La pomme, le masque et le désir : Magritte le Sadique. Autour du tableau Le Fils de l’Homme
- Fabrice LAUDRIN
- 10 févr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 févr.

Dans le paysage rassurant de l’histoire de l’art, il y a parfois des œuvres qui, sans en avoir l’air, viennent déranger les certitudes les mieux établies. Le Fils de l’Homme, peint par René Magritte en 1964, pourrait passer pour une plaisanterie visuelle, une sorte d’impasse surréaliste où un homme en costume se fait voler la vedette par une vulgaire pomme verte. Mais ce serait oublier que Magritte n’a jamais rien laissé au hasard, surtout pas le vide. Ce vide, précisément, devient ici l’objet d’une mise en scène savante. Une mise en scène du désir, de la frustration, et surtout de ce Réel dont parlait Lacan, ce truc qui ne rentre jamais dans le cadre mais insiste quand même, un peu comme une pierre dans la chaussure de nos représentations bien rangées.
Magritte savait que le plus grand tour de magie consiste à montrer ce qui manque, à rendre le visible insupportablement incomplet. La pomme suspendue devient alors bien plus qu’un accessoire surréaliste : elle est un piège, un défi lancé à notre regard. Si cette pomme occulte le visage, ce n’est pas pour mieux le révéler ensuite. Non, Magritte ne joue pas au jeu du dévoilement progressif. Il nous met face à une absence définitive, là où tout spectateur espère un sens plein, un visage familier, une forme d’identité rassurante. Et c’est là que ça devient intéressant.
Dans le lexique lacanien, cette absence relève du Réel. Le Réel, c’est ce qui ne se dit pas, ne se montre pas, mais qui revient toujours, comme une fissure à la surface du visible. Ce Réel, dans Le Fils de l’Homme, s’impose là où devrait se trouver le visage, ce lieu par excellence de la reconnaissance et du sens. Il y a bien un costume, un corps, une posture rigoureusement composée, mais l’essentiel manque : le regard du sujet. Tout reste suspendu, littéralement.
Magritte n’est pas dupe des attentes du spectateur : il sait que ce dernier cherche un visage derrière la pomme. Cette quête tourne pourtant à vide, car cette pomme est bien plus qu’un objet décoratif. Elle est ce que Lacan appelle l’Objet Petit a, l’objet cause du désir, ce machin insaisissable qui ne cesse de provoquer le manque sans jamais le combler. Elle est la carotte devant l’âne, mais une carotte qui ne se laisse jamais rattraper. Chaque tentative de regarder derrière relance l’attente, creuse le vide un peu plus profond, et fait de cette pomme une présence aussi frustrante qu’hypnotique.
Mais là où Magritte devient véritablement cruel, c’est dans sa manipulation subtile du Symbolique. Cet homme en costume pourrait incarner l’ordre social, la figure d’un père respectable, une autorité muette. Pourtant, cette autorité est minée dès l’instant où le visage disparaît derrière la pomme. Le Nom-du-Père, cette fonction qui devrait structurer le sujet et lui donner une place claire dans le monde symbolique, vacille. L’homme en costume devient une silhouette anonyme, une coquille vide, un corps sans identité. Ce n’est plus le père, mais une parodie de père, une absence déguisée en présence.
L’ironie de Magritte tient justement à cette tension : il donne tout et ne donne rien, joue avec les attentes tout en maintenant le spectateur en suspens. Le Symbolique se dérobe, l’Imaginaire se fissure, et le Réel s’impose comme ce point de résistance insupportable, ce lieu où l’œil bute, encore et encore, sur ce qui manque.
Alors, que faire de cette pomme ?
Certains y voient une référence au péché originel, d’autres y lisent un clin d’œil dadaïste ou une blague privée de Magritte. Peu importe. Ce qui compte, c’est le jeu cruel qu’elle impose au spectateur : elle le maintient en mouvement, dans une quête qui ne peut jamais se résoudre. Elle est à la fois l’écran et le moteur du désir, un rappel constant que ce que nous cherchons dans l’image – un visage, un sens, une réponse – ne sera jamais là. Magritte, malin comme un vieux Trickster, savait que l’art n’a pas besoin de tout révéler. Mieux encore : c’est dans ce qui reste caché qu’il trouve sa force la plus subversive.
Il ne s’agit pas d’une simple disparition du visage, mais d’un déplacement du sujet, une opération chirurgicale du visible qui laisse le spectateur face à lui-même, à son propre désir de sens. Ce désir, Magritte l’enferme dans une boucle infinie, un espace ouvert où le visible et l’invisible dansent sans jamais se rencontrer.
Et c’est là que réside tout l’intérêt de Le Fils de l’Homme : dans cette tension permanente, ce vide actif qui invite à regarder sans fin ce que l’on ne peut jamais voir.
En d’autres termes, Magritte nous rappelle que ce qui est le plus réel n’est jamais ce qui se voit, mais bien ce qui se dérobe toujours.
Bibliographie
Lacan, J. (1973). Le Séminaire XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.
Lacan, J. (1957). La métonymie et la métaphore paternelle. Écrits. Paris : Seuil.
Magritte, R. (1964). Le Fils de l’Homme. Collection privée.
Nasio, J.-D. (1992). Les grands concepts de la psychanalyse. Paris : PUF.
Notions psychanalytiques rencontrées