[Blancage], est un acte du semblant

Concarneau - Blancage n°1 — (c) Fabrice Laudrin 2025

Dans cette photographie, le mur ne se contente pas d’être une surface : il est une peau psychique, une enveloppe défaillante sur laquelle se rejouent les opérations fondamentales du sujet. À droite, la peau archaïque — celle de l’enduit ancien — porte encore les marques de son histoire : humidité, coulures, taches, plis.

C’est une peau sans Moi, une surface non unifiée, un lambeau de réel sans bord, ce que Lacan nommerait un champ avant la lettre, ce qui échappe encore à l’ordre du symbolique.

Mais à gauche, tout bascule.

Le blancage municipal vient poser une enveloppe secondaire : une tentative d’unification, de recouvrement des anciens tags, de maîtrise. Freud aurait parlé d’un re-facement, Lacan d’un geste adressé à l’Autre — faire croire qu’il n’y a rien là où il y avait trop. Et Anzieux l’aurait reconnu : un Moi-peau artificiel, plaqué, fragile, qui cherche à fournir une contenance là où le mur n’en avait plus.

Ce blancage, à la fois trop couvrant et pas assez, rejoue le geste classique du refoulement : je ne veux pas voir, donc je couvre, et ce faisant je rends plus visible encore ce que je voulais éliminer.

Toute tentative de neutraliser la surface la transforme en lieu d’appel du signifiant. Là où l’administration voulait méconnaître, elle crée un vide. Et ce vide n’est jamais neutre : c’est l’espace du manque, le lieu exact où surgit la chaîne signifiante. Le mur blanchi devient alors le lieu de l’Autre : une zone où les sujets viennent inscrire leurs signifiants pour tenter d’y accrocher une parcelle d’eux-mêmes.

Le premier qui répond est le crew, avec son throw-up noir. Ce geste n’est pas décoratif : il est structurant. Il installe sur la peau blanche une première marque de nomination, une tentative d’organiser le champ. Le crew nomme, il borde, il fonde. Les trois noms noirs agissent comme les trois premières lettres d’une fratrie qui se cherche. Ce Roll Call constitue un Nom-du-Père primitif, un point d’assemblage sans lequel la surface resterait pure dérive.

Puis survient le nom en rouge, dans un trait plus fin, plus inquiet. Lacan aurait dit : voilà le sujet en trop, celui qui n’était pas attendu dans la structure mais qui s’y accroche. L’intrus rouge n’est pas un signe : c’est un parasite du symbolique, un morceau de réel qui tente d’entrer dans le discours du groupe.

Alors surgit :« oui c’est (le nom du crew)… ». Ce n’est pas une réparation : c’est un retour, un redoublement du signifiant. Une manière d’affirmer encore plus fortement le premier nom, le S1 du crew, au moment même où l’intrusion l’a fragilisé. Ce geste dit simplement : « c’est bien nous », et cela suffit à retendre la structure là où elle s’était ouverte.

Puis vient l’insulte.

« Pute », écrit en bleu, déchire la surface. L’insulte n’est pas seulement une injure : elle est un signifiant-maître, un S1 brutal qui traverse le tableau et impose son coup. Là où le Roll Call tentait de structurer un groupe, l’insulte réintroduit le réel sous forme de dégradation. Elle resexualise la surface, remet du corps là où la chaux voulait imposer de l’abstraction.

Et puis se superpose l’autre mot : wore. Il ne signifie rien, mais vise « whore », comme une traduction manquée. C’est le signe d’un sujet qui veut élever son attaque dans l’ordre symbolique sans en maîtriser la langue. L’insulte devient alors ce qu’elle est fondamentalement : un trou dans la chaîne, un ratage du signifiant qui révèle le manque du sujet. Wore est l’échec de l’accès au symbolique au moment même où il tente d’y entrer : le point de réel qui insiste.

Ainsi, ce mur déroule un mouvement classique :le refoulement, la tentative d’unification (blancage),la réinscription signifiante (crew),l’intrusion (rouge),l’éclatement insultant (bleu et magenta),la chute dans le réel (l’orthographe impossible).

Mais la clé est dans le blanc lui-même.

Ce rectangle blanchâtre n’est rien d’autre qu’un voile, au sens lacanien : le geste de recouvrir la béance fondamentale du sujet. Et ce voile produit exactement l’effet que décrit Anzieux : il rend la peau plus vulnérable encore.On blanchit pour se protéger : on ouvre une béance.On efface pour faire disparaître : on crée un vide qui attire la trace.On lisse pour neutraliser : on prépare la scène du retour.

Le mur en témoigne :le noir structure,le rouge s’infiltre,le bleu casse,le magenta bégaye.

Ce que révèle la photographie n’est pas un conflit entre graffeurs, mais un conflit entre le vide et ce qui veut y naître, entre l’effacement et ce qu’il libère, entre le Moi-peau administratif et les signifiants qui refusent d’être effacés.

Le blancage est un acte du semblant ;les graffitis, un acte du sujet.

Et tout le mur respire ainsi : comme une peau nerveuse, où chaque marque est un retour, où chaque mot est un symptôme, où chaque couleur est une tentative d’exister là où l’on a voulu recouvrir.

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Bibliographie :

Psychanalyse

Anzieux, D. (1990). Les enveloppes psychiques. Paris : Dunod.

Freud, S. (1914/2010). Pour introduire le narcissisme (J. Laplanche, Trad.). Paris : PUF.

Lacan, J. (1973). Le Séminaire. Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.

Lacan, J. (1991). Le Séminaire. Livre XVII : L’envers de la psychanalyse. Paris : Seuil.

Graffiti, espace urbain, écriture

Ferrell, J. (1996). Crimes of Style: Urban Graffiti and the Politics of Criminality. Boston, MA : Northeastern University Press.

Halsey, M., & Young, A. (2006). ‘Our Desires Are Ungovernable’: Writing Graffiti in Urban Space. Theoretical Criminology, 10(3), 275–306.

Klein, Y. (2003). Écrits, 1954–1962. Paris : École nationale supérieure des beaux-arts.

Lachmann, R. (1988). Graffiti as Career and Ideology. American Journal of Sociology, 94(2), 229–250.

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