Freud, Lacan et l’Archéologie Contemporaine : Repenser la Métaphore des Traces
- Fabrice LAUDRIN

- 3 déc.
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La métaphore archéologique occupe une place singulière dans l’histoire de la psychanalyse : elle structure nombre de textes de Freud, elle nourrit encore la vulgate clinique, mais elle n’a presque jamais été réexaminée à la lumière des transformations radicales qu’a connues l’archéologie depuis plus d’un siècle. Entre l’archéologie monumentale dont Freud héritait et l’archéologie processuelle du XXIᵉ siècle — taphonomique, stratigraphique, orientée vers les gestes et les transformations — un fossé épistémologique s’est ouvert que la littérature psychanalytique n’a que rarement exploré.
Cet article propose de reprendre la métaphore au sérieux, c’est-à-dire de la replacer dans son contexte, d’en analyser les effets, d’en montrer les limites, puis de l’actualiser sans anachronisme. Nous confrontons ainsi trois régimes de pensée : celui de Freud, pour qui la ruine est encore le signe d’une origine ; celui de Lacan, qui lit dans la ruine la faille et non plus la continuité ; et celui de l’archéologie contemporaine, où la ruine n’est ni origine ni faille, mais effet de processus et de réinscriptions.
Pour articuler ces régimes hétérogènes, nous mobilisons la Loi Q (voir encadré plus bas), modèle temporel en quatre plans — Projet, Mise en œuvre, Vie du projet, Interprétation — permettant de décrire les opérations à l’œuvre sans les confondre ni les hiérarchiser. La Loi Q offre ainsi un instrument d’analyse capable de situer Freud, Lacan et l’archéologie actuelle dans un même cadre dynamique, non téléologique, et de proposer une refonte conceptuelle du symptôme comme palimpseste processuel plutôt que comme trace d’origine ou marque du manque.
L’objectif n’est pas de corriger Freud ni de réinventer Lacan, mais de comprendre ce que leurs métaphores recelaient et ce que les sciences du temps et des traces permettent aujourd’hui d’en déployer : une psychanalyse attentive aux opérations, aux recouvrements, aux réinscriptions — une psychanalyse qui lit non la profondeur ni la faille seule, mais la transformation, ici et maintenant.
Introduction — Défaire une métaphore devenue dogme
La métaphore archéologique occupe une place si familière dans le discours psychanalytique qu’elle n’éveille plus de soupçon. On parle aisément de couches, de fouilles, de vestiges psychiques, de ruines du passé, comme si ces termes décrivaient une réalité stable et universelle. Cette facilité occulte pourtant un point simple : chez Freud, l’analogie procède d’un état précis de l’archéologie, rarement rappelé lorsqu’on s’en prévaut.
L’archéologie à laquelle Freud avait accès n’était ni stratigraphique au sens moderne, ni processuelle, ni taphonomique. Elle demeurait héroïque et monumentale, orientée vers l’origine, nourrie de restitutions spectaculaires — Troie, Mycènes, Knossos — et structurée par l’idée qu’un passé demeure intact sous les décombres. Cette configuration continue d’organiser, subrepticement, nos équivalences usuelles : fouille = interprétation ; couche profonde = inconscient ; vestige = symptôme ; ruine = vérité. Métaphore souvent citée, rarement située.
Il ne s’agit pas de corriger Freud ni de congédier une image devenue classique. Il s’agit de réévaluer le cadre d’analogie afin que la psychanalyse reste fidèle à son exigence de rigueur : ce n’est pas la théorie qui a failli, c’est le support comparatif qui a vieilli.
Quatre principes guideront ce travail.
Charte de Réalité : ne rien prêter à Freud ni à Lacan qu’ils n’aient écrit ; restituer l’archéologie disponible à leur époque ; distinguer processus psychiques et processus matériels.
Anti-anachronisme : ne pas projeter sur Freud les méthodes ultérieures (stratigraphie fine, taphonomie, chaînes opératoires, agency matérielle) ; n’exiger de 1900 que ce que 1900 pouvait savoir.
Loi Q : utiliser un cadre temporel neutre — Projet, Mise en œuvre, Vie du projet, Interprétation — qui situe sans hiérarchie ni téléologie.
Analogie critique : préciser ce qui est comparable, à quelles conditions, jusqu’où, et selon quels critères de désactivation.
Dans l’espace psychanalytique français, un relais est nécessaire : Lacan. Non parce qu’il parlerait d’archéologie, mais parce qu’il constitue, au sein même de la tradition, la critique interne la plus reconnue de la profondeur freudienne. Son déplacement est décisif : la ruine cesse d’être l’indice d’une continuité ; elle devient opérateur d’un manque. De la profondeur à la structure, de la couche à la coupure. Ce geste permet de desserrer l’analogie sans quitter la psychanalyse.
Reste enfin l’archéologie contemporaine, qui décrit la ruine non comme vestige mais comme effet de processus : altérations, recouvrements, transformations successives. D’où la nécessité d’une relecture qui tienne ensemble trois régimes de pensée : Freud et la ruine-origine ; Lacan et la ruine-coupure ; l’archéologie moderne et la ruine-processus. La psychanalyse n’a rien à gagner à ignorer les sciences du temps ; elle a beaucoup à perdre à naturaliser une métaphore sortie de son champ.
Díaz-Andreu, M. (2007). A World History of Nineteenth-Century Archaeology. Oxford University Press.
Freud, S. (1923/1961). The Ego and the Id. In Standard Edition (Vol. 19).
Lacan, J. (1964/1973). Le Séminaire, Livre XI. Seuil.
Lacan, J. (1966). Écrits. Seuil.Trigger, B. (2006). A History of Archaeological Thought (2nd ed.). Cambridge University Press.
L’archéologie du temps de Freud — Une science des monuments
Au moment où Freud écrit, l’archéologie n’est pas encore une science des processus ; elle est une scène de grandes découvertes. Ninive (Layard, 1849), Khorsabad (Botta, 1849), Troie et Mycènes (Schliemann, 1880), puis Knossos (Evans, 1921–1935) nourrissent un imaginaire d’origines retrouvées et de totalités restaurées. Trigger évoquera un romantic nationalism ; Díaz-Andreu, un théâtre des civilisations. Avant Wheeler, Binford ou Schiffer, l’archéologie demeure une science de la monumentalité : le passé y est pensé comme cohérent, stable, recouvert plutôt que transformé.
Vienne offre alors vitrines et expositions où les civilisations mortes composent un décor savant (Timms & Robertson, 1990). Freud lit les récits de fouilles (Marinelli & Mayer, 2003) et peuple son cabinet d’antiques — statuettes égyptiennes, bustes, amulettes, fragments étrusques — qui fonctionnent comme catalyseurs psychiques (Gamwell, 2018). Dans ses textes, la métaphore affleure : Rome stratifiée dans Le Moi et le Ça (1923/1961), survivances dans Moïse (1939/1964), “fragments” à remettre en place dans Constructions dans l’analyse (1937/1964). L’image devient modèle d’intelligibilité.
Freud transpose non l’archéologie réelle, mais celle de son temps. Dans ce cadre, la ruine atteste qu’“il y avait un tout” ; la fouille vise ce tout. Ainsi :
La ruine garantit un passé intact : les couches subsistent, recouvertes plutôt qu’abolies.
Le refoulement s’entend comme enfouissement : ce qui descend peut revenir comme fragment (Freud, 1896/1962).
La scène primitive devient origine causale : noyau visé par l’interprétation.
L’interprétation prend la forme d’une restauration : recomposer, comme Evans à Knossos, une histoire supposée déjà là.
Dans Constructions dans l’analyse, Freud précise : l’analyste ne découvre pas, il construit (1937/1964, p. 255). La totalité reste fiction opératoire ; l’analyste œuvre en restaurateur, sur fragments incomplets. Cette lucidité rejoint le paradigme indiciaire (Ginzburg, 1989) : le passé n’est pas trouvé, il est élaboré. L’œuvre oscille dès lors entre deux régimes : ruine-origine (héritage XIXᵉ) et reconstruction-fiction (anticipation moderne). Freud dépasse partiellement les limites de son analogie, mais ne dispose pas encore de l’outillage qui permettrait de penser la ruine comme processus et non comme vestige.
Botta, P-E. (1849). Monuments de Ninive. Paris.
Díaz-Andreu, M. (2007). A World History of Nineteenth-Century Archaeology. Oxford University Press.
Evans, A. (1921–1935). The Palace of Minos. Macmillan.
Forrester, J. (2017). Thinking in Cases. University of Chicago Press.
Freud, S. (1896/1962). Standard Edition (Vol. 3).
Freud, S. (1923/1961). The Ego and the Id. In Standard Edition (Vol. 19).
Freud, S. (1937/1964). Constructions in Analysis. In Standard Edition (Vol. 23).
Freud, S. (1939/1964). Moses and Monotheism. In Standard Edition (Vol. 23).
Gamwell, L. (2018). Freud’s Antiquity: Object, Idea, Desire. MIT Press.
Ginzburg, C. (1989). Myths, Emblems, Clues. Hutchinson Radius.
Layard, A. H. (1849). Nineveh and Its Remains. London.
Marinelli, L., & Mayer, A. (2003). Dreaming by the Book. New York.
Murray, T. (Ed.). (2007). Encyclopedia of Archaeology. Elsevier.
Romer, J. (2018). A Short History of Archaeology. Penguin.
Schliemann, H. (1880). Ilios. London.
Timms, E., & Robertson, R. (1990). Austrian Enlightenment and Vienna 1900. Cambridge University Press.
Trigger, B. (2006). A History of Archaeological Thought (2nd ed.). Cambridge University Press.
Lacan — De la ruine à la faille, sans matière
Lacan ne s’intéresse ni aux fouilles ni aux couches, mais sa critique interne suffit à déplacer l’analogie freudienne. L’inconscient cesse d’y être figuré en profondeur ; il est structuré comme un langage (Lacan, 1966). L’idée d’un dépôt stable devient suspecte ; la topographie cède devant la logique du signifiant.
Dès le Séminaire I (1953–1954/1975), l’assimilation à un “sol psychique” est récusée. Dans Les Écrits, l’axiome organise la suite : la combinatoire prime les contenus ; le système des différences prime la profondeur. L’inconscient ne se déblaye pas, il s’articule.
La trace n’est plus vestige d’un passé conservé ; elle est coupure. La lettre fait littoral (Lacan, 1971/2001) ; le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant (Lacan, 1964/1973). Le “réel comme impossible” (Lacan, 1973) marque l’endroit où la structure se déchire : l’indice cesse d’être origine, il devient trou.
L’objet a n’est ni reliquat ni fragment ; il est reste produit par l’opération du signifiant (Lacan, 1960/2006). Non pas un morceau de passé, mais un effet de structure, actuel, condition de la subjectivation. La trace, ici, n’est jamais témoin : elle est fonction.
Cette puissance a une contrepartie : la matérialité — pierres, couches, altérations physiques — demeure hors champ. Lacan libère la psychanalyse de la profondeur, mais ne donne pas les moyens de penser la ruine comme processus matériel décrit par l’archéologie contemporaine. Entre ruine-origine (Freud) et ruine-coupure (Lacan) s’ouvre la possibilité d’une psychanalyse processuelle, appuyée sur une analogie critique avec l’archéologie moderne.
Lacan, J. (1953–1954/1975). Le Séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud. Seuil.
Lacan, J. (1960/2006). Subversion of the Subject and Dialectic of Desire. In Écrits. Norton.
Lacan, J. (1964/1973). Le Séminaire, Livre XI. Seuil.
Lacan, J. (1966). Écrits. Seuil.
Lacan, J. (1971/2001). Lituraterre. In Autres écrits. Seuil.
Lacan, J. (1973). Le Séminaire, Livre XX : Encore. Seuil.
L’archéologie contemporaine : du monument à la séquence
Si l’on me permet ici une comparaison — et je ne l’introduis qu’avec la prudence qui s’impose dès que l’on touche aux métaphores — on pourrait dire que l’archéologie de notre époque s’est éloignée de ce que nous, analytiques, aurions spontanément reconnu comme un modèle intelligible. La ruine, qui pour moi représentait autrefois le signe d’un passé demeuré sous sa propre stratification, n’apparaît plus aujourd’hui comme le témoin d’une origine enfouie, mais comme l’effet de transformations dont la complexité excède toute tentative de reconstruction immédiate.
Ce changement ne s’est pas accompli d’un seul geste. Il fut le produit d’une série de révisions méthodologiques dont l’ampleur, pour qui en mesure l’effet cumulatif, ne peut laisser indifférent celui qui s’intéresse à la manière dont le psychisme conserve, transforme ou détruit ses propres traces. Lorsque Binford, dans les années 1960, proposa de considérer les vestiges non comme des documents du passé mais comme des données situées dans un système de processus (Binford, 1962), il ouvrit une voie nouvelle, qui devait ébranler bien des certitudes. La ruine n’était plus l’indice d’un état originel : elle devenait le résultat d’une série d’opérations dont il fallait comprendre la chaîne causale.
Une seconde étape fut franchie lorsque Hodder (1986) rappela que tout vestige, loin d’être un élément neutre, est déjà traversé par les intentions, les usages et les significations des hommes qui l’ont produit ou modifié. Le passé cessait ainsi d’être une configuration stable, offrant à l’interprète la possibilité d’une restitution : il devenait d’emblée un tissu de médiations où la trace, avant même d’être enfouie, était déjà soumise à des réélaborations.
Puis l’on vit émerger cette archéologie du contemporain (Buchli & Lucas, 2001), quelque peu déroutante pour qui associait encore la ruine à l’Antiquité. Les vestiges n’étaient plus ceux d’un monde disparu, mais ceux de notre propre présent : usines abandonnées, murs fissurés, sols saturés de déchets — autant de formes où la temporalité ne se présente plus sous la figure de l’ancien, mais sous celle de la dégradation active, parfois rapide, souvent imprévisible. La ruine n’était plus un état, mais un devenir.
Enfin, les travaux plus récents en matière de matérialité — ceux d’Olsen (2010), de Witmore (2007), d’Edgeworth (2011) — ont donné à la trace un statut qui ne peut manquer d’intéresser l’analyste. La matière elle-même y apparaît douée d’une certaine initiative : elle se déplace, se désagrège, se dépose, résiste, agit. Ce que nous tenions autrefois pour un “reste” s’avère être le produit d’une pluralité de forces, dont aucune ne peut être isolée sans mutiler la compréhension du phénomène.
Il en résulte que l’archéologie contemporaine substitue à l’idée d’une origine stable — dont on pourrait, par reconstitution, retrouver la physionomie — une conception intrinsèquement dynamique de la ruine. Ce n’est plus “ce qu’il reste” qui importe, mais ce qui arrive à ce qui reste.
La trace n’est pas l’accès à un passé intact : elle est l’expression d’une multiplicité de transformations.
De cette perspective nouvelle, trois conséquences doivent être dégagées.
Il n’y a plus d’origine simple. L’idée même d’une scène primitive archéologique se défait : ce que nous trouvons n’est jamais le commencement, mais le résultat d’un ensemble de remaniements.
Il n’y a plus de totalité possible. La reconstruction — dont j’ai moi-même utilisé l’image pour décrire le travail analytique (Freud, 1937/1964) — devient impossible dès lors que les éléments ne proviennent pas d’un état stable, mais d’un enchaînement de phénomènes hétérogènes.
La ruine doit être pensée comme opération. Ce qui la constitue n’est pas la persistance, mais la transformation ; non pas le dépôt, mais l’altération ; non pas le passé, mais le temps en acte.
Ces trois points, s’ils sont pris au sérieux, obligent celui qui s’intéresse à la vie psychique à interroger de nouveau la valeur que l’on accorde à la métaphore archéologique. Je ne dis pas qu’il faille la rejeter : je dis qu’il faut en déplacer l’accent. La ruine n’est plus la garantie d’un passé intact : elle devient un phénomène dont la compréhension requiert non la fouille, mais l’examen des processus.
Or, le psychisme lui-même ne cesse de transformer ses traces : il les déplace, les recouvre, les altère, parfois les détruit, parfois les rend méconnaissables. Peut-être trouve-t-on, dans ce rapprochement, une voie nouvelle pour penser ce que nous appelons le symptôme : non plus comme vestige d’un événement originaire, mais comme le produit d’une série de remaniements, eux-mêmes déterminés par les exigences du refoulement, les défenses, les réélaborations et les retours qui en résultent.
La ruine, pour l’archéologie d’aujourd’hui, n’est plus un monument ; elle est une séquence.
Il en va peut-être de même, désormais, pour la trace psychique.
Binford, L. R. (1962). Archaeology as anthropology. American Antiquity, 28(2), 217–225.
Buchli, V., & Lucas, G. (2001). Archaeologies of the contemporary past. Routledge.
Edgeworth, M. (2011). Fluid pasts: Archaeology of flow. Bristol Classical Press.
Harris, E. C. (1979). Principles of archaeological stratigraphy. Academic Press.
Hodder, I. (1986). Reading the past: Current approaches to interpretation in archaeology. Cambridge University Press.
Lucas, G. (2012). Understanding the archaeological record. Cambridge University Press.
Olsen, B. (2010). In defense of things: Archaeology and the ontology of objects. AltaMira Press.
Schiffer, M. B. (1972). Archaeological context and systemic context. American Antiquity, 37(2), 156–165.
Witmore, C. L. (2007). Symmetrical archaeology. World Archaeology, 39(4), 546–562.
Relecture croisée : Freud, Lacan, Archéologie contemporaine — et la Loi Q
Pour réunir Freud, Lacan et l’archéologie contemporaine, il ne suffit pas de juxtaposer trois niveaux de discours. Une simple comparaison produirait une confusion des plans. Il faut une méthode permettant d’ordonner ces régimes sans les hiérarchiser, sans les réduire l’un à l’autre, et sans transformer un progrès historique en téléologie. La Loi Q offre ce dispositif : Projet, Mise en œuvre, Vie du projet, Interprétation.
Chaque terme situe un régime de pensée sans le soumettre.L’ordre n’est pas chronologique ; il est topologique.
Freud hérite d’une archéologie qui privilégie l’origine, la continuité, la restitution. Le Projet freudien repose sur une intuition robuste : le passé psychique persiste sous des formes que l’interprétation peut déployer. La métaphore archéologique appartient à ce moment : elle répond à une archéologie conçue comme science du monument, des couches intactes, des récits fondateurs.
Le Projet n’est pas naïf : Freud sait que la restitution est une construction. Mais il reste adossé à une conception du vestige comme trace d’un ordre antérieur que la clinique doit réélucider. La ruine-origine constitue alors son horizon logique.
Lacan intervient au niveau de la Mise en œuvre : il modifie l’appareil conceptuel par lequel on pense Freud. Il dissout la profondeur sans toucher au matériau clinique. La trace cesse d’être le vestige d’un passé conservé ; elle devient effet du signifiant.
La ruine change de statut : elle n’oriente plus la pensée vers un sol ancien, mais vers une coupure qui organise le sujet. La Mise en œuvre lacanienne ne remplace pas Freud ; elle réordonne ses conditions d’usage. Elle transforme le modèle archéologique en montrant que la métaphore repose sur une topologie que le langage redistribue.
Cette opération, interne au champ psychanalytique, est indispensable si l’on veut éviter que la métaphore archéologique freudienne soit reconduite comme un dogme.
L’archéologie contemporaine intervient dans la Vie du projet : elle décrit des phénomènes qui n’étaient pas disponibles du temps de Freud. Elle s’intéresse au devenir des matières, aux altérations, aux recouvrements, aux effritements, aux gestes humains et non humains.
La ruine n’est plus signe d’un ordre ancien ; elle est un phénomène composite produit par des processus multiples. La stratigraphie moderne ne décrit pas un passé ; elle décrit des séquences. La taphonomie ne garantit rien ; elle retrace des transformations.Le palimpseste n’est pas mémoire ; il est activité du temps.
Dans la Vie du projet, la ruine cesse d’être origine ou lacune : elle devient événement.
L’Interprétation consiste à dégager ce qu’une psychanalyse contemporaine peut faire de ces trois régimes sans les confondre. Il ne s’agit pas de psychologiser l’archéologie ni de matérialiser l’inconscient. Il s’agit d’adopter une analogie critique qui tienne compte :– de la construction freudienne,– de la structure lacanienne,– des processus matériels décrits par l’archéologie actuelle.
Dans cette perspective, la trace psychique n’est plus conçue comme un vestige, ni comme une profondeur, ni comme un fragment d’origine. Elle apparaît plutôt comme un produit de transformations successives : recouvrements psychiques, réélaborations, défenses, déplacements, retours, effacements partiels.Elle n’est ni origine, ni coupure pure, ni sédiment : elle est séquence.
L’analogie archéologique complexe — processuelle — devient alors opératoire :pas pour illustrer l’inconscient, mais pour clarifier ce qu’un symptôme porte de remaniements, de reprises, de reconstructions. La ruine-processus décrit mieux la vie psychique contemporaine que la ruine-origine.
L’ensemble permet une position sobre :– Freud donne la persistence du passé,– Lacan donne la structure de la trace,– l’archéologie contemporaine donne la dynamique des formes.
La Loi Q rend ces niveaux compatibles sans les solidariser, sans les confondre, sans les hiérarchiser. Elle assure que l’on reste dans une analogie maîtrisée, non expansive, non poétique, non totalisante.
Ce travail ne dissout pas la métaphore freudienne : il la rouvre. Elle redevient un outil, non une évidence. Elle retrouve un espace critique où la psychanalyse peut penser les traces sans reconduire les certitudes d’un autre siècle.
Protocole clinique — Employer (et désactiver) la métaphore archéologique
L’usage clinique d’une métaphore n’a rien d’un détail stylistique. Une métaphore mal située oriente la séance dans un sens déterminé, parfois sans que l’analyste s’en aperçoive. Elle suggère une forme d’espace, une temporalité, une logique du passé ou de la trace. La métaphore archéologique, en particulier, peut facilement réintroduire des certitudes anciennes : profondeur, sédimentation, vérité enfouie, scène originaire. Tout ce que la cure doit précisément mettre en vacillation.
Un protocole clinique s’impose donc, non pour codifier la pratique, mais pour indiquer les points d’usage et les points de désactivation nécessaires lorsque cette métaphore surgit — que ce soit du côté de l’analysant ou du côté de l’analyste.
Lorsqu’un sujet parle de « fouiller », « retrouver », « creuser », « remonter à l’origine », il importe de ne pas prendre ces expressions pour ce qu’elles semblent dire. Un tel vocabulaire ne renvoie pas à une structure du psychisme, mais à une représentation imaginaire du temps subjectif. La tâche de l’analyste n’est pas de valider la profondeur, ni d’y opposer une autre image, mais de situer le statut de ce langage : un mode pour organiser l’expérience, non une description de ce qui se passe.
Il est parfois utile de reformuler légèrement :non pas « ce que vous allez retrouver », mais « ce qui s’élabore ».Non pas « ce qui était là », mais « ce qui se construit maintenant ».De petits déplacements suffisent à desserrer l’effet de literalité.
L’illusion d’un “avant” psychique, intact, recouvert, revient souvent. Elle est souvent rassurante : elle promet une scène perdue, une explication simple, une cause claire. Il n’est pas pertinent de contredire cette illusion frontalement ; il est plus juste de la laisser apparaître comme illusion, de la ramener à son statut de fiction nécessaire. On peut signifier qu’il existe plusieurs manières de vivre un souvenir, et que la cure ne vise pas un état premier, mais une possibilité nouvelle de dire et d’entendre.
L’analysant découvre alors que la vérité qu’il attendait n’a jamais été donnée. Elle se forme dans la cure, et non dans un passé qui l’attendrait.
La clinique gagne à réinscrire la trace psychique dans une logique de transformation, non de conservation. Les déplacements, les retours, les effacements partiels, les déformations : tout cela relève d’une dynamique interne, non d’un dépôt. Introduire cette idée change le statut du symptôme : il cesse d’être un vestige et devient une forme née de plusieurs remaniements.
Cette notion n’est pas une transposition de l’archéologie contemporaine dans la cure ; elle est un éclaircissement du travail de la pulsion, du refoulement et de la défense.
Si l’image archéologique rigidifie le discours — par exemple lorsque l’analysant imagine une scène primitive fixe, une vérité dissimulée ou un enchaînement causal simple — il peut être nécessaire d’introduire un déplacement discret : un mot qui insiste davantage sur l’actuel que sur l’enfoui, sur le mouvement que sur la couche.
La désactivation n’est jamais un rejet pur et simple. Elle consiste à rétablir une plasticité du temps psychique, là où la métaphore tend à le figer.
La métaphore n’a pas pour fonction de “faire comprendre”. Elle n’explique rien. Elle peut simplement, à certains moments de la séance, donner forme à une résonance, à une tension, à un écart. L’usage de l’analogie processuelle — ruine-processus — peut ainsi indiquer que le symptôme n’est pas un reste d’un passé, mais une configuration en train de se produire.
L’analogie devient un opérateur de déplacement, non un schéma.
Toute métaphore peut devenir un piège si elle ferme trop vite l’espace de la séance. L’usage clinique de l’archéologie doit donc maintenir une part d’indécision : ce que dit le sujet ne renvoie pas à un sol ancien mais à une zone de travail, où les traces changent en parlant.
La métaphore, pour rester vivante, doit rester ouverte.
Une métaphore réouverte, non remplacée
Il serait facile d’opposer Freud, Lacan et l’archéologie contemporaine, comme s’ils appartenaient à trois continents théoriques étrangers. La Loi Q montre qu’il n’en est rien : chacun occupe un temps différent du même problème. Freud donne la persistance du passé ; Lacan offre la logique de la trace ; l’archéologie moderne décrit les transformations qui produisent ce que nous appelons un reste.
Aucun de ces régimes ne doit supplanter l’autre. Le danger serait de reconstruire une hiérarchie : Freud serait dépassé par Lacan, et Lacan par les sciences contemporaines. Une telle lecture céderait à une illusion de progrès. Il faut plutôt considérer l’ensemble comme trois angles pour saisir la trace :– ce qu’elle fait survivre,– ce qu’elle ouvre comme coupure,– ce qu’elle devient en se transformant.
La métaphore archéologique, ainsi resituée, cesse d’être une évidence rassurante ou un dogme discret. Elle retrouve un pouvoir critique : elle montre comment une image produit un certain type de pensée, comment elle séduit, comment elle oriente, comment elle peut aussi s’émousser si l’on oublie le savoir réel dont elle procède.
Ce travail n’a pas pour ambition de remplacer une image par une autre, mais de rendre à la psychanalyse un espace de manœuvre. Si la métaphore doit continuer d’exister, ce ne peut être qu’à titre d’outil : utilisable, questionnable, désactivable. Sa vitalité dépend de sa mobilité.
À ce prix seulement, elle peut encore servir la clinique contemporaine, non en garantissant un passé, mais en éclairant ce qui se transforme dans le sujet lorsqu’il parle — ce qui se dépose, ce qui revient, ce qui s’efface, ce qui s’invente.La trace psychique cesse alors d’être considérée comme un vestige : elle apparaît comme une forme vivante, résultat toujours provisoire d’une histoire en reprise.
Encadré — La Loi Q : genèse, usage, légitimation
La Loi Q fut formulée pour la première fois en 2005, au sein du Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse, dans un contexte où l’archéologie, loin d’être un simple décor intellectuel, constituait un terrain de travail quotidien. Sur un chantier du centre de la France, l’abondance des sources historiques — accumulées depuis l’Antiquité jusqu’aux sociétés savantes du XIXème siècle — orientait si fortement le regard qu’elle risquait d’absorber toute observation nouvelle. Les données paraissaient si riches qu’on en venait presque à confondre la découverte avec la documentation.
C’est dans cette situation que s’imposa la nécessité de distinguer quatre plans :le Projet (ce que l’on pense vouloir faire),la Mise en œuvre (ce qui est effectivement accompli),la Vie du projet (les transformations, altérations, reprises),et l’Interprétation (le cadre depuis lequel on lit). Cette distinction n’était pas une théorie ; elle était d’abord un moyen de remédier à un empêchement du terrain : empêcher qu’un excès de savoir préalable ne recouvre l’objet lui-même.
Quelques années plus tard, lorsque les travaux se portèrent vers les graffiti laissés par des ouvriers, des civils et des soldats réfugiés dans les caves de Champagne durant les deux guerres mondiales, la question se formula avec une acuité nouvelle. Ici, le geste avait survécu, mais la pensée qui l’avait guidé s’était effacée. Les intentions, les affects, les circonstances immédiates avaient disparu ; seules demeuraient les marques. Et si les sources historiques contemporaines du geste — rapports militaires, journaux locaux, archives industrielles — offraient un contexte abondant, elles ne restituaient rien de l’élan psychique singulier qui avait provoqué l’inscription. On se trouvait ainsi devant des traces simultanément bien documentées et pourtant privées de leur scène intérieure, et devant l’obligation méthodologique de ne pas reconstituer trop vite ce qui n’était déjà plus accessible.
La Loi Q s’avéra alors indispensable :– le Projet restait inaccessible ;– la Mise en œuvre était visible, mais souvent altérée ;– la Vie du graffiti — effritements, coulures, recouvrements — formait une histoire en soi ;– et notre Interprétation devait être tenue à distance pour ne pas substituer à l’auteur disparu une psychologie imaginaire.
Ce protocole offrait une méthode pour respecter la fragilité des traces sans les enfermer dans une causalité rétrospective.
La confrontation suivante fut celle de l’art contemporain, où la question du projet et de sa transformation se pose sous une forme particulièrement nette. Entre l’idée première de l’artiste et l’œuvre telle qu’elle nous parvient, plusieurs opérations interviennent : la contrainte des matériaux, qui infléchit le geste et parfois l’oriente autrement que prévu ; l’état psychique et physique de l’artiste au moment de la création ; la vie propre de l’œuvre, lorsque celle-ci commence à exister indépendamment du projet initial et impose sa logique ; puis l’exposition, la reproduction, la médiation institutionnelle et le commentaire critique, qui ajoutent à leur tour des couches d’interprétation et de visibilité. Toutes ces opérations appartiennent à la Vie du projet, mais elles sont souvent relues comme si elles participaient encore du Projet lui-même.
La Loi Q permit ici de rétablir un ordre sobre : l’œuvre exposée, reproduite ou interprétée n’est jamais l’œuvre du Projet, mais déjà une forme transformée par ces étapes successives.
Ainsi éprouvée, sur des terrains différents, dans des contextes où les illusions d’intention, de continuité ou d’unité menaçaient sans cesse de s’imposer, la Loi Q acquit une légitimité suffisante pour entrer pleinement dans la réflexion psychanalytique. Elle ne s’y introduit pas par analogie gratuite, mais parce que les problèmes rencontrés sur le terrain — confusion des temporalités, surinterprétation du Projet, effacement de la Mise en œuvre, méconnaissance de la Vie du symptôme — sont exactement ceux que rencontre la cure lorsqu’elle tente de situer ce qui se dit, ce qui se transforme, ce qui revient.
La Loi Q ne définit pas la vérité d’un phénomène psychique ; elle veille seulement à ce que les plans ne se substituent pas l’un à l’autre. Elle évite que l’on attribue au Projet ce qui appartient à la Vie, que l’on lise dans l’Interprétation ce qui relève du geste, ou que l’on recherche dans une trace un Projet qu’elle ne porte plus.
En cela, elle offre à la psychanalyse une méthode de sobriété, utile chaque fois que l’on tente de comprendre une trace dont le contexte s’est perdu, ou un discours où se mêlent en silence les quatre temporalités.



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