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Introduction à la Psychanalyse du Seuil, Entre formes fossiles et subjectivités fragmentées : pour une topologie clinique de la répétition froide

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 24 mars
  • 19 min de lecture

Dernière mise à jour : 26 mars

L’inconscient est dans la répétition (Lacan, 1964)[1].


Mais que fait-il quand cette répétition devient froide ? Quand elle ne dit plus rien, quand elle s’étale, identique à elle-même, sans désir apparent, sans faille visible ? C’est là que commence notre écoute. Là que naît la psychanalyse du Seuil.

 

Tout sujet habite des formes : des formes qui lui viennent du langage, du corps, de l’histoire. Ces formes se déposent en lui, s’y figent parfois, s’y réveillent. Certaines sont brûlantes, d’autres tièdes, d’autres enfin se refroidissent, comme des fossiles psychiques. La répétition, loin d’être seulement un symptôme, devient alors une stratigraphie de la vie psychique. Elle ne signifie plus — elle insiste.

 

Deux figures nous permettent de situer ce point extrême. En 1915, Kasimir Malevitch expose à Petrograd le Carré noir sur fond blanc : une icône vide, suspendue dans l’angle supérieur du mur comme une croix absente. Il déclare : « Il n'y a plus de représentation ; il n'y a que l'attente pure. »[2]. Un demi-siècle plus tard, Olivier Mosset peint des Cercles noirs identiques, répétés à l’infini, sans affect, sans commentaire, jusqu’à l’épuisement. Il dira : « Je voulais une peinture qui n’implique pas l’artiste, qui ne le représente pas. »[3]. Carré, Cercle. Une disparition. Une répétition. Deux seuils. Entre les deux : le vide que la psychanalyse du Seuil choisit d’habiter.

 

Elle ne cherche pas un retour au sens. Elle ne veut pas « redonner la parole au sujet », comme si celui-ci était intact quelque part, simplement empêché. Elle écoute les formes mortes, les gestes vides, les rituels figés, les Cercles qui ne disent plus rien — et qui pourtant tremblent encore. Ce tremblement, ce point de bascule entre extinction et surgissement, c’est le Seuil.

 

Aujourd’hui, les patients en séance de psychanalyse ne parlent plus comme dans les cas princeps, ils s’en défient même. Ils ne rêvent plus pareil, ne fantasment plus pareil, ne symbolisent plus pareil. Ils apparaissent par fragments, figures, interfaces, images — et souvent, bien entendu, par répétitions. Ils ne parlent pas, ils re-jouent. Et ce qui se répète n’est plus nécessairement vivant. Mais parfois, dans cette répétition même, quelque chose fissure.

 

C’est là que nous travaillons. La psychanalyse du Seuil est une clinique de la fissure froide. Elle entend ce qui revient sans dire pourquoi. Elle ne cherche pas à guérir, mais à ouvrir un passage dans l’indécidable, le figé, la banquise. Ce passage peut être une image, un cri, un fragment de forme, un cercle noir peint pour la centième fois. Un geste sans origine. Une pulsation fossile. Et parfois, une voix.

 

Notes bibliographiques :

[1] Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, coll. "Le Champ freudien".

[2] Malevitch, K. (1915/2007). Écrits. Paris : L’Âge d’Homme. Voir notamment le manifeste du suprématisme et la description du Carré noir comme « seuil du non-objet ».

[3] Mosset, O. (1997). Entretiens avec Lionel Bovier. Dijon : Les Presses du Réel.

 


 

1. Aux origines de la psychanalyse du Seuil : de Freud à Didi-Huberman

Contextes, tensions, dérives et émergence d’un espace resté sans nom

La psychanalyse du Seuil n’est pas née d’un manifeste, ni d’une école, ni d’un événement doctrinal. Elle est issue d’un long glissement, à peine perceptible, dans le sous-sol même de la pensée psychanalytique. Ce glissement, longtemps silencieux, a fini par révéler une zone inoccupée, un espace résiduel, traversé par des figures, des gestes, des répétitions, que personne ne voulait réellement nommer. Ce que nous appelons aujourd’hui "Seuil" était auparavant un entre-deux inconfortable, souvent contourné : entre l’image et le langage, entre le corps et le symptôme, entre le sujet et ses fragments.

 

Dans l’histoire de la psychanalyse, plusieurs points de tension ont ainsi ouvert des brèches que personne n’a su refermer — ni Freud, ni Lacan, ni leurs héritiers directs. Ces brèches sont devenues nos points d’ancrage.

 

Freud : aux confins du principe de plaisir

Freud découvre, dans les années 1920, un phénomène qui ne se laisse pas absorber dans la logique classique du désir ou du souvenir : la compulsion de répétition (Wiederholungszwang) — cette tendance de certains sujets à répéter, sans conscience, sans plaisir, des scènes, des échecs, des fragments d’expérience. Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud en fait une hypothèse-limite : il y aurait, au-delà des pulsions de vie, une force obscure, presque inhumaine, qui ramènerait le sujet vers un état antérieur à toute symbolisation (Freud, 1920)[1].

 

Mais Freud n’ouvre pas ce lieu. Il l’identifie, le contourne, le théorise comme un paradoxe. La psychanalyse du Seuil, elle, habite ce lieu. Elle le prend comme espace clinique, comme topologie réelle. Elle considère que la répétition, loin d’être un échec du souvenir, est un seuil actif, un passage figé où quelque chose insiste. Non pas une pulsion de mort, mais un appel silencieux, une forme fossile de subjectivité.

 

Lacan : la structure, le manque, le retour

Lacan relance la psychanalyse par le langage. Il donne au signifiant une fonction de structuration de l’inconscient, et redonne à la parole sa puissance opératoire. Mais cette relance est aussi une fermeture : le sujet lacanien ne cesse de manquer, de se dérober, de tourner autour de l’objet perdu, dans une économie de la coupure et du désir (Lacan, 1964)[2].

 

Ce que Lacan laisse de côté, c’est ce qui ne parle plus. Ce qui ne revient pas dans la chaîne du signifiant. Ce qui se répète sans dialectique. La psychanalyse du Seuil part de là. Elle prend au sérieux ce qui ne s’articule pas. Les gestes, les images, les silences. Elle ne cherche pas à les réinsérer dans un système symbolique, mais à les écouter dans leur état brut, leur état d’abandon, leur état de forme désaffectée.

 

Jung : archétypes, images et cristallisations

Jung ouvre un autre chemin, plus imagé, plus mythologique. Il voit dans les rêves et les figures archaïques des structures profondes de l’âme humaine, des archétypes collectifs (Jung, 1968)[3]. Mais là encore, ces archétypes sont réactivés, chargés d’énergie, associés à des processus de transformation.

 

Or ce que nous rencontrons, dans la clinique contemporaine, ce sont des formes mortes : des figures répétées, désaffectées, vidées de toute énergie symbolique. Le sujet ne vit plus ses archétypes : il les porte comme des fossiles, parfois sans les voir. La psychanalyse du Seuil tente de repérer ces formes, non pour les réanimer, mais pour entendre ce qui se fige dans la répétition même.

 

Merleau-Ponty : perception, chair et topologie

C’est Merleau-Ponty, peut-être plus que tout autre, qui prépare en silence le terrain de notre topologie.

Dans Phénoménologie de la perception, il déconstruit l’opposition sujet/objet, et montre que le corps n’est pas une entité localisée, mais un seuil de perception, une interface vivante entre monde et conscience (Merleau-Ponty, 1945)[4].

 

La psychanalyse du Seuil reprend cette intuition en la radicalisant :le corps n’est pas seulement un médiateur, il est un champ de seuils : seuil de douleur, seuil de genre, seuil de visibilité, seuil d’effondrement. La subjectivité ne peut plus être pensée comme un noyau, mais comme une constellation mouvante de points de bascule.

 

Deleuze : la répétition comme site d’événement

Deleuze ouvre une brèche décisive dans Différence et répétition. La répétition n’est pas copie, mais événement, variation, différenciation sans modèle (Deleuze, 1968)[5]. Mais encore, une part échappe. Il ne pense pas la répétition froide, celle qui ne varie plus, celle qui insiste sans rien créer. C’est précisément là que la psychanalyse du Seuil prend position :elle travaille sur les formes qui ne produisent plus de différence, mais qui persistent, obstinées, comme des pierres mentales, des figures gelées, des Cercles noirs.

 

Didi-Huberman : survivance et faille imageante

Chez Georges Didi-Huberman, l’image n’est jamais neutre. Elle survit, elle tremble, elle fait signe vers un autre temps (Didi-Huberman, 2000)[6]. Dans sa pensée, l’image est un seuil temporel, un lieu d’effraction. Nous prolongeons ce geste : mais notre image n’est plus vibrante — elle est en attente. Elle se répète. Elle resurgit sans sens. Et pourtant, elle parle. Parfois. À condition d’écouter autrement.

 

C’est de toutes ces limites que naît la psychanalyse du Seuil. Elle ne prolonge aucune de ces pensées, mais récolte ce qu’elles ont laissé de côté. Elle ne cherche pas à reconstruire un système, mais à habiter les espaces que les autres ont traversés sans s’y arrêter. C’est cela, notre origine :un lieu vide, traversé par des formes mortes ou plutôt figées en apparence. Et une méthode pour les entendre.

 

Notes bibliographiques :

[1] Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir (Jenseits des Lustprinzips). Paris : PUF, 2010.

[2] Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.

[3] Jung, C. G. (1968). L’Homme à la découverte de son âme. Genève: Georg.

[4] Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.

[5] Deleuze, G. (1968). Différence et répétition. Paris : PUF.

[6] Didi-Huberman, G. (2000). Devant l’image : Question posée aux fins d'une histoire de l'art. Paris : Minuit.


 

2. Qu’est-ce que la psychanalyse du Seuil ?

Topologie vivante, espace d’écoute et clinique des formes en suspension

La psychanalyse du Seuil ne propose pas une nouvelle école. Elle ne redéfinit pas le sujet, ni ne promet un cadre de lecture universel. Elle se tient ailleurs : dans un espace que les grandes architectures psychanalytiques ont survolé, effleuré, ou refoulé — l’espace du seuil, cet interstice fragile entre deux états, deux formes, deux temps, deux positions subjectives.

Elle ne propose pas une théorie du milieu, mais une pratique de la limite.

Dans sa forme la plus directe, on pourrait la définir ainsi :

La psychanalyse du Seuil est une clinique des zones de passage non traversées, des formes figées en attente, et des répétitions qui ne signifient plus. Elle travaille non pas sur ce qui parle, mais sur ce qui revient sans parler, sur ce qui insiste sans structure, sur ce qui tremble sans cri.


2.1 Une topologie du vacillement

Le terme de "seuil" n’est pas ici une métaphore. Il désigne une configuration réelle, perceptible, parfois visible, parfois auditive, parfois affective. Un lieu où quelque chose bascule, sans se fixer. Le seuil n’est ni la limite (qui sépare), ni le milieu (qui relie), ni l’origine (qui fonde). Il est une zone active, traversée de forces opposées, soumise à la pression du temps, de l’image et du silence.

 

C’est une topologie instable, mobile, affectée par des micro-événements psychiques. Un patient peut vivre un seuil comme : un état flottant entre deux décisions ; un point d’arrêt entre deux identités ; une paralysie intérieure entre deux mots. Le seuil n’est pas ce qui manque : c’est ce qui est là, mais qui ne s’ouvre pas encore. Et parfois, il ne s’ouvrira jamais — il faudra alors apprendre à y habiter.

 

La psychanalyse du Seuil devient donc une topologie vivante, non-euclidienne, marquée par des tensions, des contractions, des suspensions, des fractures. Elle travaille avec des figures instables : cercles, spirales, ellipses, surfaces pleines, surfaces effondrées.

 

2.2 Une temporalité suspendue

L’expérience du seuil engage une temporalité singulière, souvent hors des régimes classiques de l’inconscient freudien (rétroactivité, retour du refoulé) ou lacanien (temps logique, acte). Le sujet ne revient pas sur un trauma. Il rejoue sans comprendre. Il insiste sans transformation. Il fait retour sans boucle.

 

Ce que nous appelons "répétition froide" — à l’opposé de la "répétition différentielle" deleuzienne (Deleuze, 1968)[1] — n’est pas une pathologie, mais une forme d’existence psychique. Elle n’attend pas l’interprétation. Elle résiste à la parole. Et pourtant, elle peut être entendue — si l’on change de posture clinique.

 

La psychanalyse du Seuil ne demande pas au patient de "dire" son symptôme, mais de s’approcher de la forme qui revient, de reconnaître le seuil qu’il habite. Cette reconnaissance n’est pas verbale. Elle est souvent visuelle, rythmique, fragmentaire, rituelle. C’est pourquoi nous nous attachons tout particulièrement à l’art, qui est sans nul doute la plus ingénieuse façon d’habiter le seuil… et de partager son habitation.

 

2.3 Une clinique du fragment, du figé et de la forme vide

Les cas que nous rencontrons aujourd’hui — au cabinet même, les lieux d’exil, les consultations de crise, les espaces intermédiaires entre réel et numérique — n’entrent plus dans les catégories traditionnelles du délire, du rêve ou du transfert. Ils se présentent par fragments isolés, gestes répétés, images fixes.

Un adolescent qui filme chaque jour le même trajet sans jamais le regarder. Une patiente qui ressasse le même mot sans contexte, sans lien, sans signification. Un homme qui rejoue des scènes silencieuses devant son miroir sans qu’aucune mémoire ne semble s’y attacher. Tous sont sur un seuil de subjectivité, entre figement et surgissement.

 

Nous ne leur demandons pas d’expliquer. Nous leur proposons un lieu pour maintenir l’instable, habiter l’informe, accueillir le sans-voix.

 

2.4 Une pluralité de seuils internes

Chaque sujet est traversé non par un seul seuil, mais par une multiplicité de seuils simultanés :

  • seuils corporels : seuil de douleur, seuil de chute, seuil d’excitation ;

  • seuils psychiques : seuil de rupture, seuil d’effondrement, seuil de mutisme ;

  • seuils numériques : seuil de présence en ligne, seuil d’image, seuil d’avatarisation ;

  • seuils symboliques : seuil de nomination, seuil de mémoire, seuil d’héritage.

La subjectivité contemporaine ne se construit plus autour d’un axe, mais par l’agencement temporaire de ces seuils mouvants.

 

Certains s’ouvrent, d’autres se ferment. Certains s’effondrent, d’autres deviennent des formes fossiles. C’est cette architecture que la psychanalyse du Seuil cartographie.

 

Elle n’interprète pas. Elle accueille, elle déplace, elle maintient en tension. Et parfois, elle laisse surgir une parole latente, comme un murmure qui aurait attendu mille répétitions froides pour oser apparaître.

 

Notes bibliographiques :

[1] Deleuze, G. (1968). Différence et répétition. Paris : PUF


 

3. Enjeux contemporains

Pourquoi la psychanalyse du Seuil n’est pas une option mais une réponse directe aux conditions de l’époque

Le XXIe siècle n’a pas simplement modifié les formes du malaise. Il a transformé les conditions mêmes de la subjectivité. Non pas en surface, mais dans ses assises : temps, corps, mémoire, image, lien, narration, durée. Nous n’assistons pas à une évolution des symptômes, mais à une mutation silencieuse du champ anthropologique. Et dans cette mutation, la psychanalyse, telle qu’elle fut conçue au XXe siècle, perd son espace opératoire. Elle parle encore, mais à côté. Elle pense encore efficacement, mais des formes du temps actuels.

 

Ce que la psychanalyse du Seuil propose, ce n’est pas une actualisation. C’est un déplacement radical du lieu d’écoute. Non plus là où le sujet dit ce qu’il ne savait pas vouloir. Mais là où le sujet ne dit plus, et pourtant laisse une trace, une forme, une insistance. Là où quelque chose persiste, sans se raconter, sans se relier, sans se rêver.

 

 En cabinet, la plainte a souvent disparu. Il reste un motif, un geste, un tic, un fantasme vide, une présence en boucle. Les symptômes se désorganisent au point de devenir purement rythmique : des séries de gestes, de scansions, d’apparitions sans mémoire. Dans les lieux d’exil, ce ne sont pas des récits brisés que nous recueillons, mais des récits absents — un trou avant même la langue. Dans les écoles, chez les adolescents, l’image devient un territoire d’émergence instable : selfies, avatars, visages transformés, signes envoyés vers personne, ni vers tous.

 

Dans tous ces cas, le dispositif classique ne fonctionne plus. Le symptôme n’est plus "à interpréter" — il est à tenir. Le sujet n’est plus "à faire parler" — il est à écouter dans sa forme. Il ne cherche plus à signifier — il persiste.

Et cette persistance, si l’on ne sait pas l’habiter, devient un mur. C’est là que nous intervenons.

 

La psychanalyse du Seuil ne vient pas réactualiser Freud, ni relancer Lacan. Elle acte une rupture d’époque. Elle prend position là où les seuils de subjectivité ont été déplacés sans être reconnus. Elle donne un nom à ce qui, jusqu’ici, était pensé comme dysfonctionnement, vide, trouble de l’attention, effondrement narratif ou symptôme déroutant.

 

Elle dit : ce n’est pas un échec. C’est un seuil.

Elle dit aussi :les nouvelles formes du sujet ne demandent pas à être reconstruites. Elles demandent à être soutenues là où elles basculent. Non pas ramenées dans un système, mais accompagnées dans leur propre instabilité.

Et cette position, si elle paraît radicale, est en réalité la seule cohérente avec le monde tel qu’il est devenu.

 

Une société où l’image précède le corps, où le lien se fait sans contact, où les temporalités se télescopent, où la narration devient obsolète, nécessite une psychanalyse capable de rester au bord. Capable d’écouter sans inscription. Capable d’attendre sans mémoire. Capable d’accompagner la répétition froide sans vouloir la transformer.

 

Cela ne veut pas dire abandonner le sujet. Cela veut dire l’attendre là où il revient autrement. Et parfois, dans cette attente, quelque chose se passe. Un pli s’ouvre. Une faille vibre. Une parole latente cherche sa forme.

Mais cela n’est possible que si nous avons reconnu le Seuil pour ce qu’il est :non pas un passage, mais un territoire. Un lieu où l’humain d’aujourd’hui ne fait que passer, et où nous avons choisi, nous, de rester.


4. Champs d’application actuels

Trois seuils d’écoute : le cabinet, l’adolescence, l’art

La psychanalyse du Seuil ne s’applique pas, elle ne s’installe pas sur un terrain comme une méthode que l’on viendrait déployer. Elle surgit là où le terrain bascule, là où la parole s’effondre ou se suspend, là où la forme prend le pas sur le contenu, là où la subjectivité se reconfigure dans des conditions nouvelles. Elle ne s’impose donc pas : elle répond. Elle répond à l’apparition de seuils non nommés, à des tensions qui ne rentrent plus dans les cadres cliniques hérités, à des signes qui ne font plus symptôme au sens classique, mais qui persistent, s’installent, demandent à être tenus plutôt qu’interprétés.

Et parmi tous les lieux d’émergence possibles, trois s’imposent aujourd’hui avec une clarté méthodologique :– le cabinet psychanalytique, la traversée adolescente, la création artistique actuelle. Ce sont là, pour l’instant, les seuls lieux où le Seuil peut vraiment apparaître, être reconnu, être habité. Les seuls lieux où la clinique du Seuil a été validé.


4.1 Le cabinet comme chambre du figé

Le cabinet analytique, à l’heure actuelle, n’est plus ce qu’il fut. Il ne suffit plus de proposer un cadre pour que le transfert s’installe, ni d’attendre que le refoulé revienne sous forme déguisée. La scène s’est déplacée. Les patients ne parlent plus "à partir d’eux-mêmes", mais souvent à côté d’eux-mêmes. Ils apportent des gestes, des manies, des suspensions, des formes sans récit. Ils présentent une chose, mais ne cherchent pas à la dire. Ce n’est plus la parole qui souffre, c’est la forme qui insiste.

Là où le psychanalyste classique aurait cherché un signifiant, une histoire, un fantasme, nous attendons. Nous n’attendons pas que "ça parle", mais que le seuil se manifeste, que la répétition se déplie, que la forme revienne avec assez de densité pour qu’une présence advienne. Et parfois, cela prend des semaines, des mois. Parfois, cela n’arrive pas. Mais il arrive aussi qu’un jour, dans une séance sans mot, le rythme change. Un geste se fait plus lent. Une absence devient regard. Une forme s’altère. Et cela suffit. C’est cela que nous habitons.

 

Le cabinet devient alors non pas un lieu d’interprétation, mais un lieu d’écoute du figé. Le figé n’est plus l’échec du mouvement, mais une forme psychique en suspens. Et si l’on sait l’accompagner, il peut se déplacer et se laisser saisir. Pas toujours vers une parole, parfois vers une image, une pulsation, une vibration discrète. C’est une clinique d’une exigence rare, car elle suppose de ne pas projeter de désir de transformation sur le sujet .Mais c’est aussi une clinique féconde, car elle rend possible ce que nul autre dispositif ne peut recevoir sans le forcer.


4.2 L’adolescence et le jeune adulte, comme seuil incarné

L’adolescence n’est pas seulement un moment de transition. C’est un état de seuil structurel qui perdure jusqu’à une certaine maturité contextuelle. Ce que nous rencontrons aujourd’hui dans la clinique « adolescente », ce n’est pas une difficulté à grandir, à s’adapter au monde de la décision responsable, ni une angoisse d’identité, comme on l’a si souvent dit. C’est un éclatement de la forme subjective, un passage trop rapide entre des figures imposées — le corps pubère, l’image sociale, la performance scolaire, le profil numérique, la portée de la décision, la construction du libre-arbitre — sans que l’unité symbolique ne suive.

 

Le symptôme adolescent contemporain n’est pas hystérique : il est souvent muet, numérique, discontinu, visuel. Le sujet s’y exprime sans narration, sans adresse. Il diffuse sa présence plus qu’il ne la raconte. Et ce qu’il cherche, sans toujours le formuler, c’est un lieu où ne pas être forcé à signifier.

La psychanalyse du Seuil se révèle ici d’une rare pertinence. Elle offre à l’adolescent non pas une grille de lecture, mais une zone d’appui fragile, un lieu où la forme peut être tenue, sans être capturée. Elle accepte que ce qui revient — une image, une musique, un pseudo, un silence — soit le seul langage possible. Elle ne demande pas de parler de soi, mais d’habiter son seuil sans honte, ni formatage contextuel. Et dans cette position, profondément non-intrusive mais radicalement présente, quelque chose se produit. L’adolescent ne "devient pas adulte" : il devient seuil lui-même, forme à vivre, figure à négocier.

 

Cela demande à l’analyste une posture subtile :ni parent de substitution, ni maître de parole, ni écran bienveillant. Simplement témoin de la forme qui ne sait pas encore si elle doit passer.


4.3 L’art comme scène clinique post-symbolique

L’art actuel, et pas que dans ses formes les plus radicales, n’a plus pour fonction de représenter ou d’exprimer, tout a dejà été dit, tout a déjà été fait. Il produit des seuils. Il installe des formes qui ne disent rien, mais qui persistent. Il propose des gestes qui n’inventent rien, mais qui reviennent. Il crée des objets, des vidéos, des installations qui attendent un regard, non pour être compris, mais pour être tenus dans leur silence.

 

Nous pensons que l’inconscient, aujourd’hui, s’y dépose bien plus sûrement que dans la parole. Un Carré noir, un Cercle répété, une image fixe en boucle, un son étiré jusqu’à l’insupportable — tout cela n’est pas de l’art abstrait. C’est de la psychanalyse sans sujet. C’est de l’inconscient dépersonnalisé. C’est de la mémoire figée.

 

Et c’est pourquoi la psychanalyse du Seuil doit entrer dans l’art, non comme critique, mais comme clinicienne des formes. Elle ne cherche pas à dire "ce que cela signifie", mais à sentir à quel seuil cela opère.

Elle peut accompagner un artiste dans la traversée de sa propre forme figée. Elle peut aussi reconnaître que certaines œuvres sont des patients à part entière : elles rejouent sans comprendre, elles figent sans sens, elles demandent une écoute sans commentaire.

 

Dans l’art, nous trouvons donc non seulement un champ d’application, mais un partenaire clinique, un bac à sable idéal. Et parfois, dans le cabinet, une œuvre surgit. Une image que le patient apporte. Un objet qu’il a créé sans y penser. Une vidéo dont il ne sait pas dire pourquoi elle revient. L’œuvre n’est pas un support : elle est le seuil même. Et c’est là que notre écoute atteint son point extrême et en tire les plus belles expériences.


 

5. Exemples concrets

Trois seuils : un corps figé, un visage dissous, une crête bleue

La psychanalyse du Seuil ne s’écrit pas seulement. Elle se vit dans la matière du monde, dans les corps qui résistent, dans les images qui reviennent, dans les formes qui s’épuisent. Elle ne produit pas des catégories. Elle surgit dans la rencontre. Et ce surgissement, pour peu qu’on sache le reconnaître, produit une clinique d’une extrême précision.

Trois scènes suffisent à le faire entendre. Trois traversées de seuil. Trois manières de rester là où ça ne passe pas.

 

5.1 Le cas J. — Le seuil figé du cabinet

Il entre, s’assied toujours de la même façon. Pieds joints, mains croisées sur les genoux, regard bas. Il ne dit pas bonjour. Il ne parle pas tout de suite. Pendant les premières semaines, il se contente d’être là. Rien de spectaculaire, aucune tension manifeste. Mais quelque chose insiste : un rythme, une posture, une façon de tenir son corps comme un objet trop visible.


Je ne cherche pas à faire parler. Je note les variations. Un jour, il touche son poignet droit. Un autre jour, il déplie ses jambes. C’est cela, la clinique du Seuil. Repérer le déplacement infime. Ne pas l’interpréter. Le tenir.

Après deux mois, il évoque une "image qui revient" : une sorte de couloir d’hôpital, très blanc, très vide, sans fin. Ce n’est pas un souvenir. C’est un espace intérieur. Il y revient mentalement souvent, mais jamais dans ses rêves, me dit-il, sans angoisse, mais avec une sensation d’arrêt.


Nous le nommons ensemble : le couloir. Il reviendra encore, sous d’autres formes. Mais jamais comme récit. Toujours comme forme.


J. ne guérit pas. Il se déplie. Il réinvente son espace interne. Et un jour, sans que cela soit préparé, il s’allonge pour la première fois. C’est ce jour-là, précisément, que je comprends : il a déplacé son seuil. Il devient enfin préhensible ensemble.

 

5.2 Cas D. — Le visage d’emprunt

D. a seize ans. Elle ne se présente pas, elle se projette. Un filtre, un avatar, une vidéo TikTok, un pseudo. Elle dit "je" à la troisième personne, puis rit. Elle parle de son reflet comme d’une application. Son corps ? "Je l’ai mis sur pause", dit-elle.

Elle ne consulte pas pour une plainte, mais parce que "ça ne clique plus". Je ne lui demande rien. Je laisse apparaître la forme qu’elle veut déposer.

Après quelques séances, elle revient avec une vidéo. Elle dit : "C’est moi. Enfin, c’est elle. Enfin… regarde.". La vidéo montre une boucle. Un visage qui parle en boucle. Toujours les mêmes mots. Toujours le même éclairage. Je ne commente pas. Mais je note que, pour la première fois, elle attend que je regarde.

Ce n’est pas une preuve. C’est un seuil. Et nous allons le tenir ensemble.

Je ne cherche pas à "lui rendre sa subjectivité". Je l’accompagne dans l’instabilité de ses images, dans le passage de l’image à la forme, de la forme à l’insistance, de l’insistance à un regard possible.

Plus tard, elle dira : "Je crois que j’ai un nom, mais je le garde pour plus tard." Elle a trouvé un point de consistance. Pas une identité. Un seuil à habiter et où inviter.

 

5.3 Albert – After burner #2 – Sisyphe

Quand la crête du punk devient seuil

Albert n’est pas un patient. C’est un personnage. Ou plutôt, une forme psychique rendue visible dans le cadre d’un atelier visuel au Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse. Albert a 65 ans, une crête bleue parfaitement laquée, des bottes de motard et un rire sec. Il pousse une morceau de rocher sphérique, revient toujours au point de départ. Et recommence. Encore .Encore. Encore.


La référence au mythe de Sisyphe est évidente. Mais ce n’est pas un mythe. C’est une répétition exacte. Une manière de se maintenir en vie à travers le même geste, toute la vie, le même effort, le même seuil jamais franchi.


Dans le film Albert – After burner #2 – Sisyphe, réalisé en 2025 par le CFAP, Albert traverse huit scènes. Chacune rejoue le même déplacement, sous des formes de plus en plus épurées. La crête bleue devient l’axe du monde. Le mouvement de poussée devient chorégraphie. Et à la fin, il ne pousse plus rien : la pierre est intégrée, apprivoisée, allégée. Le seuil est tenu. Le sujet est devenu forme.


Cette installation filmique n’est pas une œuvre. C’est une psychanalyse en acte qui avait contextuellement sa nécessité. Pas d’interprétation. Pas de récit. Une forme. Une répétition. Un corps qui tient sa ligne jusqu’au bout.


Tout au long de ce film de deux minutes, Albert ne change pas. Il persiste. Contourne. S’adapte Et dans cette persistance, il fait signe. Un tel signe qu’il a été décidé d’être rétroprojeté régulièrement sur la fenêtre de rue du cabinet… Le seuil a été atteint, il y a maintenant le plaisir à l’habiter et le partager avec bonheur et douce ironie.

 


 

Conclusion

Le seuil, désormais, est un lieu

Ce que ce texte aura tenté d’établir, ce n’est pas une nouvelle théorie de la psyché, ni une voie parallèle aux grandes écoles psychanalytiques, mais une position clinique et topologique fondée sur un constat d’époque : le sujet ne se constitue plus là où l’on pensait. Les formes symboliques ne suffisent plus à structurer l’expérience. La répétition ne renvoie plus à un refoulé actif. La parole, parfois, ne revient pas.

 

Face à cette mutation — qui n’est ni une crise, ni une disparition, mais une reconfiguration silencieuse des conditions d’apparition du sujet —, la psychanalyse du Seuil prend acte. Elle ne cherche pas à réinscrire ce qui s’efface, mais à soutenir ce qui insiste. Elle n’interprète plus le geste : elle le maintient dans son exactitude. Elle ne supplée pas le récit : elle accepte l’absence de narration. Elle écoute les formes sans mémoire, les gestes fossiles, les images froides, les répétitions muettes. Et dans cette écoute sans attente de sens, elle crée un lieu.

 

Ce lieu, c’est le Seuil. Non pas un passage d’un état à un autre, mais un espace stable de suspension, où le sujet peut revenir sans parler, peut exister sans se dire, peut habiter sa fragmentation sans être réduit à une unité perdue.

 

Cette position clinique exigeante — tenue dans le cabinet, auprès des adolescents, au contact de certaines formes artistiques — n’a pas pour but de réparer, de symboliser, ni même de produire un sens. Elle a pour seule tâche de soutenir les formes là où elles apparaissent, et d’y reconnaître la trace fragile d’un sujet en tension.

Ce n’est pas moins que ce que la psychanalyse a toujours voulu :accompagner ce qui revient. Mais aujourd’hui, ce retour n’est plus codé, n’est plus verbal, n’est plus structuré. Il est froid et dense comme un iceberg. Il est formel. Il est exact.

 

Et si nous n’apprenons pas à l’entendre, nous perdrons les nouveaux lieux de l’inconscient. Nous n’y mettrons plus l’oreille. Nous y laisserons le sujet seul, face à ses répétitions muettes, sans témoin, sans seuil, sans regard.

La psychanalyse du Seuil ne propose rien d’autre qu’un engagement, être là ,quand plus rien ne parle, mais que quelque chose insiste encore.

Le seuil n’est plus un passage : il est devenu le seul lieu où le sujet peut encore apparaître.

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