage au titre déjà révélateur : Poèmes et dessins de la fille née sans mère.
Il y trace une parole disjointe, anonyme, sans narration. La figure centrale — la « fille née sans mère » — incarne une subjectivité orpheline d’origine, d’histoire, de légitimité.
Dans ce recueil, une phrase est devenue emblématique :
« Je suis le chien des constellations mortes. » (Picabia, 1918, p. 11)
Le sujet y parle sans adresse claire, sans lieu généalogique, sans visée de reconnaissance. Et pourtant, il parle.
Ou plutôt, il insiste dans le champ. Cette insistance, cette adresse spectrale, constitue pour nous une figure du “Je suis là” dissocié mais actif.
Le sujet peut apparaître sans origine
Nous formulons ici l’hypothèse que le “Je suis là” peut exister sans racine, sans passé, sans lignée symbolique. Il ne s’agit plus d’un sujet divisé, structuré, parlant — mais d’un sujet qui résiste à l’effacement, sans appartenir à rien.
Chez Picabia, la présence s’arrache à toute forme de représentation stable. Le sujet ne cherche pas à se raconter, ni à se légitimer. Il expose une parole sans destinataire, une subjectivité désinsérée mais non absente.
C’est une posture que l’on retrouve dans certaines configurations cliniques contemporaines : sujets dissociés, psychotiques non délirants, états-limites extrêmes, jeunes sans ancrage symbolique. Ces formes de vie ne s’organisent pas selon les structures classiques, mais elles manifestent une persistance d’être.
Poétique de la déliaison
L’écriture de Picabia dans ce recueil repose sur trois procédés :
Orphelinat symbolique : les personnages n’ont pas d’histoire, pas de lien, pas de logique narrative.
Tonalité cosmique : le sujet se dit chien, constellation, mort, machine — jamais humain, jamais social.
Énoncé suspendu : les poèmes sont souvent déclaratifs mais sans développement. Ils posent une image — puis s’effacent.
Cette forme de parole est dissociée, mais non effondrée. Elle pose un lieu du sujet sans nommer ce sujet.
Axe clinique : la déliaison comme forme du “Je suis là”
En clinique, on rencontre des sujets sans récit, sans attache familiale symbolisable, sans histoire psychique partagée. Ces sujets, souvent perçus comme vides ou fuyants, peuvent être porteurs d’une présence silencieuse, mais réelle.
Le “Je suis là” chez eux ne passe pas par la filiation, ni par la parole. Il passe par la tenue du regard, la persistance corporelle, parfois même par une ironisation de leur propre absence.
Ce que Picabia anticipe, c’est cette figuration du sujet sans socle, sans origine, sans identité fixe, mais qui s’inscrit par le style, le rythme, le trait.
En reconnaissant cette forme d’apparition comme légitime, la psychanalyse du Seuil ouvre la voie à une clinique non fondée sur la réinscription, mais sur la reconnaissance d’un mode d’être hors narration.
Une présence dans l’absence
Francis Picabia ne propose pas une reconstruction du sujet. Il expose un fragment de présence, sans appui, sans lignée, sans ancrage. Et pourtant, ce fragment fait trace. Il est là. Il résiste à l’effacement total.
Le “Je suis là” dans son œuvre n’est ni adressé, ni expliqué. Il habite l’éclatement. Il ne cherche pas à se réparer. Il s’assume comme orphelin.
La psychanalyse du Seuil permet d’entendre cette forme extrême de présence comme un mode valide d’apparition du sujet. Elle ne cherche pas à intégrer — elle reconnaît le droit d’être là sans origine.
Bibliographie
Picabia, F. (1918). Poèmes et dessins de la fille née sans mère. Zurich : Collection Dada.
Stern, D. N. (1985). Le monde interpersonnel du nourrisson. Paris : PUF, 1991.
Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.