Le Pouvoir Doux : comment l’harmonie est devenue notre nouvelle surveillance
- Fabrice LAUDRIN

- 4 déc.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 déc.

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Tout ce qui passe par un écran doit maintenant être poli. Pas pour ménager l’autre : pour se protéger soi. Chaque mot envoyé est un mot archivable, un mot potentiellement ressorti, repris, mal interprété, envoyé à un supérieur, à un collège, à un groupe WhatsApp que vous ne connaissez pas. La douceur numérique n’est pas une qualité morale : c’est une stratégie de survie. On adoucit parce qu’on sait que la moindre aspérité peut devenir preuve, capture d’écran, dossier. Le rapport à l’Autre passe désormais par un filtre : celui de ce qui pourrait être conservé contre nous.
Cette délégation progressive du lien humain aux plateformes a transformé la parole en matériau légal, en trace exploitable, en futur regret. Ce n’est plus “ce que je veux dire” qui compte, mais “ce qui pourrait être retenu”. Alors on gomme, on édite, on revient en arrière, on s’excuse avant d’avoir commencé, on ajoute une couche de coton autour de chaque intention. La parole devient prudence. L’affect devient protocole. On parle comme si un avocat nous lisait.
Et pendant ce temps, hors de l’écran, la langue réagit à l’étouffement. Elle redevient nerveuse. Tranchante. Les voix claquent dans les parkings, les insultes fusent aux caisses automatiques, les dialogues domestiques s’enflamment pour des riens. On ne supporte plus rien : ni l’attente, ni la contradiction, ni la lenteur. Le contraste est tellement violent que ce n’est plus un paradoxe mais un système : plus on délègue la douceur au numérique, plus on laisse la brutalité s’installer dans le réel. On polit là où la trace peut rester ; on s'arrache là où rien ne sera enregistré.
La douceur numérique n’est pas du respect : c’est la peur de la mémoire. La peur de l’archive. La peur de l’autre comme machine potentielle à conserver les preuves de nos maladresses. Elle produit un monde sans friction visible mais saturé de tensions invisibles. Un monde où l’on ne peut plus se permettre la spontanéité parce que la spontanéité est devenue un risque. Alors on devient lisse. On devient prudent. On devient compatible.
Dans Logan’s Run (1967 et 1976), ce monde était déjà conceptualisé : une cité sous dôme, trop jeune, trop propre, trop heureuse pour ne pas inquiéter. Pas de chefs, pas de police visible, rien à renverser. Juste une atmosphère, un climat d’harmonie obligatoire.
Et au cœur de cette douceur, un rituel parfaitement accepté : le Carrousel, où l’on se sacrifiait en pensant renaître. On ne mourait pas par violence. On mourait parce que la douceur l’exigeait. C’était un pouvoir sans figure, sans colère, sans menace — mais total, précisément parce qu’il était doux.
Notre société actuelle tend de plus en plus à ce pouvoir dans figure. Le bonheur est devenu un instrument de stabilité, non un mouvement intime. On ne demande plus : “comment vas-tu ?”, mais : “ne trouble pas l’équilibre.” Le désir doit s’ajuster au climat collectif.
Ce qui autrefois appartenait au sujet — un Seuil intérieur, une poussée, une émergence — passe désormais sous la tutelle du groupe. Le Moi quitte sa subjectivité pour devenir “notre harmonie”. Le Seuil n’est plus un passage intime : c’est une frontière validée par la communauté.
C’est cette mutation que quelqu’un, à Quimper, a formulée sans le savoir. Un stencil posé dans une rue passante, net, simple, frontal : À mort le Pouvoir. Ce n’était pas une injure, ni une revendication classique. C’était un diagnostic. Le pouvoir n’a plus de figure. Il tient par l’ambiance, par l’atténuation, par l’auto-modération. Et chose significative : la municipalité ne l’a même pas effacé. Aucun rouleau, aucun blancage. Le pigment était trop pauvre ; les lettres s’éteignent d’elles-mêmes, lentement, comme une parole qui persiste malgré sa propre fragilité. On lit encore les mots, mais ils pâlissent. Et tant qu’ils tiennent, ils disent juste.
Nous ne vivons pas un retour de l’autorité. Nous vivons quelque chose de plus subtil : une harmonie devenue obligatoire, un calme devenu loi implicite, une neutralité devenue police mutuelle. Le pouvoir n’impose plus rien ; il adoucit tout. Et c’est précisément ainsi qu’il tient.
Reste une seule phrase pour dire ce qui se passe vraiment : quand la douceur devient nécessaire, elle cesse d'être un sentiment — elle devient un régime.
Logan’s Run (1976)
Titre français : L’Âge de Cristal
Réalisateur : Michael Anderson
Année : 1976
Genre : science-fiction dystopique, inspiré du roman de Nolan et Johnson. Nolan, W. F., & Johnson, G. C. (1967). Logan’s Run. New York, NY: Dial Press.
Résumé essentiel : Dans une cité futuriste enfermée sous un dôme, la population vit dans un bonheur obligatoire : loisirs permanents, jeunesse éternelle, harmonie totale. À trente ans, chacun doit se soumettre au rituel du Carrousel, cérémonie euphoriquement présentée comme une “renaissance”, mais qui est en réalité une exécution collective. Logan 5, membre des Sandmen chargés d’éliminer les fuyards, découvre la vérité et tente de s’échapper.
Idée centrale :Logan’s Run met en scène un pouvoir sans visage : pas de tyran, pas de police visible, seulement un climat de douceur obligatoire. La contrainte passe par l’ambiance, le rituel, la compatibilité émotionnelle. La cité fonctionne comme une utopie totalitaire douce, où le contrôle est assuré par la promesse du plaisir et l’effacement de toute friction.
Enjeu psychanalytique : La ville sous dôme opère comme une mère artificielle : nourricière, enveloppante, rassurante — mais castratrice. Le Carrousel transforme la mort en spectacle harmonieux, supprimant la possibilité du conflit, du désir, du Seuil. C’est une société où le sujet n’existe que tant qu’il est compatible.
Pourquoi c’est important aujourd’hui : C’est l’un des premiers récits à montrer un système où la pacification constitue le cœur du pouvoir : un modèle de totalitarisme par douceur, non par force. Une vision étrangement proche des enjeux contemporains du numérique, de la modération automatisée, et de la pression sociale à la bienveillance permanente.
Glossaire — La Douceur comme Régime
Douceur numérique
Ensemble de normes implicites qui imposent un langage lissé, poli, sans aspérités, destiné non à respecter l’autre mais à se protéger de l’archive.La douceur comme réflexe défensif.
Peur de l’archive
Angoisse contemporaine liée au fait que chaque mot peut être enregistré, ressorti, détourné. Le discours devient calcul et précaution. La spontanéité devient un risque légal.
Délégation du lien
Transfert progressif du rapport à l’Autre vers les plateformes numériques : la conversation se fait sous surveillance, non entre deux sujets libres.
Langue compatible
Langage aseptisé produit pour éviter les conflits, les malentendus, ou la sanction sociale. Parole sans désir : parole calibrée.
Violence compensatoire
Retour brutal du réel dans la sphère non enregistrée : éclats dans les parkings, cris en voiture, disputes domestiques. Compensation du polissage numérique.
Pouvoir doux
Système de contrôle sans figures autoritaires, fondé sur la pacification des surfaces : une discipline sans violence visible, une harmonie obligatoire.
Harmonie contrainte
Atmosphère imposée où toute friction devient suspecte. L’équilibre collectif prime sur le surgissement du sujet.
Seuil collectivisé
Transformation du Seuil — lieu intérieur où le sujet apparaît — en frontière commune : on ne franchit plus ce qui déplairait au groupe.
Loganisation
Phénomène par lequel une société adopte les mécanismes de Logan’s Run : jeunesse symbolique, douce coercition, effacement du conflit, climat sans chef mais totalisant.
Carrousel
Dans Logan’s Run, rituel euphorique de mort-renouvellement. Métaphore des cycles sociaux qui transforment la disparition en fête et l’obéissance en participation joyeuse.
Stencil spectral
Pochoir urbain dont l’effacement n’est pas opéré par l’autorité mais par la faiblesse du pigment. Trace fragile qui révèle un désir, même en disparaissant.
Exemple canonique : À mort le Pouvoir, rue passante de Quimper.
Pouvoir atmosphérique
Forme de domination qui n’a ni visage ni énoncé. Ce n’est pas une institution : c’est un climat. Un état de l’air, non une loi explicite.
Neutralité punitive
Imposition d’un ton, d’une attitude, d’une compatibilité sociale. Le conflit n’est pas interdit : il est rendu impensable.
Polissage comportemental
Auto-modération permanente : édulcorer, arrondir, se calmer soi-même avant de parler. Une discipline affective intériorisée.
Régime de compatibilité
Système où l’on demande aux individus non d’être bons, mais d’être compatibles. Le sujet doit se conformer à la fluidité générale.
Régime de la douceur nécessaire
Point culminant : quand la douceur cesse d’être une émotion et devient une obligation. Lorsque la politesse n’est plus une vertu mais une structure politique.



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