La Névrose définie par la psychanalyse du seuil et du flux : entre mouvement et repos
- Fabrice LAUDRIN
- 24 févr.
- 3 min de lecture

Sisyphe marche. Toujours. Son monde est un cycle ininterrompu, une pulsation perpétuelle où chaque sommet atteint n’est qu’un prélude à la chute suivante. Il ne se projette pas dans l’avenir, ne regrette rien du passé. Il ne cherche ni finalité, ni rédemption. Sisyphe, tel que Camus le décrit, est heureux, non pas malgré l’effort, mais dans l’effort lui-même. Il a fait du mouvement sa demeure, du recommencement sa certitude. Il ne doute pas, car douter supposerait une alternative. Or, pour lui, il n’y en a pas. Il roule, il remonte, il chute. Il est.
Mais qu’arrive-t-il lorsque l’instant vacille ?
Lorsque la pierre s’immobilise un court moment ? Lorsque Sisyphe, au lieu de pousser, regarde la pente ? Il existe un autre Sisyphe, plus fragile, plus hésitant, qui, au détour d’une descente, se demande : « Et si je laissais tout rouler ? » Celui-là sent le poids de la répétition, non plus comme un rythme mais comme une boucle. Il commence à percevoir la mécanique qu’il habite. Il entrevoit une alternative. Et c’est là que quelque chose se fissure.
La névrose surgit précisément dans cet interstice, entre l’élan et l’arrêt, entre la fluidité du geste et la résistance du corps. Il y a le Sisyphe qui roule, qui ne se pose pas la question, qui avance sans se voir. Et il y a celui qui hésite, celui qui sent l’inconfort d’un mouvement qui pourrait ne pas être. Il se voit faire et, dans cet instant où la conscience le rattrape, la pierre devient plus lourde. Il ne sait plus s’il la pousse ou si c’est elle qui l’entraîne.
C’est dans ce flottement que la névrose naît, dans cette oscillation où le sujet ne peut ni pleinement avancer, ni totalement s’arrêter. Il est entre deux états, ni en harmonie avec le flux du monde, ni figé dans une immobilité assumée. Il n’habite plus complètement l’un ou l’autre. Il n’est plus le Sisyphe qui roule, ni celui qui repose, il est celui qui vacille entre les deux, pris dans une tension permanente.
Oscillation figée entre deux Absurdités
Il existe, en ce sens, deux absurdités : celle du mouvement perpétuel, où l’individu avance sans jamais s’interroger, et celle du repos absolu, où tout s’efface dans une contemplation vide. Dans ces deux états, il n’y a pas de place pour la névrose. Elle ne surgit que dans l’entre-deux, dans ce moment où le sujet hésite et ne sait plus s’il doit continuer ou s’arrêter. Il entre dans un espace instable, un seuil où le moindre choix devient une épreuve.
Sisyphe devient alors plus qu’un mythe existentiel, il devient un symptôme, celui du sujet qui oscille entre le mouvement et l’immobilité, entre la nécessité et l’incertitude. Tant qu’il roule, il ne sait pas qu’il roule. Tant qu’il s’arrête, il ne sait pas qu’il s’arrête. Mais dès lors qu’il perçoit l’écart entre ces deux états, dès qu’il doute, dès qu’il se met à regarder sa pierre autrement, quelque chose vacille. Il n’est plus totalement dans l’effort, ni totalement dans l’abandon. Il devient suspendu à lui-même, pris dans un décalage avec son propre rythme.
La névrose n’est pas tant une lutte avec le rocher qu’un trouble du seuil, une incapacité à habiter pleinement l’un ou l’autre des états.
Ce n’est pas la répétition qui pèse, mais l’hésitation face à elle. Ce n’est pas l’effort qui écrase, mais la peur qu’il puisse ne pas être nécessaire. Le Sisyphe névrotique n’est plus celui qui pousse, ni celui qui abandonne. Il est celui qui regarde sa pierre en se demandant ce qu’il doit en faire. Et c’est là que la fatigue commence, non pas celle de l’effort, mais celle de ne plus savoir s’il faut encore continuer.