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Arnold Böcklin, L’Île des morts. La Traversée du Styx, ou pas : incarner la névrose Traumatique

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 27 févr.
  • 8 min de lecture

Böcklin, A. (1880). L’Île des morts [Huile sur toile]. Kunstmuseum Basel, Suisse

L’Île des morts – Un Seuil Fantôme Figé dans l’Éternité

Dans la Traversée du Styx peint par Joachim Patinir, l'idée était de traverser le seuil de la névrose phobique, sachant que de toute façon la barque avant malgré nous. (voir l'étude sur ce tableau)


Ici c'est différent, la barque est figée, et je me suis toujours demandé quand Charon allait piaffer d'impatience. L’Île des morts d’Arnold Böcklin, peint en 1880, évoque la tension agaçante d'un seuil, d'une décision, qui hésite a être franchi.


Cette œuvre fascine et inquiète.

Une barque silencieuse dérive lentement vers une île rocheuse, île fortifiée par une muraille naturelle, creusée de niches sombres qui évoquent autant des tombes que des portes scellées. Au centre, des cyprès s’élèvent comme des colonnes funéraires, dressées dans une immobilité inquiétante. L’ensemble baigne dans une lumière d'entre-deux, crépusculaire, ni tout à fait nocturne, ni réellement diurne.


Ce tableau est une énigme. Est-ce un départ ou une arrivée ? Ce passeur qui rame, ce passager drapé de blanc, portent-ils un défunt vers son ultime demeure ? Ou bien est-ce une âme errante qui cherche à fuir l’île à regret, sans jamais pouvoir réellement s’échapper ?


Là réside toute la force de L’Île des morts n’est ni destination, ni départ, elle est cet entre-deux, un lieu qui retient, qui enferme sans que l’on sache exactement si la barque y entre ou tente d’en sortir. Il n’y a ni vagues, ni vent, ni sillage, ni mouvement apparent. Et le nocher rame-t-il vers l'avant, ou vers l'arrière ? Même pas… à y regarder de plus près, la paume des rames est hors de l'eau… Définitivement aucune indication de vitesse et de sens du mouvement. Tout semble figé dans une sorte d’attente infinie, un passage qui ne s’accomplit jamais.


C’est l’image parfaite de la névrose traumatique, que la psychanalyse du seuil décrit comme un seuil fantôme, un passage qui aurait dû se faire mais qui est resté ouvert, empêchant toute évolution.


La Névrose du Seuil Fantôme – Un Passage Non Franchi

L’esprit humain est bâti sur des transitions, des étapes que l’on traverse, des seuils que l’on franchit : naissance, séparation, perte, transformation. Chaque événement significatif laisse une trace, un sillage, mais certains laissent une béance, une ouverture qui ne se referme jamais. La névrose traumatique naît de ce seuil inachevé, de cette ornière trop large.


Loin d’être un simple souvenir douloureux, le trauma agit comme un point fixe à l'horizon, un moment qui n’appartient plus au passé, mais qui hante le présent. Le sujet traumatisé ne se contente pas de se souvenir : il revit, il rejoue, il est retenu dans un temps qui ne s’écoule plus normalement.

C’est une faille temporelle et spatiale : le passé n’est pas de l'évoqué historique, il est un parlant présent perpétuel, une pure définition de l'ici et maintenant. Ce qui aurait dû être un passage est devenu une impasse.

Là où la phobie prend soin d'éviter et où l’obsessionnel tord le cou par le contrôle, la névrose traumatique, elle, répète en déformant, bégaie. Ce n’est pas une peur d’aller vers l’avant, c’est l’impossibilité de quitter un arrière-monde psychique qui s’impose sans cesse, un Primat exigeant la préséance.


Le Tableau Comme Métaphore du Trauma

Dans L’Île des morts, tout reflète ce mécanisme du seuil fantôme.

La barque avance, mais vers quoi ou depuis quoi ? Tout comme le sujet traumatisé, elle est prise dans un mouvement sans issue. Elle va, comme l'aiguille d'un tourne-disque pris dans une rayure.

L’île est un piège visuel, elle clos ou fait écran à l'horizon, les ouvertures architecturées visibles de l'île mènent vers ses entrailles, pourtant elle appelle. Le traumatisé ne veut pas forcément rester dans son trauma, mais certaines architectures, certains principes, certains biais culturels sont les seuls pierres où s'agripper.

Le silence est absolu. Il n’y a ni agitation, ni violence apparente. Or, c’est bien cela qui rend l’image aussi oppressante : l’idée qu’il ne se passera rien, qu’il n’y aura pas d’après. Comme dans la névrose traumatique, où l’on tourne en boucle sans progression réelle... Et pourtant le disque tourne toujours.

L’angoisse de ce tableau, ce n’est pas un danger qui guette, c’est ce fichu temps qui refuse de bouger. Un espace coupé du monde, dressé là comme un bloc, hors de l’eau, bouchant l’horizon, impassible. Pas de fuite possible, pas de marche arrière. Juste ce dernier bout de réel où s’accrocher avant que tout ne se fige pour de bon ou disparaisse. Finalement, existerions-nous durablement éloigné de cet l'îlot ?


La Névrose Traumatique – Un Désir Brisé

Le trauma n’est pas seulement une douleur psychique, il est une cassure dans le rythme du désir.

Dans une trajectoire psychique fluide, le désir se déplace, il s’oriente vers de nouveaux objets, il se transforme en fonction des expériences.

Dans la névrose traumatique, le désir est comme une aiguille brisée sur un disque rayé. Le moteur tourne, elle revient toujours au même point, au même manque, à la même scène, à la même ornière trop large. Le traumatisé ne peut pas investir le futur, car il est encore aspiré dans l’événement factuel ou recomposé qui a laissé une brèche dans sa continuité.


On voit cela chez ceux qui revivent leur passé sous forme d’images intrusives, de flashbacks, de reviviscences incontrôlables. Mais on le voit aussi chez ceux qui n’évoquent jamais leur trauma, mais qui construisent leur vie entière en évitant ce passage inachevé.

Le seuil est fantôme, mais il agit. Il est invisible, mais il structure toute l’existence.

Le sujet a souvent conscience qu’il tourne autour d’un même point, mais son quotidien est mécaniquement, irrémédiablement, organisé autour de cette absence.


Comment Travailler avec un Seuil Fantôme ?

L’approche classique du trauma voudrait qu’on "travaille" sur l’événement douloureux, qu’on le revienne en arrière pour mieux le "digérer" ou lé "dompter". Mais la psychanalyse du seuil propose une autre perspective :

Ce qui est problématique, ce n’est pas le trauma en lui-même, c’est l’empreinte qu’il a laissée sur le temps et l'espace psychique du sujet.

Ce n’est pas ce qui s’est passé qui fige le sujet, c’est l’impossibilité d’en faire une mémoire racontée et non un présent racontant.

Le but n’est donc pas de "revivre" ou d’analyser sans fin l’événement, mais de retrouver une continuité temporelle, de rétablir une fluidité où le trauma n’est plus une ornière mais un passage réellement franchi.

Le sujet traumatisé n’a pas besoin de supprimer son passé, il a besoin de pouvoir le faire sien, de le hisser à sa propre responsabilité, de ne plus le vivre dans une boucle figée dans son étrangeté permanente.


Dans L’Île des morts, la seule issue serait que la barque ne s’arrête pas, qu’elle trouve un autre rivage, qu’elle ne soit plus captive de cette île sans échappatoire. C’est ce travail qui doit être fait sur la névrose traumatique : remettre du mouvement, réaccorder le sujet à une trajectoire où le temps peut à nouveau s’écouler et l'espace proposer de nouveaux cheminements... parfois dans la continuité même du sillon du disque.


Bibliographie

Histoire de l’art et analyse de L’Île des morts

Böcklin, A. (1880). L’Île des morts [Huile sur toile]. Kunstmuseum Basel, Suisse.

Dietrich, F. (1997). Arnold Böcklin et le symbolisme européen. Éditions Hazan.

Hofstätter, H. H. (1972). Arnold Böcklin: L'Île des morts et l'art symboliste. Taschen.

Lucie-Smith, E. (2003). Symbolisme et art fantastique: Le voyage intérieur. Thames & Hudson.

Praz, M. (1964). La Chair, la mort et le diable dans la littérature et l'art romantique. Gallimard.


Philosophie et psychanalyse appliquées au seuil et au trauma

Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Dunod.

Bachelard, G. (1957). La Poétique de l’espace. Presses Universitaires de France.

Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Payot.

Lacan, J. (1973). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Seuil.

Nasio, J.-D. (2010). L’Inconscient à l’œuvre. Payot.

Tisseron, S. (2018). Les Bienfaits de l’angoisse: De la peur à la créativité. Albin Michel.


Approche psychanalytique de la névrose traumatique et du seuil fantôme

David, M. (2007). L’Angoisse et ses défenses: Une lecture psychanalytique des névroses et des phobies. Presses Universitaires de France.

Green, A. (1990). La Folie privée: Psychanalyse des cas limites. Gallimard.

Revault d’Allonnes, M. (2012). La Peur et l’humanité. Éditions du Seuil.

Maleval, J.-C. (2018). Les psychoses ordinaires et les phénomènes élémentaires. Presses Universitaires de Rennes.

Roudinesco, E. (1993). Histoire de la psychanalyse en France, 1885-1939. Fayard.

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