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Pieter Bruegel l’Ancien : Icare, ou La névrose d'échec

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 27 févr.
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 mars

Bruegel l’Ancien, P. (vers 1555-1560). La Chute d’Icare [Huile sur toile]. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, Belgique.

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La Chute d’Icare. Tout ou rien, franchir le seuil d'un coup.

Dans la Traversée du Styx peint par Joachim Patinir, l'idée était de traverser le seuil de la névrose phobique, sachant que de toute façon la barque avant malgré nous. (voir l'étude sur de tableau).

Puis nous avons abordé la névrose traumatique avec L'île des Morts d'Arnold Böcklin, nous avons abordé la névrose traumatique.



Nous allons maintenant nous intéresser à la névrose d'échec par la mise en scène de la chute d'Icare par Bruegel l'ancien.


La Chute d’Icare – Un Échec Dissimulé dans l’Indifférence

Peint vers 1555-1560, La Chute d’Icare de Pieter Bruegel l’Ancien est une œuvre qui ne ressemble en rien à l’image dramatique que l’on pourrait attendre d’un mythe aussi tragique. Pas d’explosion flamboyante, pas de ciel déchiré par la chute d’un homme défiant les dieux. Icare, ce héros trop ambitieux, ne domine pas la composition. Au contraire, il est relégué au second plan, réduit à une paire de jambes battant désespérément la surface de l’eau. L’événement devrait être monumental, et pourtant, personne ne semble le remarquer.


Au premier plan, un paysan laboure son champ, concentré sur sa tâche. Un berger regarde ailleurs, vers le ciel, mais sans voir la chute. Un navire continue sa route, comme si rien ne s’était produit. Loin d’être un drame universel, l’échec d’Icare est un détail insignifiant dans le grand théâtre du monde.


Bruegel inverse la perspective héroïque habituelle : ce n’est pas la chute d’Icare qui importe, mais l’indifférence qu’elle suscite. Ici, l’échec n’est pas une fin grandiose, mais une disparition muette.


L’Auto-Sabotage et la Névrose d’Échec

Dans la névrose d’échec, ce n’est pas l’échec en lui-même qui est le plus douloureux, mais le fait qu’il se joue sans témoin, dans une indifférence quasi totale. Ceux qui sabotent inconsciemment leur propre réussite se retrouvent souvent comme Icare : ils tombent, mais personne ne s’arrête pour regarder.


Le "névrosé de l’échec" ne se permet pas d’atteindre son propre désir. Il se rapproche du seuil, puis le fait vaciller au dernier moment, comme si franchir la ligne était une menace plus grande encore que l’échec lui-même. Il veut, mais il ne peut pas. Il craint d’avoir à tenir sa réussite, à assumer, alors il fait en sorte qu’elle se produise, mais pas vraiment.


Icare aurait pu ralentir, tester ses ailes, jauger le danger. Mais non : il précipite son propre désastre, comme un ultime acte de défiance contre lui-même. Exactement comme le sujet qui accumule les occasions manquées, qui arrive au bord de la réussite mais se sabote au dernier instant.


Le pire dans la névrose d’échec, ce n’est pas la chute. C’est qu’elle passe inaperçue.


L’Auto-Sabotage et le Seuil Non Franchi

Dans la psychanalyse du seuil, chaque passage psychique est un ajustement, une modulation. La névrose d’échec ne consiste pas simplement à rater, mais à s’arrêter juste avant le seuil, à saboter la transition au moment même où elle pourrait s’accomplir.


Bruegel capture cet instant avec une brutalité silencieuse. Icare aurait pu s’adapter, ajuster son vol pour éviter la chaleur du soleil. Il aurait pu redescendre légèrement, ralentir, sentir la matière de ses ailes et apprendre à en jouer. Mais non. Il va trop haut, trop vite, sans modulation possible. Son désir est absolu, il refuse l’entre-deux. Il ne s’accorde pas à un rythme viable : il s’effondre.


L’Obsession du Seuil et l’Auto-Sabotage

Dans la névrose d’échec, ce n’est pas la réussite qui pose problème, mais le fait de l’assumer pleinement.


Le sujet craint d’habiter un état nouveau, de s’accorder avec lui-même sans lutte intérieure. Il se retrouve toujours dans une oscillation mortifère entre ambition et effondrement, entre le désir de franchir le seuil et la peur de ce que cela implique.


Bruegel illustre cela par l’indifférence du monde face à la chute. Ce monde raisonnable ayant le "Je l'avais prévenu" facile. Le seuil était là, identifié par la raison commune, il aurait pu être franchi avec raison, responsabilité, sauvegarde et conscience. Mais l'autoboicotage se nourrit de l'urgence incendiaire de l'acte et de justifications a posteriori ("je n’étais pas prêt", "je ne méritais pas cette chance", "ce n’était pas le bon moment", "il n'y a qu'à moi que cela arrive").


Freud y aurait vu un conflit refoulé et Lacan un désir empêché par le regard de l’Autre, la psychanalyse du seuil voit un problème de modulation du passage.


Icare ne régule pas son mouvement. Il ne sait pas ajuster son désir. Il le précipite. Il rate la traversée non pas parce qu’il a échoué, mais parce qu’il n’a jamais intégré la notion même de préparation au passage.


Le Désir Comme Incendie – Une Absence de Modulation

Dans la névrose d’échec, le désir n’est pas un manque, il est une flamme mal entretenue, un feu qui brûle trop fort et trop vite, sans résonance directe avec l’environnement.


Icare, au lieu d’incarner une tension vivante entre élévation et prudence, va directement à l’excès. Il ne sait pas jouer avec son propre mouvement. Son vol est un acte unique, binaire, tout ou rien, On-Off de l'interrupteur du plafonnier. Il échoue non parce qu’il est allé trop loin, mais parce qu’il ne s’est jamais ajusté à son propre potentiel, ni aux contingences du contexte.


C’est l’essence même de la névrose du seuil : non pas un empêchement du désir, mais une incapacité à l’habiter avec justesse, avec un modulateur de lumière.


De l’Échec Invisible au Passage Réussi

Si la psychanalyse du seuil devait proposer une issue à Icare, ce ne serait pas de lui dire de ne pas voler, ni de l’empêcher de s’élever, bien au contraire, son idée est tellement belle et géniale, mais de lui apprendre à ajuster son mouvement, à écouter son rythme au lieu de s’abandonner au vertige de l’excès.


L’échec n’est pas toujours un problème, mais le rendre invisible, oui. Le problème de la névrose d’échec, c’est qu’elle efface la chute non seulement à soi, mais aussi à l'Autre, au lieu d’en faire un apprentissage.


Icare ne devait pas éviter la chute, mais accepter qu’elle soit une partie du mouvement d'apprentissage et non une fin brutale sans réitération. Là réside la vraie traversée, celle qui ne se joue pas en une seule fois, mais dans un accord constant avec son propre désir, et dans le meilleur des cas à celui de l'Autre. L'Autre qui lui-même rêve de voler, de s'échapper de son îlot.

Bibliographie

Histoire de l’art et analyse du tableau

Bruegel l’Ancien, P. (vers 1555-1560). La Chute d’Icare [Huile sur toile]. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, Belgique.

Alpers, S. (1983). The Art of Describing: Dutch Art in the Seventeenth Century. University of Chicago Press.

Foucart, J. (1988). Bruegel: L'œuvre peint. Flammarion.

Gibson, W. S. (1977). Bruegel. Thames & Hudson.

Lecocq, M. (2005). Bruegel et la peinture de la Renaissance flamande. Hazan.

Silver, L. (2011). Pieter Bruegel and the Art of Laughter. University of Chicago Press.


Philosophie et psychanalyse appliquées au seuil et à l’auto-sabotage

Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Dunod.

Bachelard, G. (1957). La Poétique de l’espace. Presses Universitaires de France.

Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Payot.

Green, A. (1990). La Folie privée: Psychanalyse des cas limites. Gallimard.

Lacan, J. (1973). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Seuil.

Nasio, J.-D. (2010). L’Inconscient à l’œuvre. Payot.


Approche psychanalytique de la névrose d’échec et du seuil non franchi

Cyrulnik, B. (2012). Sauve-toi, la vie t’appelle. Odile Jacob.

David, M. (2007). L’Angoisse et ses défenses: Une lecture psychanalytique des névroses et des phobies. Presses Universitaires de France.

Maleval, J.-C. (2018). Les psychoses ordinaires et les phénomènes élémentaires. Presses Universitaires de Rennes.

Roudinesco, E. (1993). Histoire de la psychanalyse en France, 1885-1939. Fayard.

Tisseron, S. (2018). Les Bienfaits de l’angoisse: De la peur à la créativité. Albin Michel..

Notions de psychanalyse croisées

La Compulsion de Répétition – Sigmund Freud (1920)

Freud définit la compulsion de répétition comme un mécanisme inconscient où le sujet reproduit constamment une situation douloureuse, même lorsqu’il pourrait s’en éloigner. Dans la névrose d’échec, cette répétition se manifeste par un sabotage systématique du succès : le sujet arrive au seuil de la réussite, puis trouve un moyen de le faire échouer. Icare ne fait pas que tomber, il recrée son propre désastre, poussé par une énergie inconsciente qui l’amène toujours à l’excès.


Le Refus du Désir Accompli – Jacques Lacan (1953-1973)

Lacan explique que le désir ne vise pas vraiment son accomplissement, mais tourne autour d’un manque structurel. L’échec peut ainsi être un moyen de préserver ce manque, car réussir impliquerait d’affronter un vide existentiel : "et après ?". Le sujet en névrose d’échec reste donc dans une errance, jamais comblée, toujours renouvelée. Il évite d’avoir à répondre à la question ultime : "Que faire une fois que j’ai ce que je veux ?"


L’Inhibition et la Peur du Succès – Sandor Ferenczi (1919)

Ferenczi décrit l’inhibition névrotique comme un mécanisme de défense où le sujet freine son propre épanouissement par crainte des conséquences d’un changement. Il développe notamment l’idée que certains individus évitent la réussite pour ne pas trahir un passé familial ou un équilibre psychique fragile. On retrouve ce mécanisme chez ceux qui échouent juste avant d’atteindre leur objectif, comme Icare qui, au moment où il vole trop haut, se précipite vers sa chute.


La Jouissance de l’Échec – Jacques Lacan (1972)

Lacan parle d’une "jouissance du symptôme", une forme de plaisir paradoxal que le sujet tire de sa propre souffrance. Dans la névrose d’échec, échouer peut être une façon de rester fidèle à un scénario personnel ou à une identité de victime. L’échec devient une sorte de position confortable, mieux connue et mieux maîtrisée que la réussite, qui, elle, est pleine d’incertitudes.


L’Angoisse de la Transformation – Donald Winnicott (1960)

Winnicott explique que tout changement majeur implique un risque d’effondrement psychique, surtout si l’individu n’a pas construit un soi stable. L’échec peut alors être une manière inconsciente de rester dans une zone connue, même si elle est frustrante. Réussir signifierait se réinventer, mais cela demande une sécurité intérieure que le névrosé de l’échec n’a pas consolidée.


La Servitude Volontaire – Étienne de La Boétie (1576)

Bien avant la psychanalyse, La Boétie décrivait la tendance de l’homme à s’attacher à sa propre soumission. Dans la névrose d’échec, le sujet s’auto-conditionne à échouer, car il ne s’autorise pas à être libre. Icare, par son désir excessif et sa chute, se remet symboliquement sous la domination de la fatalité, alors qu’il aurait pu ajuster son vol et garder son autonomie.


L’Échec Comme Déni du Réel – Jean-Paul Sartre (1943)

Sartre parle de la mauvaise foi, cette attitude où l’on se ment à soi-même pour éviter d’assumer pleinement sa liberté. Dans la névrose d’échec, l’échec devient une excuse, un moyen d’éviter la responsabilité qui vient avec la réussite. Icare incarne cela : au lieu d’exister pleinement, il se précipite vers une fin qui lui évite d’avoir à gérer son propre triomphe.


Le Rapport à l’Autre et la Peur d’Être Dévoilé – René Girard (1961)

Girard théorise le désir mimétique, selon lequel nous désirons ce que l’Autre désire. Le névrosé de l’échec, lui, peut redouter la réussite car elle l’exposerait au regard des autres, le plaçant dans une compétition qu’il ne veut pas assumer. C’est la crainte du jugement, de la jalousie, de la rivalité. Mieux vaut échouer discrètement que réussir et affronter les attentes des autres.


L’Impossibilité du Passage – Gaston Bachelard (1957)

Bachelard décrit l’imaginaire comme un espace de transformation, mais aussi un lieu où l’on peut rester figé. La névrose d’échec empêche l’individu de franchir un seuil intérieur, comme si un mur invisible se dressait entre lui et son accomplissement. Dans La Chute d’Icare, le passage existe (le ciel, le vol), mais il est mal négocié, précipité sans ajustement.


L’Échec Comme Mode d’Être – Boris Cyrulnik (2012)

Cyrulnik montre que certains individus se construisent autour de leurs blessures, et que la souffrance peut devenir un mode de fonctionnement identitaire. Ceux qui échouent systématiquement le font souvent par fidélité inconsciente à un passé douloureux, à une figure parentale, ou à une peur de briser un équilibre psychique fragile.




 
 

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