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Du Carré au Cercle : de l’icône vide à la forme fossile — Ce que la psychanalyse du Seuil peut encore entendre dans la répétition froide

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 24 mars
  • 14 min de lecture

Que reste-t-il du seuil lorsque la forme se répète sans tension ?


Cette question, que nous posons ici, ne relève pas de la provocation intellectuelle, ni même d’une dialectique esthétique usée jusqu’à la corde.


Elle est née d’un constat — clinique, perceptif, presque physique : celui d’une neutralité devenue hégémonique. D’un monde saturé de formes sans faille, d’images sans vacillation, de dispositifs artistiques si bien lissés qu’ils ne laissent plus rien passer.


Au centre de ce constat : un cercle noir. Celui qu’Olivier Mosset peint, répète, rejoue inlassablement entre 1966 et 1974. Deux cents toiles, rigoureusement identiques. Même fond blanc. Même diamètre. Même centrage. Même refus de toute variation. Rien ne change, sauf la répétition. Et c’est dans ce rien, justement, que quelque chose commence à gronder. Mais pour entendre cette rumeur, il faut d’abord se retourner. Regarder en arrière. Vers un autre noir. Un autre geste.


Le Carré noir de Kazimir Malevitch, en 1915.

Un carré suspendu dans le vide, mais traversé par toutes les tensions : religieuse, politique, existentielle, perceptive. Une forme radicale, mais qui ouvrait un seuil. Une icône vidée, mais encore vibrante. Entre le Carré noir et le Cercle noir, il y a une filiation formelle. Mais aussi une rupture. Un silence. Une mutation du regard.


Malevitch posait une absence qui faisait appel. Mosset, lui, pose une présence qui ne veut rien. Et pourtant — quelque chose insiste. Une mémoire de seuil, peut-être. Une trace fossile. Une tension résiduelle qui ne se donne plus, mais qui résiste. C’est cette tension muette que nous voulons ici interroger.


Hypothèse : lorsque la forme devient répétition, le seuil — qui suppose une bascule, une tension, une brèche — semble s’effondrer. Mais cet effondrement lui-même peut produire une nouvelle scène. Non plus une scène de passage, mais une scène d’impossibilité. Et cette impossibilité, à son tour, devient un objet clinique, un lieu d’observation, peut-être même une zone de relance du sujet.


Nous poserons donc trois questions, essentielles à notre démarche :

Que devient un seuil lorsqu’il se répète sans tension ?

Le Cercle noir de Mosset est-il une reconfiguration froide du Carré noir de Malevitch — ou son effacement par automatisme ?

Une psychanalyse du Seuil peut-elle encore opérer dans la neutralité systématique d’un monde qui ne veut plus ni rupture, ni passage, ni trouble ?


Nous abordons ici une œuvre (ou plutôt un geste) qui a marqué l’histoire de l’art minimal et conceptuel, mais que nous lirons depuis un autre lieu : celui de la psychanalyse du Seuil, cette approche clinique qui explore les instants de vacillement, les formes du passage, les tensions perceptives où le sujet est obligé de se réajuster.


Chez Malevitch, le seuil est chargé, tendu, mystique. Chez Mosset, il semble désactivé, froid, vide. Et pourtant, il y a une rumeur. Une persistance. Une chose qui insiste. C’est cette chose, sans nom, que nous allons suivre à la trace.


Nous commencerons par une analyse formelle et contextuelle du Cercle noir, dans sa logique de répétition et de neutralité. Puis nous confronterons les deux formes noires — Malevitch et Mosset — dans leur tension silencieuse, pour finir sur une interrogation centrale : La psychanalyse du Seuil peut-elle survivre dans un monde sans faille ?

  

I. Le Cercle noir : répétition, neutralité, insistance

Olivier Mosset n’a pas peint un tableau. Il en a peint deux cents. Identiques. Non pas semblables. Identiques. Même format (100 × 100 cm). Même fond blanc. Même cercle noir parfaitement centré, au pinceau. Rien ne bouge, rien ne varie, rien ne déborde. On pourrait croire à une machine. Mais non — chaque toile est faite à la main. Ce détail n’est pas anecdotique : il constitue le paradoxe central de Mosset. Une volonté d’effacement, mais faite à la main. Une présence affirmée par la négation. Une insistance tautologique, mais organique.

 

Nous sommes à Paris, à la fin des années 1960. Le surréalisme a sombré dans ses rêveries flétries. L’abstraction lyrique s’essouffle dans ses pathos tardifs. Le pop art a déjà saturé la surface du monde d’objets rehaussés d’ironie. C’est alors qu’émerge un collectif discret mais décisif : BMPT — acronyme de Buren, Mosset, Parmentier, Toroni. Ces quatre artistes refusent le style, le sujet, l’expression. Ils veulent purger la peinture. La rendre à elle-même. La désinfecter des discours, de la subjectivité, du spectaculaire.

 

Mosset, dans ce cadre, choisit la forme la plus élémentaire possible : un cercle noir sur fond blanc. Ce n’est ni une cible, ni un œil, ni un symbole. Il rejette toute interprétation. Ce cercle, selon ses propres termes, « n’est pas sur quelque chose, il est quelque chose ». L’œuvre cesse de représenter. Elle ne signifie plus. Elle devient une présence brute, affirmée, insistante — presque violente dans sa neutralité.


Mais cette neutralité est trompeuse. Car à force de répétition, le rien devient quelque chose. Le vide devient masse. Le silence devient bruit de fond. Ce qui voulait s’effacer revient comme une rumeur. Un cercle noir, peut-être, ne dit rien. Mais deux cents cercles noirs — rigoureusement identiques — finissent par crier. Non pas un message, mais une pression visuelle, une saturation. Une angoisse douce, mais réelle.


C’est ici que la psychanalyse du Seuil trouve son terrain : ce moment où l’absence programmée devient une présence imposée.

 

Ce que Mosset voulait éliminer — la charge symbolique, le transfert, le regard — revient par l’insistance même du geste. La logique de BMPT repose sur un postulat : l’artiste ne doit plus être un sujet, mais un opérateur. Le tableau ne doit plus raconter, mais simplement exister. La forme ne doit plus émouvoir, mais juste se poser là.


Ce geste, chez Mosset, n’est pas dénué de noblesse : il porte en lui la fatigue d’un siècle d’images, le refus d’une énième narration peinte. Mais il engendre aussi une impasse : l’œuvre cesse d’être un seuil. Elle devient un mur.

Et pourtant — malgré tout — quelque chose insiste.

 

Le cercle noir, répété, repris, exhibé jusqu’à l’absurde, devient une obsession formelle. Il revient, comme une tache. Comme un point noir dans l’œil de l’observateur. Il ne se laisse plus oublier. Ce n’est plus l’œuvre qui parle, c’est l’insistance elle-même. Ce n’est plus la toile qui dit quelque chose, mais l’accumulation qui fait symptôme.

 

Dans cette série, il n’y a aucun crescendo, aucune variation, aucun développement. Le cercle ne grandit pas. Il ne tourne pas. Il ne respire pas. Mais c’est précisément cela qui produit un effet clinique : le sujet est piégé dans un espace où le changement est interdit, mais où l’œil continue de chercher.


Lacan disait : « Le Réel, c’est ce qui revient toujours à la même place. ». Le cercle de Mosset est ce Réel. Il revient. Il occupe. Il clôture.

Alors, est-ce encore de la peinture ? Est-ce encore un espace de seuil, de passage, d’ébranlement subjectif ? Ou bien sommes-nous face à une désactivation totale de la forme, une pure tautologie sans tremblement ?


Et si c’était justement cette absence de tremblement qui faisait trembler ? Un cercle noir, cent fois, mille fois — sans affect, sans voix — devient le lieu d’une tension paradoxale : une tension sans événement. Un point de fixité absolue dans une époque saturée de mouvement. Une neutralité si parfaite qu’elle finit par brûler les yeux.


C’est cela, peut-être, que Mosset n’a jamais avoué : Que son geste, derrière la froideur, est un cri. Un cri d’ennui, d’épuisement, d’exigence impossible.

Et dans ce cri sans voix, la psychanalyse du Seuil reconnaît un lieu. Un lieu aride, désaffecté, mais encore vibrant — d’un tremblement fossile.

 

II. Malevitch / Mosset : duel silencieux, formes mortes et restes vibrants

Le Carré noir de Malevitch est une absence qui rayonne. Le Cercle noir de Mosset est une présence qui s’éteint. Et dans ce retournement silencieux, c’est toute la logique du seuil qui vacille.

 

En 1915, dans une Russie en guerre, Kazimir Malevitch expose pour la première fois son Carré noir sur fond blanc à Pétrograd, dans la célèbre exposition 0,10 (zéro-dix). L’œuvre est suspendue dans un angle haut de la salle, à la place traditionnelle de l’icône orthodoxe. Ce geste, souvent réduit à un formalisme avant-gardiste, est en réalité une explosion religieuse et politique. Le carré noir devient une anti-icône, un objet de tension mystique, une faille dans le visible, mais qui continue de porter — en creux — la charge sacrée de ce qu’il abolit.

Comme l’écrit Malevitch lui-même dans Le Suprématisme. Le Monde sans objet,

« Le carré est un visage sans image, une icône de la sensation pure. » (Malevitch, 1927/2003, p. 84)

 

Nous sommes loin de l'abstraction décorative : le Carré est un seuil, une figure vide, mais toujours tendue entre le visible et l’invisible. Il ne montre rien, mais il aspire. Ce vide noir agit comme un trou actif, une blessure dans l’image qui laisse passer quelque chose. L’œil n’y trouve aucun repère, mais il ne peut s’en détacher. La tension est maximale : elle ne réside pas dans la composition, mais dans l’expérience perceptive et existentielle du spectateur.


C’est cette logique que Mosset, cinquante ans plus tard, semble abolir. Son cercle noir est, en apparence, tout aussi réduit : une forme géométrique simple, centrée, sans sujet. Mais ici, le vide n’aspire plus. Il ne tend plus. Il ne demande rien. Il se répète, mécaniquement, sans tremblement. Lorsque le Carré ouvrait, le Cercle clôt. Là où Malevitch suspendait le sens dans une attente mystique, Mosset désamorce l’œuvre dans une répétition industrielle.

 

Et pourtant. La psychanalyse du Seuil nous oblige à ne pas trancher trop vite. Car même dans la répétition froide, quelque chose survit. Un reste. Une vibration fossile. La forme elle-même — noir sur blanc, centrée, géométrique — continue d'agir sur le regard. Elle ne produit plus de désir, peut-être, mais elle génère une fatigue, une insistance, un état de saturation neutre qui, paradoxalement, recrée une scène.

Non plus une scène de passage, mais une scène de blocage.

 

Dans une lecture lacanienne, cela renvoie à ce que Lacan appelle “l’objet a sidéré” — cet objet qui, au lieu d’entretenir le désir, le fige (Lacan, 1962–63/2004). Dans le Séminaire X (L’Angoisse), Lacan précise que l’objet a peut devenir un obstacle à la relance du sujet, lorsqu’il cesse d’être perdu. Le Cercle noir, répété à l’identique, fonctionnerait alors comme un objet a non manquant, toujours là, toujours identique — et donc inopérant pour le désir, mais obsédant pour le regard.

 

Jung, de son côté, aurait vu dans ce cercle une forme archétypale de totalité. Le cercle est, pour lui, le mandala par excellence, symbole d’unité intérieure, d’harmonisation du moi et du soi (Jung, 1950/1976). Mais ce que Mosset propose, c’est un mandala sans centre — un mandala industriel, vidé de son contenu spirituel. Une coquille vide. Et c’est peut-être ce vide, précisément, qui devient inquiétant.

 

Dans ce face-à-face — Carré noir contre Cercle noir — deux époques s’affrontent. Le suprematisme russe, au seuil de la révolution, croit encore à une métaphysique de la forme. L’abstraction n’est pas décor, elle est transcendance active. Le conceptualisme des années 1960, en revanche, hérite de la mort de Dieu, de la mort de l’auteur, de la neutralisation de l’observateur. Et Mosset, au sein de BMPT, ne veut plus croire. Il veut faire. Il veut montrer la peinture comme peinture — rien de plus.


Mais la psychanalyse du Seuil, encore une fois, vient interroger cette prétention : Peut-on vraiment effacer toute tension ? Peut-on annuler le seuil ? Ou bien le seuil, même vidé, continue-t-il de vibrer comme une trace résiduelle ?


Car même un geste d’annulation — répété à l’infini — finit par produire un excès. Un excès de neutralité. Une saturation du vide. Une forme de tautologie pesante.


C’est ici qu’intervient la notion cruciale du « reste » : ce qui n’est pas voulu, pas visé, pas interprété — mais qui insiste, malgré tout. Chez Malevitch, le reste est une tension vers l’invisible. Chez Mosset, le reste est une persistance mécanique, une forme close qui, à force de revenir, finit par hanter.


Et c’est ce reste, cette insistance muette, que nous devons considérer non comme un échec du seuil — mais comme sa mutation silencieuse.

 

III. Psychanalyse du Seuil et formes répétées : peut-on encore attendre ?

La psychanalyse du Seuil, dans sa forme la plus pure, ne cherche pas à interpréter ce qui est représenté, ni même à décoder une symbolique préétablie. Elle cherche à localiser l’expérience d’un passage, ce moment précis où la forme vacille, où le sujet perçoit une faille, où le regard se transforme non parce qu’il comprend, mais parce qu’il traverse. Le Seuil est ce lieu instable, tendu, où le sujet n’est pas encore de l’autre côté, mais ne tient déjà plus là où il était.

 

Dans cette optique, le Carré noir de Malevitch était un seuil actif. Il n’était pas seulement vide : il organisait le vide, il le posait comme expérience perceptive, spirituelle, politique. L’absence d’image devenait tension. L’œil ne pouvait s’y reposer, mais ne pouvait s’en détourner non plus. Une tension verticale, presque sacrée, se déployait — entre le regard, l’histoire, et l’attente d’un surgissement.


Mais que reste-t-il de cette tension quand la forme devient purement répétitive ? Que produit une image qui refuse tout écart, tout tremblement, toute promesse ? Peut-on encore y entendre une voix — ou seulement le silence d’un système fermé ?


Les Cercles noirs d’Olivier Mosset ne cherchent pas à être interprétés. Ils ne sont pas à lire, mais à voir. Et même cela, ils le refusent presque. Car à force de répétition, le regard n’a plus d’accroche. L’œil ne circule plus. Le sujet ne désire plus. Il est pris dans un champ de vision où rien ne varie, rien ne glisse, rien ne cède.


Mais ce champ, précisément, n’est pas neutre. Il est cliniquement structuré.

 

En psychanalyse, la répétition est toujours ambivalente. Elle peut être signe de trauma, tentative de maîtrise du réel, ou simple économie de l’appareil psychique. Mais lorsqu’elle devient saturation du même, elle peut produire une autre forme de seuil : non plus un passage, mais une impasse, un enfermement du sujet dans un espace sans issue.

 

Le psychanalyste Didier Anzieu a proposé, dans son travail sur le Moi-peau, une lecture fine de ces espaces où la forme devient enveloppe close, contenant psychique devenu mur perceptif (Anzieu, 1985). Le cercle noir, chez Mosset, agit comme une telle enveloppe. Il contient, il borde, il clôt. Il prive le sujet d’un dehors. Il n’ouvre pas. Il referme. Et dans cette fermeture, le sujet est confronté non à l’absence, mais à l’impossibilité même du manque.


Lacan, dans Encore, pousse cette idée plus loin : il montre que ce n’est pas l’absence qui est angoissante, mais la présence sans faille, le Réel brut, non symbolisable (Lacan, 1972–73/1975). Le Cercle de Mosset, répété, invariable, finit par agir comme ce Réel — ce qui ne peut être ni dit, ni traversé, encore moins symbolisé. Et donc ce qui provoque non pas l’émotion, mais la sidération.


Il y a là un paradoxe majeur : Malevitch provoquait une tension par l’absence. Mosset, lui, provoque une anesthésie par la présence absolue. Et cette anesthésie, si elle échappe à l’émotion, ne laisse pas le sujet indemne pour autant.

 

Jung, dans Les archétypes de l’inconscient collectif, soulignait que l’imaginaire collectif peut se rigidifier, se figer dans des formes mortes, qui hantent au lieu de guider (Jung, 1954/1980). Le mandala vide, le cercle répété, devient alors l’ombre d’une totalité perdue. Un simulacre d’ordre, devenu piège perceptif.

 

Mais dans la psychanalyse du Seuil, même les pièges ont un sens. Car ils produisent une scène. Une scène d’effondrement, certes. Mais une scène.

Et cela change tout.

 

Le spectateur, face au Cercle noir répété, peut subir l’absence d’appel. Mais il peut aussi, à un moment, réagir. Non plus en cherchant un sens, mais en reconfigurant son propre regard. C’est ce que nous appelons un seuil différé : une activation non pas dans l’œuvre, mais dans le sujet, déclenchée par la répétition excessive. Ce n’est plus l’œuvre qui fait seuil. C’est le sujet qui, dans l’épuisement de la forme, retrouve une faille intérieure.

 

Mosset n’a sans doute pas voulu cela. Mais son cercle, en ne laissant plus rien passer, crée un manque — paradoxal — de manque. Et ce manque du manque peut devenir insupportable, fertile, actif.


Alors peut-on encore attendre ? Oui. Mais pas dans la forme. Dans ce que la forme — à force de neutralité — oblige le sujet à reconfigurer en lui.

 

Conclusion

Le Carré noir de Malevitch ouvrait une brèche. Le Cercle noir de Mosset, lui, l’a comblée. Mais dans cette clôture — mécanique, répétitive, neutralisée — une faille invisible a surgi. Non plus un seuil actif, tendu vers l’invisible, mais un seuil fossilisé, figé, devenu surface close où le sujet se cogne. Et pourtant — cela suffit pour que quelque chose insiste.

 

Nous avons traversé deux formes. L’une surgie d’un monde encore traversé par le sacré, les utopies révolutionnaires, les élans mystiques. L’autre émergeant d’un espace où l’image est déjà désactivée, désarmée, dissoute dans la logique industrielle et la neutralité théorique.

Et pourtant — la forme noire persiste. Elle continue d’agir, non plus comme un appel, mais comme un résidu clinique. Une stèle. Un mur. Un miroir aveugle.

 

La psychanalyse du Seuil ne cherche pas à ramener du sens là où il a été banni. Elle prend acte du silence. Elle l’écoute. Elle s’enfonce dedans. Elle cherche à comprendre ce qui fait encore seuil quand plus rien ne traverse.


Le cercle répété ne dit rien. Mais à force de ne rien dire, il finit par parler autrement. Non pas à l’intelligence. Mais à ce qu’il reste du sujet, quand le désir s’est épuisé, que le transfert est rompu, que l’image ne renvoie plus rien. Il agit comme une asphyxie douce, une saturation lente qui oblige à réagir, ou à s’effondrer.


Mosset n’est peut-être pas un destructeur de seuil. Il est son embaumeur. Il fige la forme, la préserve, la rend inoffensive — mais en l’embaumant, il la rend indestructible. Elle est là. Encore. Et le regard, à force d’y revenir, y perçoit autre chose : non plus le seuil comme passage, mais comme trace. Un vestige de tension.

 

Alors oui, peut-être que le cercle, à force de se taire, recommence à dire. Peut-être que le vide, à force d’être plein, recommence à manquer. Peut-être que le seuil, même mort, devient lieu d’exposition clinique.

 

Dans un monde saturé d’images, de discours, de flux, le retour du même — froid, répété, désaffecté — peut redevenir un choc. Non pas un choc spectaculaire. Mais un choc résiduel. Une vibration sourde. Un appel sans voix. Un regard sans image.

Et dans ce silence, quelque chose résiste. Quelque chose qui n’a pas besoin d’être compris. Quelque chose qui se maintient debout, là où même le seuil avait disparu.

 


Bibliographie

Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris, France : Dunod.

Jung, C. G. (1976). Psychologie et alchimie (R. Cahen, Trad.). Paris, France : Buchet-Chastel. (Œuvre originale publiée en 1950)

Jung, C. G. (1980). Les archétypes de l’inconscient collectif (R. Cahen, Trad.). Paris, France : Buchet-Chastel. (Œuvre originale publiée en 1954)

Lacan, J. (2004). Le Séminaire, Livre X : L’Angoisse (1962–1963). Texte établi par J.-A. Miller. Paris, France : Seuil.

Lacan, J. (1975). Le Séminaire, Livre XX : Encore (1972–1973). Texte établi par J.-A. Miller. Paris, France : Seuil.

Malevitch, K. (2003). Le Suprématisme. Le monde sans-objet ou le repos éternel (J.-C. Marcadé, Trad.). Lausanne, Suisse : L’Âge d’Homme. (Œuvre originale publiée en 1927)

 

Auteur: Fabrice Laudrin

Affiliation: Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse (CFAP)

Résumé

Ce texte constitue le compte rendu du séminaire 2/2025 du Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse, tenu à Pont-Aven les 1er et 2 mars 2025. Il propose une lecture croisée du Carré noir de Kazimir Malevitch (1915) et des Cercles noirs d’Olivier Mosset (1966–1974), à travers le prisme de la psychanalyse du Seuil. À partir de la problématique suivante — « Que reste-t-il du seuil lorsque la forme se répète sans tension ? » — l’auteur confronte deux figures majeures de l’abstraction, dans leurs dimensions esthétiques, politiques, cliniques et temporelles. Le Carré noir est lu comme une icône vidée, mais encore vibrante, tandis que le Cercle noir est envisagé comme une forme fossile, saturée de neutralité. L’étude s’appuie sur les apports de Jacques Lacan, Carl Gustav Jung et Didier Anzieu pour explorer ce que produit la répétition froide : désactivation, sidération, mais aussi retour différé du regard. L’article interroge la possibilité d’un seuil post-formel, d’une tension résiduelle ou fossile, agissant non plus dans l’œuvre mais dans le sujet. Il s’agit enfin d’une réflexion sur l’art contemporain comme dispositif clinique, où la neutralité extrême devient symptôme — ou dernier passage.


Abstract

This article is the official report of the 2/2025 seminar of the Franco-Austrian Circle of Psychoanalysis, held in Pont-Aven on March 1–2, 2025. It offers a comparative reading of Kazimir Malevich’s Black Square (1915) and Olivier Mosset’s Black Circles (1966–1974), through the lens of Threshold Psychoanalysis. Based on the central question — “What remains of the threshold when form repeats without tension?” — the author explores two major figures of abstraction, analyzing their aesthetic, political, clinical, and temporal dimensions. The Black Square is interpreted as an emptied icon still charged with spiritual tension, while Mosset’s Black Circle is considered a fossilized form, marked by systematic neutrality. Drawing on the theories of Jacques Lacan, Carl Gustav Jung, and Didier Anzieu, the text examines the psychological effects of repetition: neutralization, visual anesthesia, but also a deferred return of gaze. The article investigates the possibility of a post-formal threshold — a residual or fossil tension — no longer located within the artwork, but within the subject. Ultimately, this is a reflection on contemporary art as a clinical device, in which extreme neutrality functions not as absence, but as symptom — or as a final passage.

 

 

Pour citer cet article :

Laudrin, F. (2025). Du Carré au Cercle : de l’icône vide à la forme fossile — Ce que la psychanalyse du Seuil peut encore entendre dans la répétition froide. Compte rendu du séminaire 2/2025 du Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse, Pont-Aven, 1–2 mars 2025.


Mots-clés

Carré noir ; Cercle noir ; Malevitch ; Mosset ; psychanalyse du Seuil ; seuil esthétique ; répétition ; neutralité ; forme fossile ; art contemporain ; dispositif clinique ; subjectivité

Keywords

Black Square ; Black Circle ; Malevich ; Mosset ; Threshold Psychoanalysis ; aesthetic threshold ; repetition ; neutrality ; fossil form ; contemporary art ; clinical dispositif ; subjectivity


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