IA, Freud et la disparition du tragique : une inquiétante universalité douce
- Fabrice LAUDRIN

- 2 déc.
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Freud universalise le tragique pour rendre lisibles le désir, l’interdit et la culpabilité ; les intelligences artificielles universaliseront peut-être l’inoffensif en polissant tout heurt. Entre ces deux gestes semblables d’apparence et contraires de nature, se joue la capacité d’une culture à symboliser ses conflits plutôt qu’à les neutraliser. Cette enquête articule Vienne 1900 et l’IA 2025, textes à l’appui, pour poser une thèse simple et dérangeante : un langage collectif calibré pour éviter la conflictualité met en péril le sujet parlant.
IA, Freud et la disparition du tragique : une inquiétante universalité douce
Vienne au tournant du XXᵉ siècle n’offre pas à Freud un espace d’innocence. Karl Lueger gouverne la capitale entre 1897 et 1910, figure publique dont l’antisémitisme a été documenté sans ambiguïté. Le parti chrétien-social impose une morale catholique serrée et une grammaire politique hostile à la minorité juive. L’analyse de Carl E. Schorske décrit une cité moderne fracturée, où l’énergie des avant-gardes naît d’une crise de légitimité intellectuelle et morale. Dans ce contexte, fonder une science du psychisme sur des références bibliques condamnerait d’emblée le projet à la suspicion de particularisme. La mythologie grecque, à l’inverse, fonctionne comme langue civique de la Bildung germanophone : le Gymnasium austro-allemand élève Homère et Sophocle au rang de patrimoine transconfessionnel, outil commun de pensée plutôt que marqueur religieux. Le choix de Sophocle ne relève pas d’un exotisme érudit : il répond à une exigence de lisibilité universelle.
Une grammaire du désir universelle ?
Dans The Interpretation of Dreams (1900), Freud cite Œdipe texte en main et formalise les opérations qui structurent le rêve — condensation, déplacement, figuration — afin d’extraire une grammaire du désir dégagée des décors culturels. Dans Totem and Taboo (1913), l’hypothèse du meurtre du père, de la culpabilité et de la loi érige la conflictualité en moteur anthropologique, non en accident moral. Le “lissage” freudien ne gomme rien : il décante. Le récit devient matrice ; la fable devient structure ; le mythe sert de scalpel. La visée transculturelle consiste à maintenir le tragique en visibilité maximale, à le rendre transmissible comme forme — désir qui bute, loi qui s’érige, culpabilité qui persiste.
Le XXIᵉ siècle installe une autre forme de transculturel, fabriquée par l’alignement des modèles d’IA générative. Le protocole RLHF — Reinforcement Learning from Human Feedback — décrit par OpenAI récompense les réponses dites “helpful, harmless, honest”, ce qui oriente l’apprentissage vers l’utilité polie et l’inoffensif mesurable. La variante Constitutional AI proposée par Anthropic encode des principes normatifs destinés à réduire les contenus nuisibles, puis entraîne le modèle à s’y conformer. Les cadres internationaux prolongent cette orientation : la recommandation de l’UNESCO sur l’éthique de l’IA organise une gouvernance mondiale visant sûreté et interopérabilité culturelle, tandis que l’AI Act européen impose aux modèles généralistes transparence et réduction des risques pour assurer une circulation sans heurt dans l’espace public. Le transculturel ainsi obtenu repose sur la pacification des formes, sur une neutralité opératoire destinée à éviter l’accrochage symbolique.
Les effets de lissage
Les effets empiriques de ce lissage ne relèvent pas de la conjecture. Une étude de référence en traitement automatique des langues montre que des classifieurs de “toxicité” sur-détectent la violence dans des énoncés non agressifs rédigés en African American English ; le code sociolinguistique est alors pris pour une intention hostile (ACL 2019). Une autre enquête, souvent citée, établit que les jeux de données servant à apprendre la haine ou l’offense sont eux-mêmes biaisés, ce qui pousse les systèmes à confondre variété linguistique et danger. La conséquence est claire : certaines voix deviennent moins dicibles, certains registres moins probables, certaines manières de dire moins visibles. Le lissage cesse d’être simple courtoisie ; il opère comme tri culturel.
L’homologie avec Freud pourrait séduire : dans les deux cas, un transculturel s’érige. Pourtant, la finalité se renverse. La démarche freudienne s’abstrait du décor pour mettre le conflit à nu ; l’ingénierie d’alignement s’abstrait du conflit pour garantir une surface compatible avec toutes les susceptibilités. La première universalité fait tenir ensemble désir, loi et culpabilité ; la seconde universalité optimise la non-offense et l’innocuité. La première construit un espace de symbolisation ; la seconde réduit les angles avant toute mise en scène. Freud vise la lisibilité du tragique ; l’IA vise la circulation du discours.
Filtrer la culture ?
Reste la question qui fâche et qu’un site de psychanalyse doit poser sans emphase : que devient une culture dont une part croissante du langage collectif est produite ou filtrée par des systèmes conçus pour diminuer la conflictualité verbale ? Une telle culture peut-elle encore transmettre le tragique comme structure, non comme spectacle ; peut-elle encore convertir le heurt en loi, la perte en culpabilité partageable ; peut-elle encore ouvrir un lieu pour le sujet, c’est-à-dire pour une parole traversée par l’ambivalence et tenue par la limite ? Freud répondait en construisant une universalité du conflit. Les architectures contemporaines répondent en stabilisant une universalité de l’inoffensif. Entre ces deux horizons, la différence n’est pas esthétique ; elle est anthropologique.
Garder la tension du langage
L’enjeu ne se réduit ni à la vérité factuelle ni à l’exactitude technique. Un langage collectif qui refuse la scène du conflit affaiblit la fonction de symbolisation et menace la possibilité même d’un “nous” traversé par le tragique. La psychanalyse naît quand la culture accepte de regarder la blessure sans maquillage. L’IA générative prospère quand l’écosystème communicationnel préfère le vernis qui assure la compatibilité générale. Tant que ces deux régimes coexistent, la tension reste féconde. Le jour où le vernis deviendra norme, la blessure risque de disparaître du discours avant de disparaître de nous.

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