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A travers le Dada : La présence adressée avant le Je : clinique et topologie du “Je suis là”

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    Fabrice LAUDRIN
  • 1 mai
  • 16 min de lecture
Manifeste du "Je suis là" - CFAP mai 2025
Manifeste du "Je suis là" - CFAP mai 2025

Cet article introduit une instance psychique inédite : le “Je suis là”.

Ni Je,

ni Moi,

ni Soi,

cette forme d’apparition minimale du Sujet précède toute parole et toute représentation.

En s’appuyant sur les œuvres du mouvement Dada, sur les lacunes des modèles psychanalytiques classiques (Freud, Jung, Lacan) et des approches existentielles (Camus, Yalom), l’auteur propose une topologie à quatre instances intégrant ce seuil fondamental.

Il en détaille la portée clinique et théorique, au cœur d’une nouvelle orientation : la psychanalyse du Seuil.





Une instance absente mais pressentie

La psychanalyse classique a construit le sujet à partir d’un triangle fondamental : le Ça, le Moi et le Surmoi. À cette tripartition fondatrice, Freud ajoute le Je, comme figure apte à énoncer, et Jung greffe le Soi, comme totalisation symbolique et archétypale du psychisme. Plus tard, Lacan introduira la logique du signifiant, inscrivant le sujet dans l’ordre du langage, toujours divisé, toujours représenté. Mais dans toutes ces architectures, quelque chose manque.


Ce qui manque, ce n’est pas un autre étage de la maison mentale, ni une nouvelle figure interne. Ce qui manque, c’est un seuil, un lieu d’apparition du Sujet, un instant fragile où il ne parle pas encore, ne pense pas encore, ne se représente pas — mais il est là.


Nous n’avons pas de concept, dans la psychanalyse classique, pour désigner ce moment où le Sujet existe sans dire Je. Il n’a pas encore de nom, mais il se tient déjà dans le monde. Il n’a pas encore d’histoire, mais son souffle est là, tendu, perceptible. Il n’est ni symbolisé, ni inscrit, ni même nécessairement conscient. Pourtant, il est le point de bascule fondamental de toute subjectivité vivante. Ce point, c’est ce que nous appelons ici : le “Je suis là”.


Ce “Je suis là” est un seuil pré-énonciatif. Il n’est pas une phrase dans la bouche d’un sujet constitué. Il est un événement d’inscription minimale. Il peut être un regard soutenu, un souffle prolongé, une tension dans un geste, un silence qui n’est pas fuite, mais forme d’adresse muette. Il précède toute possibilité de signification, mais il pose une présence. Il est l’en,deçà du langage, non comme chaos, mais comme condition du lien.


Ce seuil a été pressenti, traversé, vécu. Il apparaît dans certaines expériences extrêmes, dans des œuvres littéraires ou artistiques, dans des instants cliniques de suspension ou d’effondrement. Mais il n’a jamais été nommé comme instance.


Et pourtant : sans ce “Je suis là”, aucun Je n’est possible. Sans cette première tension vers l’extérieur, aucune parole ne peut prendre forme. Sans cette adresse sans mot, aucune intersubjectivité ne peut se construire.


La psychanalyse a été très attentive à ce qui parle, manque, jouit, représente, désire. Mais elle a trop souvent ignoré ce qui s’avance en silence, ce qui demande sans demander, ce qui pose sa présence sans en faire un message.


Ce “Je suis là” n’est pas un moi archaïque, ni un fantasme, ni une instance à intégrer. Il est ce qui permet que le sujet entre dans le champ de la psychanalyse. Il est la condition de l’écoute, le seuil du transfert, l’espace où quelque chose veut être reconnu sans être expliqué.


À cette absence, le Dadaïsme a répondu — par le cri, par le souffle, par l’insensé. Et aujourd’hui, la psychanalyse du Seuil peut enfin reconnaître ce point aveugle comme le point d’origine du Sujet vivant.

 

Hello world — Quand le sujet cherche à apparaître

Dans tous les langages de programmation, il existe une convention inaugurale : le premier programme que l’on écrit affiche simplement la phrase « Hello world ». Ce message minimal, dénué de signification fonctionnelle, sert une unique finalité : attester que le système est en état de fonctionnement, qu’il peut produire une sortie, qu’il est présent dans un espace d’interaction. Cette phrase ne transmet aucune information substantielle ; elle réalise un acte. Il s’agit d’un signal inaugural, d’un surgissement dans le champ.


Nous proposons que le « Je suis là » soit, sur le plan subjectif, l’équivalent structural du « Hello world » informatique. Il ne signifie rien au sens classique. Il ne contient pas d’histoire, pas de détermination, pas de projection. Mais il produit un effet radical : celui d’une présence adressée. Il pose le sujet comme instance minimale, avant tout contenu, avant tout discours, avant même toute réflexivité. Ce « Je suis là » constitue la forme la plus élémentaire d'inscription du sujet dans le monde partagé.


Ce phénomène peut être observé dans des contextes cliniques variés. Chez le nourrisson, on le repère dans la tenue du regard, la tension du corps, l’orientation vers l’autre avant même l’apparition de la parole. Chez le patient mutique ou psychotique, il se manifeste dans la répétition silencieuse de la présence, la posture corporelle, l’insistance d’un rythme respiratoire. Dans ces situations, il ne s’agit pas de symbolisation, ni de production langagière, mais d’un acte fondamental : celui d’exister dans l’adresse.


Or, la psychanalyse classique ne dispose pas d’un concept pour nommer cette instance. Le cadre freudien s’articule autour des conflits intrapsychiques, des mécanismes de défense, de la dynamique des pulsions. Lacan recentre la topologie du sujet sur la chaîne signifiante, la division subjective et la coupure opérée par le langage. Mais ni l’un ni l’autre ne donne de statut au moment où le sujet apparaît sans parler. Ce seuil d’inscription corporelle et relationnelle n’est pas pensé. Il est vécu, traversé, mais laissé théoriquement vacant.


Ce manque conceptuel est d’autant plus frappant que le « Je suis là » ne renvoie pas à une quelconque essence du sujet, mais à une configuration minimale : celle d’une tension vers l’autre, sans encore de contenu à transmettre. Il ne s’agit pas de dire quelque chose, mais d’occuper un espace. D’être perçu. De ne pas disparaître. Il s’agit d’un sujet qui, avant même de pouvoir dire « je », affirme silencieusement qu’il n’est pas rien.


Sur le plan clinique, cette instance a des implications majeures. Elle invite à une éthique de la présence, où l’écoute ne repose pas sur la production de langage, mais sur la reconnaissance d’un être qui ne parle pas encore. Elle transforme l’approche du mutisme, du retrait, de l’effondrement subjectif. Elle offre une grille de lecture pour des manifestations où le sujet ne demande pas à être interprété, mais simplement à être reconnu dans sa capacité à rester là.


Le « Je suis là » constitue ainsi un seuil fondamental dans la topologie du sujet. Il ne précède pas seulement le langage : il le rend possible. Il n’est pas extérieur à la clinique : il en est la condition. Il ne complète pas la cartographie classique du psychisme : il en modifie les fondations. Ce que la psychanalyse du Seuil propose ici, c’est de nommer et de théoriser cette présence minimale, non comme un état passif ou précurseur, mais comme une instance à part entière. Le sujet ne commence pas à exister quand il dit « je » ; il commence à exister lorsqu’il est là — simplement là — et que cela peut être accueilli.

 

Les cris Dada : réinventer la présence après l’effondrement du sujet

Le mouvement Dada, né à Zurich en 1916 dans le contexte immédiat de la Première Guerre mondiale, constitue une réponse artistique, philosophique et politique à l’effondrement massif des systèmes symboliques traditionnels. Face à l’absurdité de la guerre, à la rationalité meurtrière des États, à l’effacement des subjectivités dans les processus de mobilisation totale, Dada oppose une parole disloquée, un langage vidé de sens, une esthétique du cri, de la rupture, de la présence brute.


C’est précisément dans ce contexte que se manifeste ce que nous identifions ici comme la première instance du sujet : le « Je suis là ». Cette formulation, théoriquement absente du corpus psychanalytique classique, apparaît dans Dada sous une forme non structurée, non énoncée, mais intensément incarnée. Le sujet Dadaïste n’est pas défini, n’est pas représenté, n’est pas psychologisé. Il est là, simplement là, dans un geste, une profération, une scène minimale. Le refus de la signification devient alors non une négation du sens, mais une tentative d’exister en dehors du langage institué.


Plusieurs œuvres emblématiques du Dada permettent d’illustrer ce phénomène.

Dans Karawane (1916), Hugo Ball récite un poème constitué uniquement de phonèmes inventés. Il ne cherche pas à signifier. Il produit un langage antérieur au sens, fondé sur le rythme, le souffle, la répétition. Ce que Ball installe sur scène n’est pas un discours, mais une présence. L’absence de contenu sémantique n’est pas un vide, mais une condition d’apparition d’un sujet qui ne peut plus, ou ne veut plus, passer par la grammaire de l’époque. Ce sujet n’est pas structuré par le signifiant ; il est posé dans le monde par le geste même de parler sans dire.


Tristan Tzara, dans La Première Aventure Céleste de Monsieur Antipyrine (1916), propose une série de fragments absurdes, désorganisés, oscillant entre le manifeste, le non,sens, l’invective. Loin de proposer une cohérence, il affirme une voix. Cette voix n’est pas portée par un Je constitué ; elle est l’effet d’un sujet en rupture, en réaction, en position d’adresse. Ce que Tzara revendique, c’est le droit de ne pas être inséré dans une logique. Il ne construit pas une nouvelle subjectivité : il atteste qu’un sujet peut encore être là, même sans construction.


Dans Poèmes et dessins de la fille née sans mère (1918), Francis Picabia donne forme à une parole orpheline. L’énoncé « Je suis le chien des constellations mortes » condense un sentiment de déracinement, d’absence de lignée, de solitude cosmique. Le sujet de Picabia ne se construit pas à partir d’une origine ; il s’impose dans un espace symbolique désaffilié. Ce « Je suis là » est spectral, mais ferme. Il occupe un lieu sans revendication d’identité, sans filiation, sans nom. Il est une présence sans ancrage.


Enfin, dans L’Empereur de Chine (1916), Georges Ribemont, Dessaignes met en scène un silence. Le personnage, titre ne parle pas. Il ne fait presque rien. Mais il est là, au centre d’une scène absurde, où sa simple existence devient événement. Ce silence n’est pas vide : il est l’énonciation d’une présence sans parole. Le sujet ne parle pas, mais il se fait entendre par sa seule exposition.


Ces œuvres ne proposent pas une clinique du sujet. Elles ne prétendent pas interpréter ni soigner. Mais elles révèlent, dans une configuration historique précise, l’existence d’un espace symbolique où un sujet peut encore apparaître sans passer par les médiations classiques du langage. Ce que Dada montre, c’est que le « Je suis là » peut se dire en dehors de tout système. Il peut se manifester dans le rythme, dans l’absurde, dans la désarticulation.


Ce constat est d’autant plus pertinent que la période dans laquelle Dada émerge coïncide avec une désintégration massive des formes sociales de subjectivation. La conscription obligatoire, la mécanisation du champ de bataille, l’engagement des femmes dans l’industrie de guerre, la production massive de discours idéologiques, tout cela contribue à une destruction de l’expérience personnelle. Le sujet n’est plus un interlocuteur : il devient une fonction dans un dispositif étatique. C’est précisément dans ce vide que Dada réintroduit une forme minimale de subjectivité. Non comme discours structuré, mais comme insistance d’une existence irréductible.


Ainsi, Dada n’est pas seulement un mouvement artistique. Il est le témoin d’un moment de crise anthropologique, où le langage échoue, mais où la présence humaine cherche encore à se faire entendre. Il est la scène historique où le “Je suis là” devient une forme possible de résistance existentielle. Ce que Dada a produit par le corps, la voix, le silence, la psychanalyse du Seuil peut aujourd’hui le penser : le sujet commence par être là — même quand il n’a pas encore les mots pour le dire.

 

Ce que la psychanalyse historique et les champs philosophiques ont frôlé mais laissé sans nom

La notion de « Je suis là » comme seuil premier de subjectivation n’a jamais été formalisée dans le corpus psychanalytique classique. Pourtant, elle affleure dans les textes, les cliniques et les tensions philosophiques du XXe siècle. Elle est pressentie, traversée, parfois invoquée sans être identifiée. Cette section examine comment certains auteurs majeurs , Freud, Jung, Lacan, Camus et Yalom , ont rencontré cette présence minimale, sans jamais lui attribuer le statut d’une instance psychique fondamentale.


Freud : primat du conflit, absence du seuil

Chez Freud, la structuration du sujet repose sur la dynamique conflictuelle entre les instances du Ça, du Moi et du Surmoi (Freud, 1923, Das Ich und das Es). Le sujet est défini par ses refoulements, ses compromis, ses retours du refoulé. Aucune place n’est accordée à un moment de surgissement silencieux, à une simple tenue d’être.


Dans Au,delà du principe de plaisir (Freud, 1920, p. 35,39), il évoque la compulsion de répétition comme une fonction antérieure à la symbolisation, mais il ne théorise pas la possibilité d’une présence muette et insistante. L’enfant du fort/da devient l’illustration d’un jeu de maîtrise de l’absence, mais non d’un sujet qui cherche à être reconnu sans parler. Freud entend ce qui revient dans le langage ; il ignore ce qui insiste sans s’y inscrire.


Jung : totalité sans seuil

Carl Gustav Jung développe la notion de Soi comme totalité du psychisme, intégration de l’ombre et de la persona, orientation téléologique du sujet vers l’unité (Jung, 1928, Types psychologiques, p. 118,123 ; Jung, 1951, Aion, p. 23,28). Mais cette totalité suppose déjà une différenciation interne, une narration symbolique et une trajectoire.


Le Soi jungien est un mythe d’achèvement, non une scène d’apparition. Il ne pense pas le sujet comme présence nue dans le lien. Dans L’homme à la découverte de son âme (Jung, 1931, p. 52), il évoque des formes d’intuition préverbale, mais sans jamais leur conférer de statut autonome. L’archaïque, chez lui, est un matériau à intégrer, non un seuil à entendre. Le « Je suis là » ne trouve donc pas de place dans son système, qui privilégie la croissance vers la totalité.


Lacan : le sujet représenté, mais pas situé

Jacques Lacan, dans sa relecture de Freud par le structuralisme, formalise le sujet comme représenté par un signifiant pour un autre signifiant (Lacan, 1957, La direction de la cure, in Écrits, p. 587). Il introduit la coupure, la division, l’aliénation. Le sujet n’est jamais pur, jamais présent : il est effet du langage.


Dans son séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Lacan, 1964, p. 253), Lacan distingue le sujet du cogito cartésien en soulignant que « ce n’est pas parce que je pense que je suis, mais parce que je suis représenté que je suis divisé. » Cette perspective rend impossible la reconnaissance d’un sujet non encore représenté, non encore divisé, mais déjà présent dans le lien. Le silence, chez Lacan, est immédiatement structuré comme « hors,symbolique » : il devient jouissance ou forclusion (Lacan, 1975, Le Séminaire XX, p. 65), mais jamais adresse minimale d’un sujet en seuil.


Camus : présence vécue, instance manquée

Albert Camus, dans Le mythe de Sisyphe (1942), propose une philosophie de l’absurde fondée sur l’écart entre l’appel humain au sens et le silence du monde. Il décrit Sisyphe comme une figure de l’homme moderne, condamné à une tâche absurde mais capable d’en affirmer la présence : « Il faut imaginer Sisyphe heureux » (Camus, 1942, p. 123).


Dans cette formulation, le « Je suis là » est vécu, incarné dans le geste sans fin, mais il n’est jamais formalisé comme tel. Camus reste dans l’ordre éthique, voire esthétique, d’un sujet qui accepte l’absurde, sans jamais penser la structure subjective de son apparition dans l’adresse. Meursault, dans L’Étranger (1942), s’avance vers la mort sans récit intérieur, mais le texte n’ouvre pas vers une théorie de l’inscription silencieuse. La parole absente y devient style, mais non instance.


Yalom : présence clinique, mais sans topologie

Irvin Yalom, dans Thérapie existentielle (1980), identifie quatre angoisses fondamentales de la condition humaine : la mort, la liberté, l’isolement, l’absence de sens. Il propose une clinique de la présence, de l’alliance thérapeutique, du silence habité. Dans Le bourreau de l’amour (1989), il insiste sur l’importance d’« être là » pour l’autre. Mais cette présence est pensée comme outil thérapeutique, non comme structure fondamentale du sujet en émergence.


Le sujet qui « est là » sans parler n’est jamais reconnu comme tel. Il est supporté, entendu, mais non identifié comme une instance. Yalom donne une éthique, mais pas une topologie. Il soigne, mais il ne théorise pas la présence sans représentation.

 

 

Tous ces auteurs , Freud, Jung, Lacan, Camus, Yalom , ont frôlé le « Je suis là ». Ils en ont touché les bords : dans l’effondrement, dans le silence, dans l’adresse. Mais aucun ne l’a nommé comme instance. Les raisons sont diverses : priorité au langage, oubli du corps, refus du silence comme lieu d’inscription, fascination pour la représentation.

La psychanalyse du Seuil propose aujourd’hui de nommer cette zone, non comme un moment passager, mais comme structure inaugurale du Sujet vivant.

 

Bibliographie

Camus, A. (1942). Le mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard.

Camus, A. (1942). L’Étranger. Paris : Gallimard.

Freud, S. (1920). Au,delà du principe de plaisir. In : Essais de psychanalyse (trad. J. Rivière). Paris : Payot, 1927.

Freud, S. (1923). Le Moi et le Ça. In : Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1927.

Jung, C. G. (1928). Types psychologiques. Paris : Georg.

Jung, C. G. (1931). L’Homme à la découverte de son âme. Paris : Buchet,Chastel, 1964.

Jung, C. G. (1951). Aïon : Études sur la signification du Soi. Genève : Georg.

Lacan, J. (1957). La direction de la cure et les principes de son pouvoir. In : Écrits. Paris : Seuil, 1966.

Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.

Lacan, J. (1975). Le Séminaire, Livre XX : Encore (1972,1973). Paris : Seuil, 1975.

Yalom, I. D. (1980). Existential Psychotherapy. New York : Basic Books.

Yalom, I. D. (1989). Love’s Executioner and Other Tales of Psychotherapy. New York : Basic Books. (trad. fr. : Le Bourreau de l’amour. Paris : Albin Michel, 1990)

 

Naissance d’une nouvelle instance : la psychanalyse du Seuil et le sujet apparaissant

La psychanalyse du Seuil propose aujourd’hui d’introduire une instance jusqu’ici non théorisée dans les dispositifs classiques : le “Je suis là”. Ni Je, ni Moi, ni Soi, cette configuration constitue un événement d’apparition subjective qui précède l’énonciation, la représentation ou la structuration symbolique. Elle s’inscrit dans une topologie propre, dont la fonction n’est ni de filtrer (comme le Moi), ni de parler (comme le Je), ni de totaliser (comme le Soi), mais simplement de tenir debout dans le lien.


Cette instance se manifeste dans une tension minimale : celle d’un corps, d’un souffle, d’un regard, qui ne signifie rien mais atteste. Il ne s’agit pas d’une présence “à soi”, ni d’un moi corporel constitué, mais d’un état d’exposition primaire. Le sujet n’est pas encore construit, mais il est déjà là, perceptible, adressé à un autre, dans un espace intersubjectif fondamental.


Ce “Je suis là” constitue ainsi une quatrième instance topologique, à ajouter à la triade classique. Il intervient avant le refoulement, avant l’identification, avant la scission symbolique. Il représente la condition de possibilité de toute clinique, mais également le seuil éthique de toute écoute.


Cette présence pré-énonciative a été entrevue par certains penseurs de la transitionnalité, notamment Donald W. Winnicott. Dans Jeu et réalité (1971), il décrit l’aire transitionnelle comme un espace ni intérieur ni extérieur, où le sujet commence à exister dans la relation. Mais même cette conceptualisation suppose déjà un mouvement d’appropriation symbolique. Le “Je suis là” que nous nommons ici est antérieur au jeu, à la représentation, au fantasme. Il est purement positionnel.


De même, Daniel Stern, dans Le monde interpersonnel du nourrisson (1985), identifie plusieurs strates du Self en formation : émergent, noyau, subjectif, verbal. Ce travail remarquable permet de comprendre la complexité des premiers échanges. Mais il ne théorise pas une instance qui ne serait pas encore un “self”, mais simplement une adresse nue, sans intentionnalité ni cognition.


Le “Je suis là” n’est pas un moi archaïque, ni un schéma corporel en construction, ni une trace du préverbal à intégrer. Il est un seuil d’insistance. Il ouvre le sujet, le pose dans le monde sans l’insérer dans une narration. Il ne dit rien, mais il est reçu, et ce seul fait le constitue.


C’est pourquoi la psychanalyse du Seuil repose sur une clinique spécifique : celle du silence, de l’apparition, de la résonance. Dans ce cadre, l’analyste ne cherche pas à interpréter, ni à faire parler. Il soutient une présence. Il reconnaît un sujet qui ne se représente pas, mais s’adresse.


Cette instance permet également de reconfigurer les formes de subjectivité invisibilisées dans les cadres psychanalytiques traditionnels : les patients non,verbaux, les sujets traumatisés précocement, les figures du retrait radical. Dans ces cas, il ne s’agit pas de restaurer une capacité à parler, mais de reconnaître l’apparition comme telle.


La psychanalyse du Seuil propose ainsi une réécriture du cadre :

  • Le symptôme n’est plus l’entrée unique

  • Le transfert n’est plus fondé sur l’interprétation, mais sur la reconnaissance d’un état d’être

  • L’éthique ne consiste plus à faire parler, mais à soutenir l’existence d’un sujet non encore constitué.


Enfin, cette instance permet de relier des champs jusqu’ici disjoints :

  • La clinique du bébé et celle du trauma

  • L’esthétique du silence (Dada, théâtre de l’absurde) et la pratique analytique

  • La phénoménologie de l’existence et la topologie psychanalytique.


Ce que Freud, Lacan et Yalom ont frôlé sans nommer, ce que les Dadaïstes ont hurlé sans structurer, la psychanalyse du Seuil l’inscrit comme une instance première : le point d’apparition du Sujet dans le champ commun. Non pas le point d’origine du langage, mais le lieu du premier souffle reçu.

 

Bibliographie

Stern, D. N. (1985). Le monde interpersonnel du nourrisson. Paris : PUF, 1991.

Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975.

 

Formaliser une instance, ouvrir un champ

Cet article a proposé l’introduction d’une nouvelle instance dans l’économie psychique : le “Je suis là”, conçue comme seuil d’apparition du sujet dans un espace intersubjectif, antérieurement à toute formulation langagière ou représentation symbolique. Cette instance, non thématisée par la psychanalyse freudienne ou lacanienne, mais pourtant observable dans la clinique et dans certaines formes esthétiques, se distingue du Moi, du Je et du Soi par sa nature minimale, pré-discursive, adressée mais non énoncée.


Dans un premier temps, nous avons établi que les théories psychanalytiques classiques , notamment celles de Freud (1923), Lacan (1964), Jung (1951) , ne disposent d’aucune structure conceptuelle pour penser une présence avant le langage. Le Sujet y est systématiquement défini par sa position dans une chaîne signifiante, un conflit intrapsychique ou une orientation symbolique. Le silence, l’absence de mot, l’apparition corporelle ne sont jamais considérés comme des fondements, mais toujours comme des effets ou des lacunes.


Nous avons ensuite démontré que le “Je suis là” pouvait être observé cliniquement dans des situations où le sujet ne parle pas, mais insiste dans le lien : chez le nourrisson, dans certaines formes de psychose, ou dans des états post-traumatiques extrêmes. Ce seuil ne constitue pas une étape passagère, mais une forme structurante : un événement d’adresse sans contenu, une présence maintenue sans signification.


L’analyse des œuvres du mouvement Dada a permis d’ancrer historiquement ce phénomène. Nous avons montré que les productions de Ball (1916), Tzara (1916), Picabia (1918) et Ribemont,Dessaignes (1916) pouvaient être lues comme des formes brutes du “Je suis là” : cris sans syntaxe, silences exposés, gestes absurdes mais insistants. Ce corpus offre une matérialisation artistique de ce que la psychanalyse historique, pourtant contemporaine, n’a pas su penser : une subjectivité sans structure, mais avec adresse.


Nous avons enfin établi une distinction nette entre le “Je suis là” et les concepts limitrophes de l’aire transitionnelle (Winnicott, 1971) ou du self émergent (Stern, 1985). Contrairement à ces notions, qui restent inscrites dans une dynamique de construction du Moi ou d’intégration du symbolique, le “Je suis là” n’est pas une étape, mais une instance en soi. Il ne mène pas vers le langage ; il fonde le lien.


La psychanalyse du Seuil, en proposant ce concept, ne remplace pas les théories existantes. Elle en réoriente les fondements. Elle affirme que le sujet ne se constitue pas seulement dans la division signifiante, le refoulement ou la projection, mais dans un acte d’être au sein d’un espace partagé. Cet acte n’est pas réflexif. Il est tenue. Respiration. Posture. Adresse silencieuse.

 

Cette reconfiguration a des implications théoriques et cliniques.

Théoriquement, elle invite à penser une topologie du sujet à quatre instances :

  1. le Moi comme contenant,

  2. le “Je suis là” comme seuil,

  3. le Je comme position apte à énoncer,

  4. le Soi comme axe gravitationnel.


Cliniquement, elle permet d’aborder les sujets non parlants, les structures dissociées, les formes de retrait, non plus comme manques à combler, mais comme présences à reconnaître.

 

Enfin, cette formalisation ouvre une voie interdisciplinaire : elle relie la psychanalyse à la phénoménologie, à la linguistique de l’adresse, aux arts performatifs, à l’anthropologie du rituel et même à certaines épistémologies contemporaines du code. Elle permet de dire, dans des langues différentes, mais avec la même force : avant de parler, j’étais là.


Cette présence ne relève pas de l’ontologie, mais de l’éthique. Elle ne dit pas ce que je suis, mais ce que je rends possible par ma seule insistance.


En donnant à cette instance un nom, une fonction et un lieu, la psychanalyse du Seuil rend visible une figure du Sujet longtemps ignorée : le sujet apparaissant.

 






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