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Cash ou divan ? Autour du billet de 1 USD à l'effigie de Freud par l'artiste ErB.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 9 févr.
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 15 févr.




À première vue, ça ressemble à un banal billet de 1 dollar. La texture est familière, l’œil glisse dessus comme il glisserait sur une vitrine de bijouterie en plein dimanche matin : distrait, sans insistance. La confiance est totale : on croit connaître la structure, les rouages, les tenants et les aboutissants. Mais, à peine le regard s’attarde, une légère fêlure apparaît dans la mécanique bien huilée. Washington a disparu. Volatilisé. À sa place, Sigmund Freud, sans buste ni cigare, figé dans une posture intemporelle, campé là comme s’il attendait patiemment depuis des décennies qu’on l’appelle enfin à la rescousse.


Pas de détails superflus, pas de mise en scène théâtrale. Juste un visage, flottant, déconnecté de son époque, ramené à sa plus simple expression : un regard énigmatique, à la fois absent et perçant, un œil de chirurgien qui semble vouloir creuser directement dans vos pensées, sans anesthésie ni préliminaires. Il ne fixe pas, il traverse. Freud scrute. Le genre de regard qui vous en dit long sur ce que vous ne voulez pas savoir. Un œil professionnel du désordre intérieur, là où l’argent et le désir se croisent, s’entremêlent, et finissent souvent par s’empoisonner mutuellement.


Parce que l’argent, en psychanalyse, c’est loin d’être un simple outil d’échange. Ça ne change pas seulement de mains, ça change des destins. En soi, l’argent n’a pas d’odeur, mais dans la psyché humaine, il a toujours une petite fragrance subtile : la puissance, la dette, la reconnaissance, parfois même l’amour et la perte. Ce billet signé EB devient un théâtre mental, un théatre d’ombres où se jouent les destinées économiques et psychiques. Car l’argent est aussi une monnaie de l’inconscient, celle qu’on échange dans les silences, les malaises et les petits gestes anodins : nos dettes intimes, nos échanges affectifs, nos désirs refoulés. Sur le divan, il est rarement neutre. Ici, il est surface active, une scène où se croisent le désir et la symbolique, avec un Freud bien planté au centre, tel le gardien d’un étrange carrefour.


Sur la gauche du billet, un canapé rouge, moelleux, un peu trop accueillant pour être innocent. Le fameux divan de l’analyse, la scène du verbe, où l’on dépose son passé en vrac pour tenter d’en tirer une vérité ou au moins une version potable. Et là-dessus repose un cerveau rose, sans crâne pour le protéger. C’est le sujet brut, exposé, l’esprit réduit à l’essentiel, offert à toutes les interprétations. Le rouge, lui, évoque à la fois la passion, l’énergie vitale, mais aussi la douleur de l’exposition, la fragilité de ce qui se dépose là, sous l’œil bienveillant mais implacable de l'archétype du vieux sage.


Mais ne nous y trompons pas. Ce canapé et ce cerveau ne sont pas des meubles et un organe. Ils dialoguent avec la signature EB, là, juste en bas à droite, bien protégée dans son macaron, là où le « E » stylisé s'allonge peinard. Ce « E », à la fois couronne et symbole graphique, est une clé visuelle subtile. Il résonne avec la forme du canapé. Ce n’est pas une simple lettre, c’est le double abstrait du divan, le reflet de l’espace d’accueil, un miroir du réel. Le canapé est tangible, le « E » est une idée. Le premier vous invite à vous allonger, le second ouvre un espace symbolique sans fin, un seuil entre le corps et le langage, une boucle infinie où chaque symbole rebondit sur l’autre.


C’est là que le Trickster de Jung entre en scène. Ah, le Trickster ! Ce joueur invétéré, ce gardien des seuils, toujours en équilibre entre le chaos et l’ordre, entre la subversion et la transformation. Ici, il s’incarne dans la signature EB, précisément dans ce « E » horizontal, toujours un peu hésitant entre couronne ou pont renversé. Le Trickster déteste les choses figées. Il aime ce qui bouge, ce qui glisse, s'accidente, se renverse la tête en bas, ce qui échappe au regard et se transforme dès qu’on croit l’avoir saisi. Le canapé, le cerveau, le « E » horizontal, tout cela devient un jeu d’ouverture et de passage, un carrousel d’interprétations, où rien ne reste jamais vraiment stable.


Et puis, il y a cette inscription : « Take care of your mental health », en rose vif, posée là comme un sourire doux. Une phrase légère ? Pas si sûr. Dans l’air du temps, elle a des accents d’injonction du Surmoi moderne, cette voix suave mais insistante qui vous rappelle que prendre soin de soi est aussi un devoir social. Mais ici, la douceur du rose masque une ironie mordante : l’argent et la santé mentale ne se fréquentent jamais innocemment. Le Trickster sourit encore : Prends soin de toi… mais à quel prix ?


L’œuvre d’ErB, loin d’être un simple clin d’œil pop, se transforme en mandala contemporain. Le billet devient un espace, un lieu où les archétypes de la dette, du soin et de l’échange se rencontrent et se superposent. Freud veille, vieux sage gardien du seuil, tandis que le canapé et le cerveau racontent la transaction intérieure, ce moment fragile où l’on s’abandonne pour se recomposer. Et pendant ce temps, le « E » horizontal continue d’ouvrir des ponts, un seuil visuel vers une transformation continue, un espace de réflexion sans fin.


Et le Trickster, toujours à l’affût, s’assure que rien ne vous soit donné trop facilement. Chaque regard devient un passage. Chaque détail est une invitation à explorer vos propres dettes intérieures, vos désirs enfouis. Freud vous attend, quelque part de l’autre côté, là où l’argent ne se compte plus mais se rêve et se pense, dans un dialogue infini entre le symbolique et le réel.


Ce billet ? Ce n’est plus un simple dollar. C’est un espace à franchir. Vous venez de traverser le pont.


Bibliographie

Freud, Sigmund, Introduction à la psychanalyse, 1916-1917.

Jung, Carl Gustav, L’Homme et ses symboles, 1964.

Lacan, Jacques, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1973.

Anzieu, Didier, Le Moi-peau, 1985.

Laplanche, Jean et Pontalis, Jean-Bertrand, Vocabulaire de la psychanalyse, 1967.

Nasio, Juan-David, Le Livre de la douleur et de l’amour, 1993.

Yalom, Irvin, Et Nietzsche a pleuré, 1992.

Reich, Wilhelm, Analyse caractérielle, 1933.

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