Notice d’inventaire n°3 — Objet transitionnel à combustion lente. Une pipe cassée en deux. Micro-exposition d'Objets Restés sur le Seuil
- Karl Morysidès
- 1 avr.
- 3 min de lecture
Collection privée — Cabinet Art & Psy, Pont-Aven , Exposition permanente discrète : "Objets Restés sur le Seuil", dissimulée derrière un ouvrage relatif à Yves Klein [1].
Description matérielle : Pipe artisanale en bruyère noire, droite, foyer sablé, modèle Courrieu-Gogolin. Présente une ligne de fracture recollée à l’aide d’un adhésif historique à base d’éthyle cyanoacrylate. L’objet est non visible au public, enfilé derrière l'ouvrage Le Dépassement de l’art de Yves Klein, troisième étagère de la bibliothèque du cabinet Art & Psy. L’ensemble constitue une installation privée non activable.
Datation estimée : Première moitié du XXIe siècle. Réparation datée par analyse mémorielle en 2024. Un soir de pluie intense.
État de conservation : Fragile. Traces d’usage. Odeur résiduelle perceptible au déplacement du livre.
Notice critique (Karl Morysidès, 2025) :
L’objet 3, dit "transitionnel à combustion lente", incarne une forme rare d’existence symbolique : celle d’un geste suspendu dans le temps, inutile au regard des normes productivistes, mais vital pour la structuration du sujet. Loin d’être un outil fonctionnel, il relève ici de l’artefact rituel, à la frontière entre le quotidien et le mythe. C'était la pipe préférée du psychanalyste Fabrice Laudrin. Brisée accidentellement dans un moment d'urgence.
Sa fracture, recollée avec un produit historiquement utilisé pour fixer provisoirement certaines blessures de guerre, inscrit l’objet dans une ambivalence fondamentale : réparer pour continuer à exister, tout en acceptant la toxicité du remède.
C’est cette tension qui rend l’objet inestimable.
Le rituel d’allumage, désormais interrompu, est supposé avoir été pratiqué comme une suspension de l’urgence, un ralentissement volontaire de la perception du temps et de l'espace, voire un acte contemplatif. On peut le rapprocher des pratiques méditatives de certaines écoles orientales, ou des micro-performances privées chez Joseph Beuys.
Mais ici, ce n’est pas la performance qui était visé. C’est l’oscillation.
Le geste est à la fois acte d’auto-effacement et tentative de présence pure.
Il ne cherche pas à durer, mais à incarner un moment d’exister quoi qu'il en coûte.
L’objet n°3 devient alors le dépositaire d’une contradiction essentielle de la psyché moderne :
comment maintenir un rapport au monde à travers un objet qui vous ronge lentement, et comment préférer ce rongeur fidèle à l’insipide santé du rien ?
En cela, il ne représente pas une addiction, mais une archéologie de la fidélité à l'état d'être, un attachement à un rythme, à une chaleur, à une perte lente mais choisie.
Pourquoi derrière cet ouvrage de Klein ? Probablement parce que Fabrice Laudrin écrivait alors son roman policier "Père Defontval - Les Cendres Bleues" (à paraitre). Qu'Yves Klein en est l'une des clefs d'entrée majeure. Et puis ce sont les Editions des Cendres qui sont, en partie, à l'origine de ce recueil sur Klein... Tout ceci sent le mimétisme ou une forme de lapsus à plein nez.
Références croisées :
Musée Imaginaire de Malraux, section "Objets nécessaires et fatals".
Freud, Das Unheimliche, pour la question du familier inquiétant.
Derrida, La vérité en peinture, pour la structure du supplément et du cadre.
Anzieu, Le Moi-peau, pour le rapport entre contenant, brûlure, et inscription.
Statut muséal :
L’objet n’est pas exposé en tant que tel. Il est conservé dans une zone du cabinet dite "liminaire", visible uniquement en déplaçant un livre de la bibliothèque et sous conditions spécifiques de l'hôte des lieux.
Nota Bene :
La présente notice ne constitue en aucun cas une incitation à reproduire le geste originel, ce geste nocif ancrant la présence au monde. Elle en propose une lecture critique, esthétique et psychanalytique dans le cadre du catalogue Art & Psy sur les Objets Restés sur le Seuil.
Cette Courrieu-Cogolin a été remplacée dans le quotidien du psychanalyste par une autre Courrieu-Cogolin droite, mais à foyer brun, lisse, bague d'argent estampillé et tuyau de bakélite.
Comment-vas-tu-yau-de-poêle ? [2], il y dans ce geste transitionnel à combustion lente du pur Lacan.
[1] Klein, Y. (2003). Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits (M. Vauthier, Éd.). Paris : Éditions de l’IMEC / Éditions des Cendres. (Collection Écrits d’artistes, 445 p.)
[2] George, F. (1979). L’effet ’Yau de poêle de Lacan et des lacaniens. Paris : Hachette Littératures.
