Notice d’inventaire n°4 — Lexique dominicain à usage rituel. Micro-exposition d'Objets Restés sur le Seuil
- Karl Morysidès
- 1 avr.
- 3 min de lecture
Collection privée — Cabinet Art & Psy, Pont-Aven , Exposition permanente discrète : "Objets Restés sur le Seuil".

Description matérielle : Dictionnaire Latin–Français, édition Gaffiot 2000 [1], couverture rigide noire et blanche, plastifiée d’origine, sans jaquette, rappelant par son austérité graphique l’habit des Dominicains. Dos légèrement voûté, coins affaissés, tranche supérieure tachée. L’objet est posé verticalement, couverture visible, dans la bibliothèque du cabinet Art & Psy, entre Le Vocabulaire de la psychanalyse (Laplanche & Pontalis) et De l’interprétation (Aristote, trad. Tricot).
Datation estimée : Édition de l’année 2000. Acquisition par le cabinet en 2006. Ancienne possession d’un étudiant inconnu, mention manuscrite en page de garde : « xxx (nom caviardé), 2nde – 9/12/04 ».
État de conservation : Fragile. Traces d’usage visibles : pli du dos, pages cornées, couverture légèrement bombée. Odeur résiduelle de vieux papiers perceptible à l’ouverture du volume. Présence distincte de particules de tabac à pipe, à la fois consumé et non consumé, infiltrées entre certaines pages.
Notice critique (Karl Morysidès, 2025) :
L’objet n°4, dit « Lexique dominicain à usage rituel », appartient à ces entités textuelles qui ne servent pas à comprendre, mais à veiller. Ce Gaffiot n’est pas un dictionnaire. Il est une vigie. Il n’a jamais été ouvert pour traduire, mais pour appeler.
Son esthétique noire et blanche, sévère, dominée par l’ascèse typographique, évoque moins l’école que le cloître. Ce n’est pas un hasard : le Père Defontval, protagoniste principal de la série de romans policiers éponymes écrite par Fabrice Laudrin, est un ancien dominicain de l'Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem. Il partage ainsi avec cet objet une même fonction spectrale — révéler dans le silence des signes ce qui résiste à l’interprétation.
Le cabinet ne s’en sert pas en séance. Il est ouvert chaque matin, à l’aube du jour clinique, avec un café noir strié d’un nuage de lait blanc, bure de Dominicain ? On choisit un mot au hasard. Il ne s’agit pas de lecture, encore moins d’étude. Il s’agit d’auscultation. Chaque mot surgit comme un oracle déplacé, un vestige dont on n’attend rien, sauf peut-être la vibration.
L’objet est en cela un outil de dérèglement subtil : il instille dans la journée du cabinet une faille lexicale. Une fêlure préalable dans le langage courant. Il ne redonne pas leur sens aux mots, il les rend orphelins, les replace dans le vide d’avant leur usage.
Et puis il y a cette dernière carte, à la fin du volume : Hierosolyma. Jérusalem. Jérusalem à l’époque romaine. Nommée ainsi, dans son étrangeté latine. Cette carte fut la raison de l’achat de cette édition, non pas seulement pour son autorité lexicale, mais pour son ultime image : la ville sainte réduite à un plan, figée dans cette période historique que Fabrice Laudrin, également archéologue, connait, au sens propre et plein, jusqu'au bout des ongles.
Le Gaffiot, dès lors, n’est pas un dictionnaire. C’est une relique sacrée. Un souvenir de la langue comme chantier. Un seuil entre la poussière matérielle et le mot qui l'est tout autant.
Références croisées :
Barthes, La chambre claire, pour la survivance d’une image terminale.
Derrida, Le monolinguisme de l’autre, pour l’inscription du latin comme langue du père perdu.
Pierre Legendre, Leçons VI. L’inestimable objet de la transmission, pour le rapport entre lexique, filiation et acte d’installation.
Augustin, Confessions, pour l’apprentissage du langage comme blessure.
Statut muséal : Non exposé comme œuvre. Utilisé chaque matin à huis clos. Peut être montré sur demande, mais jamais activé devant témoin. Le rituel est privé, intransmissible.
Nota Bene : Cet exemplaire du Gaffiot fonctionne comme un moine laïcisé : austère, silencieux, fondamentaliste au risque d'être sectaire, obsédé maladivement par les racines. Il garde la trace d’un usage passé (lycéen, daté, oublié), mais il a changé de statut. Il est devenu seuil — entre la parole qui commence et celle qui échoue.
Son ultime carte, Hierosolyma, le lie secrètement au Père Defontval, l'ombre de l'auteur de cette série policière ou du jeune homme qui, en 2004, y avait inscrit son nom ?
[1] Gaffiot, F. (2000). Dictionnaire Latin–Français (Éd. revue et augmentée). Paris : Hachette.