ZOUAVE — Le blaze intraduisible qui résiste à la mondialisation
- Fabrice LAUDRIN

- 6 déc.
- 4 min de lecture

[English]
Pourquoi choisir un mot que personne ne comprend ? Lecture psychanalytique d’un signifiant improbable.
Dans un parking de Quimper, un mot apparaît : ZOUAVE.
Ni anglais, ni stylisé, ni mondialisé.
Un blaze qui n’en a pas l’air, un nom qui semble trop vieux pour être un nom, trop français pour être un style, trop intraduisible pour devenir une identité.
Pourquoi un graffeur choisirait-il un mot que le monde entier ignore ?
Cet article propose une lecture psychanalytique — et résolument lacanienne — d’un blaze qui refuse la norme mondiale.
ZOUAVE n’est pas un clin d’œil.
C’est un acte. Et cet acte dit quelque chose de rare : qu’un sujet peut encore se nommer hors des circuits globaux du graffiti.
Un blaze que personne ne peut lire
Le mot zouave, pour un lecteur non-francophone — et même pour la plupart des moins de 25 ans — ne signifie absolument rien.
Historiquement : un soldat de régiments français du XIXᵉ siècle.
Dans le français familier : quelqu’un qui fait le pitre.
Aujourd’hui : un mot presque disparu.
C’est donc un mot intraduisible, non exportable, non global.
Dans une culture graffiti dominée par des blazes anglo-saxons, courts, stylisables et immédiatement lisibles, ZOUAVE fait figure d'accident linguistique.
Et c’est là que la psychanalyse commence.
Si ZOUAVE est un blaze, alors il masque plus qu’il ne montre
Un blaze, dans la logique du graffiti, est habituellement un Nom propre : un repère identitaire, un point de visibilité, parfois un geste de vanité.
Mais celui qui choisit ZOUAVE ne cherche justement ni visibilité, ni valorisation, ni effet de style.
Il opte pour un nom qui :
n’a aucun prestige,
n’est pas international,
n’appartient pas au lexique hip-hop,
n’a plus d’usage vivant.
Autrement dit : un Nom propre qui refuse de fonctionner comme un nom propre.
Ce geste n’est ni ironique ni naïf.
Psychanalytiquement, c’est une manière de désactiver la capture imaginaire du graffeur : le sujet choisit un signifiant qui ne dit rien de lui.
Il se protège derrière un mot désuet comme on se protège derrière un masque.
Lacan : un Nom qui se fait énigme
Chez Lacan, le Nom propre représente le sujet dans l’Autre.
C’est un point de fixation symbolique : un repère.
ZOUAVE fait exactement l’inverse. Ce Nom propre ne fixe rien. Il brouille. Il fait trébucher la lecture.
C’est ce que Lacan appelle un S1 opaque : un signifiant qui ne veut pas être déchiffré, qui n’organise pas la chaîne, qui interroge plutôt qu’il n’identifie.
Le lecteur ne se dit pas :« Ah, je vois qui c’est. »
Il se dit :« Pourquoi ce mot-là ? »
C’est la définition même d’une adresse énigmatique.
Un blaze contre la mondialisation du graffiti
Le graffiti s’est mondialisé. Les blazes sont devenus des marques. Ils obéissent à des règles implicites : sonorité anglaise, agressivité stylisée, exportabilité, hashtags.
ZOUAVE refuse tout cela.
C’est un blaze inexportable. Un blaze qui n’existe que dans sa langue. Un blaze qui ne veut pas voyager.
Ce n’est pas un manque d’ambition : c’est une résistance symbolique.
Depuis une trentaine d'années, une génération, le graffiti se normalise et s’internationalise, mais ZOUAVE réintroduit une singularité radicale : la langue locale, avec ses fantômes, ses archaïsmes, son humour involontaire.
Le monde graffiti parle anglais.
Ce blaze parle un reste de français.
L’effet de réel : pourquoi ce blaze parle plus fort que les autres
Un signe frappe quand il ne devrait pas être là. C’est cela, l’effet de réel.
ZOUAVE apparaît dans un lieu où aucun nom identifiable ne devrait surgir. Et, comme le mot n’appartient pas au répertoire global, il crée un contraste brutal.
Les autres graffitis, les autres blazes se lisent comme des identités totémiques. ZOUAVE se lit comme une interruption.
Ce n’est pas un blaze qui affirme. C’est un blaze qui troue.
Il ne dit pas : “Je suis là.” . Il dit : “Tu n’as pas de catégorie pour me classer.”
Dans ce parking, c’est précisément ce qui le rend mieux audible que le grouillement environnant.
Pourquoi un graffeur choisirait un mot si improbable ?
Voici l’hypothèse la plus simple, et la plus forte :
Parce qu’il ne veut pas être lu à l’échelle mondiale. Il veut être lu à l’échelle d’une langue.
Ce choix introduit :
un ancrage local,
une énigme pour le passant,
un refus du modèle global,
une distance vis-à-vis de la culture graffiti standardisée.
Le sujet graffiti se donne un Nom qui n’est pas une marque mais une prise d’écart.
Le signifiant intraduisible comme acte de liberté
ZOUAVE n’est pas un blaze faible.
Ce n’est pas un hasard, ni une plaisanterie, ni un clin d’œil d’initié.
C’est un acte linguistique, une manière de se nommer hors marché, hors imitation, hors globalisation.
Un Nom qui ne cherche pas l’identité, mais la résistance par l’énigme.
Un Nom qui dit :« Je viens d’un lieu, pas du flux mondial. »
Dans la psychanalyse du graffiti, ce type de signifiant est précieux : il ne représente pas uniquement un ego, il représente un point de réel— une soudure entre langue, sujet et lieu.
On croit que graffiti veut dire “être vu”. Mais parfois, graffiti veut dire : ne pas disparaître tout à fait.
Choisir un mot sans avenir, c’est offrir un corps à ce qui n’en avait plus.




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