Le Cri de Munch : une onde de choc existentielle
- Fabrice LAUDRIN
- 5 févr.
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Dernière mise à jour : 7 févr.

On pourrait croire à une blague : un personnage à l’air hagard, un paysage qui ondule comme une hallucination, des couleurs criardes… Mais Le Cri (1893) d’Edvard Munch, c’est tout sauf une plaisanterie. C’est une secousse, un électrochoc pictural, un cri qu’on voit mais qu’on n’entend pas. Une scène où la terre, le ciel et l’humain semblent se dissoudre dans une même apocalypse sensorielle.
Et pourtant, ce hurlement figé nous parle. De nous. De l’angoisse, celle qui ne se laisse pas domestiquer. De ce moment où la réalité elle-même semble chavirer sous nos pieds. Freud, Lacan, Nietzsche, et même Sartre auraient trouvé dans cette toile un laboratoire de l’existence : une confrontation brutale avec le vide, l’angoisse, et la dissolution du sujet.
Mais alors, qui crie vraiment dans ce tableau ? Le personnage ? Le monde ? Ou nous-mêmes, face à ce vertige pictural ? Une chose est sûre : une fois qu’on l’a vu, impossible de l’oublier.
Le Cri comme explosion du Réel : un monde qui vacille
Munch ne peint pas un cri, il le matérialise. Il n’y a pas de bouche grande ouverte, pas de notes de musique flottant dans l’air. Et pourtant, tout hurle. Le ciel rougeoyant, les courbes déchaînées du paysage, les couleurs en tension. L’espace lui-même semble se tordre sous l’effet du son, comme si la réalité cédait sous une pression invisible.
Cette sensation d’effondrement perceptif rappelle immédiatement les œuvres de Francis Bacon, où les corps et les visages ne tiennent plus dans une forme stable, soumis à une force qui les broie. Chez Van Gogh, dans La Nuit étoilée, le ciel semble lui aussi animé d’un mouvement organique, une onde qui traverse tout. Un même frisson, un même tremblement.
Lacan aurait vu ici une irruption du Réel. Ce Réel, c’est ce qui échappe à toute tentative de symbolisation, ce qui ne peut être mis en mots, ce qui surgit comme un trou béant dans notre perception du monde. Munch ne nous donne aucun repère stable. La perspective est faussée, l’espace n’est plus une structure rassurante mais un tremblement, un chaos. Le Cri ne représente pas l’angoisse, il la déclenche.
Le sujet dissous : l’échec du Moi face à l’angoisse
Regardons cette figure au premier plan. Ce n’est pas un individu, c’est une forme molle, une silhouette presque ectoplasmique. Il n’a ni ossature, ni consistance. Son visage est lisse, inexpressif, un masque où ne subsiste qu’un regard halluciné. Munch ne peint pas un personnage : il peint une dissolution.
Là, impossible de ne pas penser aux sculptures filiformes de Giacometti, où les corps sont réduits à des présences vacillantes, comme si l’individu ne pouvait plus exister que dans une forme fragile, prête à disparaître. L’univers de Hans Bellmer, avec ses poupées disloquées, raconte cette même peur : celle d’un Moi qui éclate sous la pression d’une force intérieure ou extérieure.
C’est l’échec du Moi, pour Freud : ce moment où l’angoisse devient si forte que le sujet ne peut plus se structurer, ne peut plus tenir face à la pression. Cette figure, c’est l’humain réduit à un pur affect, à une peur brute qui l’écrase et le déforme.
L’angoisse et l’inquiétante étrangeté : pourquoi cette œuvre nous fascine-t-elle ?
Ce qui est fascinant avec Le Cri, c’est qu’il ne montre rien de rationnel, mais tout le monde le comprend immédiatement. Ce n’est pas une scène de guerre, ce n’est pas un cauchemar identifiable, et pourtant… il nous touche, viscéralement.
Freud aurait parlé d’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche). Ce phénomène où quelque chose d’intime devient soudain étrange, menaçant. Ici, ce n’est pas un monstre qui nous effraie : c’est le monde lui-même qui devient inquiétant. Le pont sur lequel se tient la figure existe réellement, à Oslo. Mais dans la peinture, il flotte dans un espace qui n’a plus de consistance. Ce que nous pensions familier nous échappe.
René Magritte joue sur cette même tension dans L’Empire des lumières, où un paysage de nuit est surplombé par un ciel en plein jour. Ce qui devrait être logique ne l’est plus. David Lynch, dans ses films, creuse ce même sillon, en nous montrant des univers en apparence normaux où quelque chose cloche.
Cette étrangeté fonctionne parce qu’elle n’est pas spectaculaire. Elle est insidieuse, comme une angoisse qui s’infiltre lentement.
Un cri silencieux : entre jouissance et terreur
On n’entend pas ce cri, et c’est peut-être cela qui le rend si violent. Lacan aurait vu ici une métaphore de la jouissance. Non pas le plaisir, mais ce qui dépasse la limite du supportable. Ce hurlement, il remplit tout l’espace, il déchire la toile. Il est tellement excessif qu’il se retourne contre lui-même, devenant silencieux.
Cette saturation, ce débordement qui touche au sacré, se retrouve dans la façon dont Munch déploie la couleur. Le rouge du ciel semble un incendie cosmique, le bleu du fjord est une ombre liquide. Cette sur-intensité perturbe : trop de sensation, trop d’émotion. On ne sait plus si l’on voit, si l’on ressent, ou si l’on est happé dans un état entre le réel et l’hallucination.
Dans un registre totalement différent, Mark Rothko provoque un effet similaire avec ses grands aplats de couleurs vibrantes. On croit voir une peinture, mais on est pris dans une expérience sensorielle, où la couleur dépasse le cadre, nous absorbe.
Le Cri de Munch ne nous crie pas dessus, il nous aspire.
Finalement, qui crie vraiment ?
Le Cri n’a rien perdu de sa force. Il nous rappelle une chose essentielle : l’angoisse n’a pas besoin de monstre, de guerre ou de catastrophe. Elle surgit parfois, sans prévenir, et elle tord tout sur son passage.
Mais ce cri, que l’on ne peut pas entendre, est-ce celui du personnage ou le nôtre ? Car en fin de compte, cette œuvre fonctionne comme un miroir : chacun y voit son propre vertige. Munch, en un seul tableau, n’a pas peint un cri. Il nous a appris à l’écouter.
Bibliographie
Munch, Edvard. Le Cri, 1893. Galerie nationale, Oslo.
Freud, Sigmund. L’inquiétante étrangeté et autres essais, 1919. Paris : Gallimard, 1985.
Lacan, Jacques. Le Séminaire, Livre X : L’angoisse, 1962-63. Paris : Seuil, 2004.
Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra, 1885. Paris : Gallimard, 1971.
Sartre, Jean-Paul. L’Être et le Néant, 1943. Paris : Gallimard, 1943.
Bacon, Francis. Étude pour un portrait de Velázquez, 1953. Collection privée.
Van Gogh, Vincent. La Nuit étoilée, 1889. MoMA, New York.
Magritte, René. L’Empire des lumières, 1954. Musée Magritte, Bruxelles.
Giacometti, Alberto. L’Homme qui marche, 1960. Fondation Giacometti, Paris.
Concepts psychanalytiques évoqués
1. Le Réel (Lacan)L’angoisse surgit quand le Réel fait irruption, lorsque le symbolique s’effondre. Le Cri est une représentation parfaite de cette perte de repères.
2. L’échec du Moi (Freud)Face à une angoisse trop forte, le Moi ne peut plus se structurer. La figure dissoute de Munch traduit cet effondrement psychique.
3. L’inquiétante étrangeté (Freud)Le tableau joue sur une familiarité troublante : ce qui devrait être rassurant devient perturbant, comme un rêve qui vire au cauchemar.
4. La jouissance (Lacan)Ce cri est une saturation du sensible, un excès d’émotion qui dépasse le supportable, là où le plaisir et l’effroi se confondent.