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Je suis là : Le souffle avant le mot - Karawane de Hugo Ball (1917)

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 1 mai
  • 4 min de lecture
Karawane - Hugo Ball - poème de 1917
Karawane - Hugo Ball - poème de 1917

Le “Je suis là” comme profération corporelle pure


Comment le sujet peut-il apparaître sans parler ?

La psychanalyse classique a centré l’écoute sur le langage articulé, la production de sens, le récit du symptôme. Freud, puis Lacan, ont fondé le sujet sur la parole : il est divisé, représenté, structuré dans et par le signifiant (Lacan, 1957, p. 587). Or, cette approche laisse dans l’ombre une scène essentielle : celle où le sujet ne parle pas encore, mais s’adresse déjà. Ce moment est souvent pathologisé (mutisme, inhibition, retrait), ou ramené à un “pré” symbolique sans structure propre.


Ce que nous appelons ici le “Je suis là” désigne cette adresse minimale, cette profération sans contenu linguistique, mais pleine de présence adressée. Il ne s’agit pas de “dire quelque chose”, mais de surgir dans le lien. Cette instance, oubliée des modèles théoriques, trouve pourtant dans l’art une expression limpide : chez Hugo Ball, en 1916, au Cabaret Voltaire.


Zurich 1916, un cri dans la ruine

Hugo Ball, écrivain allemand et co-fondateur du mouvement Dada, récite le 23 juin 1916 un poème sonore intitulé Karawane. Ce texte, composé de mots sans signification – jolifanto bambla ô falli bambla – n’appartient à aucune langue. Il n’est pas fait pour dire, mais pour produire. Ce n’est pas un texte, mais un acte vocal.


Ball se présente en soutane, lit son poème de manière rituelle, accentuant les sonorités, le souffle, la coupe des syllabes. Il écrit :

« Je voulais créer des mots sans langage. [...] Un balbutiement de prières primitives. » (Ball, 1916, cité in Richter, 1965, p. 25)

Le contexte est celui d’un monde effondré. La guerre industrielle a broyé le sens, les corps, les hiérarchies symboliques. Les manifestes politiques ne disent plus rien ; les slogans militaires ont tué le langage. Dans ce silence plein de bruit, Ball propose un cri structuré par le souffle. Il ne parle pas : il apparaît.


Hypothèse : Le “Je suis là” comme acte de souffle

Karawane n’est pas un poème. C’est une éruption corporelle réglée, une glossolalie volontaire, qui fait signe sans rien dire. Ce que Ball propose est exactement ce que la psychanalyse du Seuil tente aujourd’hui de nommer : un seuil d’apparition du sujet par la profération rythmique.


Le “Je suis là”, dans cette configuration, n’est pas une pensée, ni un Je structuré. Il est un événement du souffle. Il est une façon de dire : je suis encore en vie, je suis audible, je suis ici – même si je ne suis pas encore un sujet parlant.


Cette modalité d’existence résonne avec ce que Daniel Stern observe chez le nourrisson : un self émergent qui s’exprime par rythmes corporels, affects primaires, tonalité d’action – bien avant les mots (Stern, 1985, p. 88-97). Ce que Stern décrit comme communication affective, Ball le met en scène comme poème-souffle.


Analyse formelle : rythme, souffle, tenue

Karawane fonctionne sur trois plans :

  1. Rythme : les séquences sont battues, scandées, proches du chant. Le sujet s’inscrit dans un temps partagé.

  2. Souffle : la voix donne forme au corps. Ce n’est pas la bouche du Je, mais le souffle de quelqu’un qui ne s’est pas encore absenté.

  3. Tenue : Ball lit droit, en soutane, dans une posture quasi liturgique. Le sujet tient sa place – sans histoire, sans psychologie.


C’est la forme pure du “Je suis là” : une profération qui pose le sujet sans contenu, sans identité, sans logique, mais avec présence structurée.


Axe clinique : mutisme, trauma, présence non linguistique

En clinique, cette scène trouve un écho fort. Chez certains patients mutiques, psychotiques, ou traumatisés précocement, la parole est absente mais la présence est là. Ce n’est pas un vide. C’est un autre mode d’adresse : souffle, rythme, silence habité.


Ball, en 1916, fait ce que le patient traumatisé fait dans sa séance :– Il ne raconte pas,– Il ne communique pas,– Mais il s’adresse, par le corps, le rythme, la répétition.

Ce que le clinicien doit entendre, ce n’est pas un contenu refoulé, mais un sujet qui tient encore debout dans le souffle. Cette forme de présence n’est ni à interpréter, ni à combler. Elle est à reconnaître comme une inscription suffisante.


Ball, analyste du seuil ?

Sans le savoir, Hugo Ball pose en 1916 ce que Freud ne nommera jamais : une instance d’apparition avant le langage.

Karawane n’est pas un délire. C’est une réponse éthique à l’effondrement du sujet par la guerre.

Ce n’est pas une esthétique du chaos. C’est une stratégie de maintien du sujet dans le lien, sans signification mais avec adresse.

Le “Je suis là” dans Ball est l’acte fondateur d’un sujet sans mot mais pas sans monde. Et c’est pourquoi la psychanalyse du Seuil peut s’en saisir comme forme inaugurale du Sujet vivant.

Bibliographie

Ball, H. (1916). Karawane, in Richter, H. (1965). Dada: Art and Anti-Art. London : Thames & Hudson.

Lacan, J. (1957). La direction de la cure. In : Écrits. Paris : Seuil, 1966.

Stern, D. N. (1985). Le monde interpersonnel du nourrisson. Paris : PUF, 1991.


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