1915, Russie : Malevitch, ou la désincarnation de l’icône
- Karl Morysidès
- 23 mars
- 4 min de lecture

Pourquoi cela n’aurait jamais pu advenir en France, ni ailleurs qu'en Russie ?
En 1915, Kazimir Malevitch expose pour la première fois Carré noir sur fond blanc, suspendu dans l’angle supérieur d’une salle d’exposition à Petrograd, exactement là où l’on place, dans les foyers russes orthodoxes, l’icône familiale, la "krasny ugol" — le "coin rouge", ou "beau coin".
Ce geste n’a rien d’anodin. Il est à la fois une citation, une profanation silencieuse, une opération rituelle inversée. Malevitch n’accroche pas une abstraction. Il remplace Dieu par une forme vide.
À ce moment précis de l’histoire russe, cet acte ne relève ni de l’art ni de la provocation. Il est une réponse. Une réponse à un monde en train de s’effondrer sur lui-même, un monde dont les structures — impériale, religieuse, sociale, cosmique — ne tiennent plus. Et c’est dans ce vide que le Carré noir s’insère. Non pas comme une œuvre, mais comme un seuil.
1915 : Russie impériale en agonie
La Russie, en 1915, est engagée dans la Première Guerre mondiale depuis un an. Elle a perdu plus d’un million d’hommes. Les campagnes sont ravagées par les réquisitions, les villes asphyxiées par la pénurie. Le régime tsariste est au bord de la rupture. Nicolas II, empereur autocrate, est de plus en plus isolé. Il vit retranché dans un monde mystique et délirant, entièrement dépendant des visions de l’"homme de Dieu", le starets Grigori Raspoutine, dont l’influence suscite panique et moquerie dans l’intelligentsia et l’armée (Smith, 2017, p. 224).
Le peuple, quant à lui, oscille entre famine, foi et désespoir. Il prie encore. Il embrasse les icônes. Il remplit les églises. Mais il n’y croit plus vraiment. L’icône est devenue une présence absente, une forme sans réponse. Le clergé, soutenu par l’État, tient encore officiellement, mais son langage ne rencontre plus que des regards usés, résignés. Même au sein de l’Église, des voix se lèvent contre l’incapacité du sacré à s’actualiser face à la violence du monde (Figes, 2002, p. 143).
Le système de sens s’effondre. Et c’est précisément dans cette faille que Malevitch va peindre. Pas pour produire du nouveau. Pour dire que tout est fini.
L’icône renversée
Dans la tradition orthodoxe russe, l’icône n’est pas une image. Elle est une fenêtre vers l’invisible, un pont entre le monde terrestre et le monde céleste (Lossky, 1952, p. 103). Elle n’est pas "représentation", mais présence condensée, chargée de silence, de regard, de verticalité.
Malevitch, qui a grandi dans cet environnement, ne détruit pas l’icône. Il la garde, mais la vide. Il en conserve le format, le cadre, la position sur le mur, mais en retire la figure, le visage, la lumière. Il remplace la "fenêtre sur l’éternité" par une matière opaque, sans profondeur, sans récit, sans espoir. Ce n’est pas une profanation. C’est une désincarnation rituelle. Il rend à l’image son silence. Il la clôture sans colère.
« Le carré est un visage. Mais un visage retourné vers l’invisible. »— Malevitch, note manuscrite non datée (cité in Bowlt, 1976, p. 159)
Ce n’est pas une abstraction. C’est une extraction du divin.
Un acte impossible sans le poids du sacré.
Pourquoi la France ne pouvait pas produire cela
En 1915, à Paris, l’art moderne avance, mais il avance encore dans un monde où la représentation est sécularisée, où le visible est jeu, dérive, langage. Le cubisme est une grammaire. Le fauvisme est un cri. Même l’abstraction de Kandinsky, bien qu’imprégnée de spiritualité, cherche encore à signifier.
La France est laïque. Républicaine. La peinture y est objet de recherche, d’invention, de composition. Mais elle n’a plus de rapport vital à la transcendance.
Il n’y a pas, en France, de silence religieux à vider. Pas de prière figée dans l’image. Pas de coin rouge sur le mur. Donc, rien à renverser.
Le carré noir, en France, aurait été une plaisanterie, une hérésie de salon, une fantaisie d’abstraction. En Russie, il devient un geste eschatologique. Parce que seule la Russie possédait encore des images investies de présence.
Une réponse contextuelle, pas un jalon universel
Il faut cesser d’intégrer les Carrés de Malevitch dans une histoire de l’art "universelle", linéaire, occidentalo-centrée. Ce carré ne répond à aucune problématique esthétique, mais à une crise de sens, à une désintégration du lien entre visible et vérité.
« Je me suis transformé en zéro de forme, et je me suis traîné hors du néant des formes vers la suprématie de la sensation pure. »— Malevitch, Le suprématisme (1927/2002, p. 65)
Ce zéro est le point exact où la peinture devient impossible. Le Carré noir est la trace picturale de ce point.
Et c’est en cela qu’il est universel : par le seuil
Uniquement.
Le Carré de Malevitch n’est pas universel en soi. Il est le seuil d’un effondrement, et c’est ce seuil, cette expérience de vacillement, qui est le seul lieu possible d’universalité.
Ce carré ne dit pas "ceci est art". Il dit : "ceci est le moment où l’art ne peut plus rien dire."
Il est la forme visible de l’invisible qui s’est retiré. Et c’est pour cela qu’il continue à agir. Parce qu’il ne propose rien. Parce qu’il n’attend rien. Parce qu’il reste.
Là.
Suspendu.
Ininterprétable.
Et pourtant exact.
Bibliographie
Bowlt, J. E. (1976). Russian Art of the Avant-Garde: Theory and Criticism, 1902–1934. Thames & Hudson.
Figes, O. (2002). A People’s Tragedy: The Russian Revolution 1891–1924. Penguin Books.
Lossky, V. (1952). L’image dans la tradition orthodoxe. Éditions du Cerf.
Malevitch, K. (2002). Le suprématisme : Le monde sans-objet ou le repos éternel (trad. A. Boissel). Paris : Allia.
Smith, D. (2017). Russia in Revolution: An Empire in Crisis, 1890 to 1928. Oxford University Press.