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[Blancage] - La seconde mort du graffiti : la fresque municipale et un tableau de Bruegel l’Ancien

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 4 déc.
  • 4 min de lecture
Pieter Bruegel l’Ancien, extrait du Triomphe de la Mort, vers 1562, Museo del Prado, Madrid.
Pieter Bruegel l’Ancien, extrait du Triomphe de la Mort, vers 1562, Museo del Prado, Madrid.

En contexte urbain, il existe une manière franche de faire disparaître une œuvre sauvage : on passe le rouleau, on blanchit, on remet le mur à zéro. Dans la psychanalyse du Seuil, cette opération s’appelle le blancage. La trace s’efface, la ville retrouve sa peau conforme. Ce n’est qu’une remise à niveau, un retour aux possibles.

Et puis il y a l’autre mort, la plus douce, la plus flatteuse, celle qui arrive sous forme de reconnaissance : félicitations, budgets votés, surfaces impeccables où l’on invite le graffeur à peindre “en vrai”, “en grand”, “en beau”, “pour tous”.


Cette seconde mort ne détruit pas le trait : elle coupe le souffle. Ce qui vivait libre se transforme en image. Ce qui respirait devient fonction — souvent même une action participative de cohésion. Dans la logique des murs, la reconnaissance tue parfois plus sûrement que la censure.


Le blancage, lui, n’a rien de perfide. La ville efface comme elle entretient ses bancs ou ses barrières : parce qu’elle doit maintenir ses surfaces, gérer ses flux, préserver un contrat minimal de coexistence. Le mur retourne au Zéro, cette pure potentialité où n’importe quel geste peut revenir. Le spray disparaît, mais la libido — l’énergie-même du désir — demeure. Le bras conserve la mémoire de sa pression, le souffle retrouvera ailleurs une paroi sur laquelle s’inscrire. Cette mort-là est superficielle. Elle ne touche ni le désir, ni le Seuil, ni le feu qui déclenchait l’apparition.


La fracture arrive lorsque le graffeur est choisi, élu. Quand on lui confie un mur vierge, des couleurs calibrées sous devis approuvés, un format monumental, une vitrine. À cet instant précis, la spray can change d’état. Ce n’est plus un organe, mais un outil. La pression ne le traverse plus. Le jet ne cherche plus sa place dans les creux du mur ; il se dépose, raisonnable, linéaire, discipliné, sans urgence. Le geste perd sa nervure vive, sa secousse nocturne, ce court-circuit où le désir franchissait le Seuil avant même que la pensée ne comprenne ce qu’elle laissait passer. L’acte, autrefois risqué, devient fonctionnel. La respiration se range. Le souffle s’éteint. L’urgence d’exprimer son essence — la libido — cède la place à la nécessité d’exister. Et puisque l’existence précède l’essence, nous assistons là non à une conquête, mais à une régression.


La fresque municipale, si admirable soit-elle, n’appartient déjà plus au régime du graffiti. Elle est protégée, photographiée, restaurée. Elle quitte l’ordre du palimpseste pour entrer dans celui de la durée. Elle cesse de répondre aux autres murs, aux autres mains, aux intempéries et aux conflits. Elle s’installe, immobile, belle, hors d’atteinte, comme un monument qu’on regarde mais que plus personne ne touche. Le désir y est absent. L’image respire à peine. Ce n’est plus une apparition nocturne : c’est une façade diurne désormais prise dans le vent du patrimoine. Belle, oui. Vivante, non.


Pieter Bruegel l’Ancien avait déjà peint ce basculement dans Le Triomphe de la Mort. Il montre moins la disparition brutale des corps que leur réutilisation. Certains mourants sont noyés, pendus, passés à la roue, écrasés, dissous dans le Tartare. Mais d’autres, plus terribles, ont été récupérés avant d’être à nouveau passés au fil de la faux. Sur la jetée se tient une assemblée de squelettes vêtus de toges blanches, soufflant dans leurs trompes héraldiques comme un clergé prononçant l’ordalie. Ce sont des anciens vivants, blanchis, dépouillés, devenus hérauts du retour à l’ordre officiel. Ils n’ont plus de souffle, mais ils sonnent encore. Ils n’ont plus de chair, mais ils annoncent au nom d’un pouvoir qui les a absorbés. Ils représentent ce qu’ils ne sont plus. Ils parlent pour une force qui les dépasse et leur confie un rôle utilitaire. Le héraut porte un message ; il n’en est jamais l’auteur. Ils ne vivent plus, ils fonctionnent.


Ce renversement éclaire celui du graffeur consacré. Il ne disparaît pas comme un noyé emporté par le flux urbain ; il s’aligne comme ces hérauts. Il tient le mur officiel comme le squelette tient sa trompe. Il peint à la lumière ce qu’il peignait dans le tremblement de la nuit. Son geste subsiste, sa ligne demeure, mais la source a migré. La spray can, autrefois brûlante dans la main, cesse de battre. La pression qui faisait naître le trait se retire. Le souffle qui animait la matière devient un souffle d’emprunt, calé sur la respiration du commanditaire. Le graffeur ne transgresse plus : il annonce. Il ne désire plus : il représente. Son acte est devenu clair, propre, lisible. Le Seuil — ce lieu fragile où un sujet advient — s’est refermé.


Ainsi, l’effacement par le blancage n’atteint que l’inscription. Le recrutement, lui, retire la respiration. Ce n’est pas un scandale. Ce n’est pas un reproche. C’est une structure froide, régulière, méthodique. On ne tue pas un acte en le recouvrant : on le tue en le consacrant, en le sanctifiant. La mort sublime des fresques est plus définitive que la mort brute des rouleaux.


Quand le souffle commence à être trop visible sur la vitre, c’est qu’il ne chauffe plus rien : il est déjà passé du côté des morts.


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