Malevitch et Baudelaire : L’Obscénité du Vide
- Fabrice LAUDRIN
- 21 mars
- 3 min de lecture

Il arrive parfois qu’une image ne cherche plus à représenter. Elle s’ouvre. Ou plutôt… elle se ferme si fort qu’on croit l’entendre vibrer. Le Carré Noir de Malevitch n’est pas une forme. C’est une cloche fêlée. Il résonne mal, trop bas, trop sourd. Et pourtant, il insiste. Comme un poème de Baudelaire qui ne s’achève jamais vraiment.
Malevitch ne peint pas. Il rature le visible. Il pose une masse noire sur un fond blanc. Rien d’autre. Et dans cette retenue extrême, quelque chose s’élève. Lentement. Une sensation de seuil. Le regard n’avance plus. Il se suspend. Il flotte dans un entre-deux. Ce n’est plus une toile. C’est un souffle interrompu.
Baudelaire connaissait cet endroit. Il y écrivait. Chaque poème est une descente. Une perte. Une oscillation entre l’envol et la chute. Comme une cloche fêlée qui laisse échapper un son trop pur pour être net. Il ne cherche pas à dire, il cherche à infuser. Le noir n’est pas la fin. C’est un début qui n’ose pas commencer.
Une liturgie sans divin
Le Carré Noir n’est pas un sacrilège. Il est un rituel sans dieu. Une prière sans nom. L’image ne sert plus à voir. Elle devient le lieu même du silence. Malevitch ne détruit pas l’image : il la suspend. Il lui retire le droit de séduire, de raconter, de mimer. Il l’allège jusqu’à ce qu’elle cesse de peser. Et dans cette apesanteur visuelle, quelque chose s’insinue.
Baudelaire murmure au même endroit. Son vers est une corde raide. Un battement d’aile freiné. Il parle d’un noir intérieur, d’un poison lent, d’un gouffre aimanté. Il faut relire La Cloche fêlée, doucement, sans chercher à comprendre. Chaque mot y vibre faiblement, avec un défaut, une fêlure. Et c’est cette faiblesse même qui fait basculer.
Une hypnose par soustraction
Certains remplissent avec compulsion, Malevitch efface avec autant de vertige. Là où la peinture criait, il pose un mutisme obstiné. Mais ce silence n'est pas vide. Il est saturé d'attente. Il oblige à se pencher. À écouter. Et l’on entend alors, au bord du carré, quelque chose comme une plainte sourde. Une fréquence basse. Une onde noire qui ne dit rien mais déstabilise.
Baudelaire fait de même avec le mot. Il le choisit trop grand, trop lourd, trop chargé. Et pourtant, il le laisse suspendu. Il ne l’épuise pas. Il le caresse et l’abandonne. Ce n’est pas de la poésie, c’est une invocation. Une messe noire qui ne dit pas son nom. Une invitation à perdre pied.
Une peinture qui écrit, une poésie qui peint
Le Carré Noir est un poème. Un fragment de phrase oublié sur une page blanche. Une cendre de mot. Malevitch et Baudelaire ne se répondent pas. Ils résonnent dans un même creux. Ils érigent une esthétique du seuil, une hypnose par l’effacement.
Le noir n’est pas leur refuge. C’est leur méthode. Leur drogue lente. Leur voile de brume.
Et pendant que l’œil se perd, que la langue hésite, le silence travaille. L’œuvre n’a pas besoin de finir. Elle agit. Dedans.
Une cloche fêlée continue de sonner. Très bas. Très loin. Mais elle insiste. Et c’est cette persistance-là qui hante.
Bibliographie
Baudelaire, C. (1857). Les Fleurs du Mal. Paris : Poulet-Malassis et de Broise.
Malevitch, K. (1915). Carré noir sur fond blanc [Peinture].Conservée au Musée Russe, Saint-Pétersbourg. Image haute résolution (MoMA NY); Analyse sur Centre Pompidou
Malevitch, K. (1927). Le suprématisme : Le monde sans objet (A. Boissel, Trad.). Paris : Allia, 2002.
Valéry, P. (1932). Regards sur le monde actuel. Paris : Gallimard.