Yves Klein : Sauter dans le Vide — Corps, seuil et mutation du regard
- Fabrice LAUDRIN
- 26 avr.
- 14 min de lecture

Le 27 novembre 1960, Yves Klein publie Dimanche — Le journal d'un seul jour, un faux quotidien parisien distribué en masse, dans lequel il glisse l’une des images les plus saisissantes de l’histoire de l’art contemporain : Le Saut dans le vide. Sur cette photographie soigneusement orchestrée, l’artiste semble s’élancer, sans appui ni filet, dans un espace aérien où rien ne vient entraver sa chute. À première vue, il s'agirait d'un simple tour de force visuel, une provocation dadaïste actualisée. Pourtant, ce saut condense des enjeux beaucoup plus profonds.
Loin d’une simple transgression, le Saut dans le vide s'inscrit dans une trajectoire rigoureuse entamée dès les premières œuvres monochromes bleues, poursuivie avec l’exposition Le Vide à la Galerie Iris Clert (1958), et les Zones de Sensibilité Picturale Immatérielle (ZSPI) élaborées en 1959. Yves Klein n'exprime pas ici une fuite hors du monde : il opère un franchissement intérieur, une mutation de la manière d’habiter l’espace, le regard, et le sensible.
Plus encore, en plongeant littéralement dans l'absence de support, Klein accomplit un geste hérité d’une pratique antérieure souvent sous-estimée dans sa biographie : le judo. Formé au Kōdōkan de Tokyo, titulaire d'une ceinture noire 4ᵉ dan, Klein a profondément assimilé les enseignements spirituels et physiques du budō japonais. Pour lui, le vide n’est pas une absence , c’est un espace d’engagement, de circulation et de transmutation. Tomber ne signifie pas échouer : tomber, c’est épouser la force invisible, devenir l'espace lui-même.
C’est cette convergence — entre le vide plastique, le saut corporel et l’expérience intérieure du seuil — que nous nous proposons d’explorer dans cet article. En croisant les perspectives de l’histoire de l’art, de la philosophie, de la psychanalyse, du judo et de l’anthropologie du rituel, nous démontrerons que le Saut dans le vide n'est ni un simple happening, ni un manifeste conceptuel, mais l’élaboration silencieuse d’une topologie opératoire du vide.
Une topologie que nous situons précisément dans ce que nous nommons, en psychanalyse du seuil, l’espace de franchissement symbolique : là où le sujet ne nie pas le vide, mais s'y engage sans espoir de retour au point d'origine.
Pour cela, nous analyserons en quatre temps :– le contexte historique du geste de Klein ,– la matrice corporelle et spirituelle du judo dans sa pensée ,– l’hypothèse du vide comme seuil dynamique plutôt que néant tragique ,– et enfin les conséquences pour une clinique contemporaine du seuil, entre art, corps et psyché.
I. Contexte historique du saut : Yves Klein entre vide occidental et vide corporel
À la fin des années 1950, Yves Klein travaille dans une Europe encore traumatisée par la guerre. Le monde occidental redécouvre alors à la fois la notion de vide dans l’art (par le biais de l’abstraction, du surréalisme tardif, du suprématisme redécouvert) et la montée d’une angoisse existentielle diffuse, que l’on trouve aussi bien dans la philosophie de Sartre que dans les œuvres d’Alberto Giacometti.
Le vide, dans la tradition européenne, est historiquement redouté. Depuis la théologie médiévale jusqu’aux représentations classiques, l'absence de forme est assimilée à un chaos menaçant, un néant contre lequel l’art doit lutter. L’espace pictural de la Renaissance est une conquête du plein, de l’ordre, de la perspective. Même dans l’abstraction du début du XXᵉ siècle, comme chez Kandinsky, l’idée reste celle d'un cosmos sous-jacent — jamais d’un vide sans fond.
Il faut attendre Kazimir Malevitch et son Carré noir sur fond blanc (1915) pour qu’apparaisse dans l’art occidental la première figure d'un vide revendiqué, mais encore présenté comme une "icône sans Dieu" (Malevitch, 1915/1997, p. 33). L’occident, jusqu’alors, tolère mal l’idée d’une disparition pure, sans rédemption formelle.
C’est dans ce contexte qu’intervient Yves Klein. Dès ses premiers monochromes bleus (1955–1957), il cherche à dépasser la peinture elle-même : à ne plus montrer un objet ou une scène, mais à provoquer un événement sensible, une « plongée dans le bleu absolu » (Klein, 1958, p. 12).Le bleu, chez Klein, n’est pas une couleur : c’est un seuil. Une vibration pure, dépouillée de toute anecdote.
Mais en 1958, avec Le Vide à la Galerie Iris Clert, Klein franchit un pas supplémentaire : il expose l’absence elle-même. La galerie, vidée de toute œuvre, repeinte en blanc, devient un espace vide chargé d'attente, de silence, d'intensité invisible. Iris Clert elle-même racontera que le public, dérouté, oscillait entre fascination et colère (Clert, 1962, p. 77).
Pour Klein, cet acte n'est pas seulement une provocation :
« Ce qui est important, ce n’est pas l’espace vide, mais la densité du vide. » (Klein, 1960, p. 3)
Il ne s'agit pas de nier la matière, mais de configurer un espace opératoire, où l'invisible agit sur le regardeur.
Le saut dans le vide, deux ans plus tard, prolonge cette logique : il ne s'agit plus seulement d'exposer le vide, mais d'y projeter le corps, de montrer qu'on peut physiquement habiter l'absence sans disparaître.
À cette époque, la scène artistique européenne commence à explorer différentes voies de l'immatériel :
John Cage et son 4'33'' (1952) ouvrent la scène musicale au silence.
Yves Klein ouvre la scène plastique au vide vécu corporellement.
Mais ce que Klein apporte, en comparaison de Cage, Duchamp ou Malevitch, est unique :
Il engage son propre corps dans le vide.
Il figure l’acte de passage, non par un concept, mais par une épreuve physique, rituelle.
Ce n’est pas un hasard si, en 1960, il conçoit Le Saut dans le vide comme un photomontage qui s’insère dans Dimanche — un faux journal quotidien, saturé de publicités, d’articles anodins. Il infiltre l’expérience du vide dans l’ordinaire, sans prévenir, sans encadrement muséal.
Cette stratégie rejoint ce que Peter Sloterdijk analysera plus tard comme la disparition de l’aura à l’ère des médias de masse (Sloterdijk, 1989/2005, p. 92) : Klein n’expose pas le vide comme objet artistique isolé , il le dissout dans le tissu même du quotidien.
Synthèse
Le Saut dans le vide n'est pas un geste isolé. Il est la culmination historique d'un double mouvement :
Sortir de la peur occidentale du vide comme néant menaçant.
Activer corporellement l’expérience de l’absence comme seuil opératoire.
Dans ce contexte, le geste de Klein s'inscrit autant dans l'histoire de l'art que dans l’histoire anthropologique des rituels de franchissement : passer dans l'invisible, en corps.
Bibliographie
Clert, I. (1962). Iris-time: Mémoires d'une galeriste. Paris : Calmann-Lévy.
Klein, Y. (1958). Manifeste de l’école du bleu. Paris : Auto-édition.
Klein, Y. (1960). Dimanche — Le journal d'un seul jour. Paris : Auto-édition.
Malevitch, K. (1915/1997). Écrits. Paris : Allia.
Sloterdijk, P. (1989/2005). Critique de la raison cynique. Paris : Christian Bourgois Éditeur.
II. Le judo comme matrice secrète du saut
À première vue, le Saut dans le vide pourrait apparaître comme une mise en scène de la volonté individuelle, une prouesse iconoclaste dans l’esprit des avant-gardes. Pourtant, pour Yves Klein, cet acte ne se conçoit pas sans le judo. Il ne s’agit pas de défier la gravité, mais de s’accorder au vide, selon une logique corporelle, spirituelle et énergétique héritée directement de son immersion japonaise.
Dès 1952, Klein quitte la France pour le Japon, pays où il demeure plus d’un an et demi. Il y intègre le prestigieux Kōdōkan à Tokyo, le temple mondial du judo fondé par Jigorō Kanō. Non content d'apprendre quelques techniques, Klein obtient le 4ᵉ dan, un niveau exceptionnellement élevé pour un Occidental dans les années 1950 (Klein, 1954, p. 15).Dans Les Fondements du judo (1954), Klein écrit :
« Le judo est une éducation à la chute sans angoisse, une danse avec l’invisible. » (Klein, 1954, p. 27)
Ce que le judo enseigne à Klein, ce n’est pas la lutte contre l’adversaire, mais l’accueil du déséquilibre. Tomber n'est pas échouer , tomber, c’est s’accorder avec la gravité. C’est transformer la perte d'équilibre en un mouvement fluide et, paradoxalement, en un geste victorieux.
Le judo devient ainsi sa première école du vide :– Vide d'intention agressive ,– Vide de résistance musculaire ,– Vide d'angoisse face à la chute.
Or, ce vide corporel est profondément différent du vide conceptuel occidental. Il est un vide dynamique, traversé par l’énergie du monde, un espace de passage, et non une abîme de disparition.
Le saut comme kata invisible
Lorsque Klein prépare en 1960 son Saut dans le vide, il ne fait pas un acte de provocation. Il exécute un kata invisible : une forme rituelle inspirée du judo, où le corps se confie au mouvement, sans résister.
Tout dans la photo est travaillé pour transmettre cette sensation :
La posture relâchée du corps, bras écartés, jambes libres ,
L’absence de crispation sur le visage ,
La qualité de l’élan, ni violent ni théâtral, mais offert au vide.
Le saut est donc un acte d’acceptation, et non une bravade. Il est une figuration corporelle de l’enseignement central du judo :
Ce n’est pas en s’opposant que l’on triomphe, c’est en s’accordant avec le vide.
On retrouve ici ce que Kanō Jigorō énonçait dès 1922 :
« Le judo est l’art de céder pour mieux vaincre, non contre autrui, mais contre soi-même. » (Kanō, 1922/1999, p. 59)
Le vide : une puissance orientale
La tradition du vide au Japon, notamment par l'influence du zen, conçoit l’espace vide non comme une absence, mais comme une source d’émergence. Dans l'esthétique du ma (間), ce n'est pas l'objet qui fait sens, mais l'intervalle qui l'entoure (Abe, 1985, p. 44).
Klein, par son immersion, assimile ce rapport au vide actif :– Le vide n'est pas néant,– Le vide est énergie latente,– Le vide est condition d'apparition.
Ainsi, lorsque Klein saute, il ne plonge pas dans un abîme :Il entre dans un champ d’intensité invisible, exactement comme le judoka chute pour mieux rebondir.
La différence avec la tradition occidentale est radicale. L’Europe médiévale a craint le néant (horror vacui), l’existentialisme sartrien a vu dans le vide l’angoisse fondamentale de l’être (Sartre, 1943/1996, p. 100), Klein propose au contraire une confiança rituelle dans l’espace invisible.
Le saut : dépassement du moi par le corps
Dans cette perspective, le saut dans le vide dépasse toute simple revendication individuelle. Il n’exprime pas l’ego de Klein, mais son effacement.
En s’élançant sans appui, sans contrepoids, il renonce à la maîtrise du corps au profit d’une adhésion au flux du monde. Ce geste rejoint ce que Winnicott théorisera plus tard comme l'espace potentiel : ce lieu intermédiaire où l'individu accepte de ne plus différencier l'intérieur et l'extérieur, l'action et la réception (Winnicott, 1971, p. 89).
Le saut devient donc un acte de désappropriation, un franchissement du moi par le corps, au seuil du visible.
Synthèse
Le judo n'est pas un épisode secondaire dans la vie de Klein :il est la matrice corporelle de son rapport au vide.
En s'élançant dans le vide, Klein ne représente pas le dépassement ,il l'effectue corporellement.
Le Saut dans le vide est donc un kata invisible,un geste d’abandon maîtrisé,un acte d’accord profond avec le vide comme matrice de l'être.
Bibliographie
Abe, M. (1985). Zen and Western Thought. Honolulu : University of Hawaii Press.
Kanō, J. (1922/1999). Le judo, principe de vie. Paris : Éditions Budo.
Klein, Y. (1954). Les Fondements du judo. Paris : Grasset.
Sartre, J.-P. (1943/1996). L'Être et le Néant. Paris : Gallimard.
Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité. Paris : Gallimard.
III. Hypothèse : Le vide non comme néant, mais comme seuil opératoire
Depuis l’Antiquité, la pensée occidentale a tendu à considérer le vide comme une anomalie de l’ordre naturel, voire comme une menace. Aristote affirmait l’impossibilité d’un espace vide, posant que « la nature a horreur du vide » (Aristote, -350/1991, p. 155). Cette méfiance se prolonge dans toute la tradition médiévale, où l’absence de forme ou de matière est perçue comme un déficit à corriger, voire comme une figure du chaos. L’espace pictural de la Renaissance, avec sa conquête de la perspective, a consisté à domestiquer l'espace, à le remplir, à l’ordonner.
La modernité introduit un premier déplacement. Au début du XXᵉ siècle, Kasimir Malevitch propose avec son Carré noir sur fond blanc (1915) une rupture radicale : l’espace pictural est vidé de toute représentation, ramené à une pure présence minimale. Toutefois, même dans cet acte extrême, le vide conserve une dimension métaphysique : le carré noir est présenté comme une « icône sans Dieu » (Malevitch, 1915/1997, p. 37), une voie vers l'absolu, et non comme une épreuve immanente du corps et du regard.
De manière différente, Marcel Duchamp propose une critique de l’objet d’art avec ses ready-mades. Mais Duchamp traite du vide d’une manière essentiellement intellectuelle : il neutralise la valeur artistique par déplacement du contexte, sans jamais engager corporellement la traversée du vide.
C’est ici que l’acte de Yves Klein constitue une rupture essentielle. Avec Le Saut dans le vide (1960), Klein ne théorise pas le vide : il le traverse. Il ne se contente pas de figurer l'absence : il s'y engage corporellement. Ce saut suspendu dans l’air, sans filet apparent, sans dispositif de sécurisation visible, opère une mutation fondamentale : il fait du vide non un abîme à éviter, mais un espace opératoire de franchissement.
Klein écrit dans Dimanche :
« Mon corps pénètre l’espace pur sans le perturber. » (Klein, 1960, p. 2)
Par cette affirmation, il propose une refondation de notre rapport au vide : celui-ci n’est plus absence, mais espace de transformation. L’expérience n'est pas de nature conceptuelle, mais existentielle : elle engage l’être même du sujet, par la suspension volontaire de tout appui perceptible.
Dans cette perspective, le vide acquiert une structure topologique particulière : il devient un seuil au sens anthropologique du terme. Arnold van Gennep, dans Les rites de passage, définit le seuil comme l’espace intermédiaire entre un état quitté et un état non encore advenu (van Gennep, 1909/1981, p. 26). Ce moment liminaire, caractérisé par l’instabilité et la perte des repères habituels, est fondamental pour toute transformation rituelle.
Le saut dans le vide de Klein actualise ce schéma. Il figure ce moment suspendu où le sujet, ayant quitté l'état d'équilibre antérieur, n’a pas encore accédé à une nouvelle stabilité. Le vide est ainsi conçu non comme néant, mais comme zone opératoire de passage, un espace dynamique où l’être peut muter.
Cette lecture rejoint les analyses de Georges Bataille, pour qui l’expérience souveraine est celle qui accepte la perte, l’inutilité, la dissipation sans retour :
« L’être souverain est celui qui accepte de se perdre dans l’inutile et l’invisible. » (Bataille, 1949, p. 95)
Le saut kleinien ne vise pas à illustrer un concept : il engage une expérience. Le sujet se livre à la perte sans espoir de récupération immédiate, acceptant de se constituer autrement par la traversée de ce champ instable.
Enfin, la réflexion de Merleau-Ponty sur le visible et l'invisible éclaire également cette dynamique. Dans Le visible et l’invisible, il décrit l’expérience du regard comme étant fondée sur une sorte de lacune interne, une visibilité toujours traversée par l’invisible (Merleau-Ponty, 1964/2011, p. 204). Le saut dans le vide rend sensible cette structure fondamentale de l’expérience : il révèle que l’être est toujours déjà exposé à une altérité qu’il ne peut totaliser.
Synthèse
En opérant son saut dans le vide, Yves Klein ne propose pas une simple provocation esthétique, ni une illustration conceptuelle du néant. Il met en acte une hypothèse radicale : que le vide peut être traversé, habité, transformé en champ opératoire de mutation subjective.
Dans cette perspective, le vide cesse d’être perçu comme une menace pour l’être ; il devient un espace potentiel de franchissement et de renouvellement. Cette conception dynamique du vide ouvre la voie à une clinique du seuil, où le travail analytique ne consiste plus à restaurer une stabilité imaginaire, mais à accompagner l’épreuve active de l’instabilité créatrice.
Le geste de Klein invite ainsi à repenser notre rapport au vide : non plus comme une perte à éviter, mais comme une condition vitale pour toute transformation véritable de l’existence.
Bibliographie
Aristote. (-350/1991). Physique. Paris : GF-Flammarion.
Bataille, G. (1949). La part maudite. Paris : Les Éditions de Minuit.
Klein, Y. (1960). Dimanche — Le journal d'un seul jour. Paris : Auto-édition.
Malevitch, K. (1915/1997). Écrits. Paris : Allia.
Merleau-Ponty, M. (1964/2011). Le visible et l'invisible. Paris : Gallimard.
van Gennep, A. (1909/1981). Les rites de passage. Paris : Picard.
IV. Incidences pour la psychanalyse du seuil
Le saut dans le vide de Yves Klein constitue un modèle précieux pour repenser certains fondements de la pratique psychanalytique contemporaine, notamment dans le cadre d’une psychanalyse du seuil. Celle-ci s’attache aux dynamiques de passage, aux espaces d’instabilité subjective, aux moments où le sujet cesse d’être arrimé à une consistance imaginaire stable pour traverser une mutation interne.
En mettant son corps en jeu dans l’espace vide, Klein ne propose pas un simple geste performatif. Il expose une structure que la psychanalyse du seuil peut reconnaître comme la sienne : celle d’un franchissement sans garantie, sans recours à un objet de soutien extérieur. L’expérience du saut n’est ni la démonstration d’une toute-puissance, ni l’abandon pathologique au néant. Elle institue un nouvel espace subjectif, au-delà de l’opposition entre plénitude et absence.
Lacan, dans son élaboration du concept de "manque-à-être", désigne ce point où le sujet se constitue précisément dans et par un vide structural (Lacan, 1973, p. 179). Klein, par son saut, en propose une mise en acte matérielle : il manifeste l’expérience du manque sans chercher à le combler, il accepte de se laisser traverser par la vacance sans chercher à la neutraliser par un supplément de sens.
Dans la perspective du seuil, l’analyste ne doit pas viser la restauration d’une cohésion imaginaire perdue, mais accompagner le patient jusqu’au point où le vide interne peut être éprouvé non comme anéantissement, mais comme condition de surgissement d’un autre rapport à soi. Le saut kleinien offre une figuration rigoureuse de ce moment critique : celui où la perte d’appui imaginaire ouvre la possibilité d’un franchissement symbolique.
La photographie du saut – volontairement insérée dans le quotidien d’un faux journal – souligne en outre que ce franchissement ne doit pas être sacralisé : il s’inscrit dans la banalité de l’existence, dans les plis du visible ordinaire. Ainsi, dans la pratique analytique du seuil, il ne s’agit pas de construire des situations exceptionnelles, mais de savoir lire et soutenir les vacillements infimes qui annoncent la traversée possible.
Le saut de Klein rappelle également que cette traversée ne peut être programmée ni garantie. Elle suppose une décision intime, un acte sans filet. L’analyste, comme l’artiste, n’offre pas une béquille mais un espace vidé de soutien excessif, afin que le patient puisse y risquer sa propre chute-transformation.
Le vide n’est donc pas le lieu d’un échec ou d’un effondrement, mais l’espace d’une métamorphose silencieuse. C’est dans cette dynamique que se fonde la spécificité de la psychanalyse du seuil : non pas reconstruire l’édifice du moi, mais accompagner le saut dans ce qui, du sujet, ne se représente pas.
Dans cette optique, l’œuvre de Klein ne constitue pas seulement une référence esthétique ou théorique : elle fournit un schéma opératoire discret, une cartographie implicite du franchissement subjectif. Le saut dans le vide devient ainsi le paradigme d’une clinique contemporaine du passage, attentive non aux contenus manifestes du discours, mais aux oscillations du corps, du regard et du souffle dans l’épreuve de l’invisible.
La psychanalyse du seuil, en résonance avec le geste kleinien, affirme que le travail de l’analyse n’est pas de garantir un sol stable, mais de ménager les conditions d’une mutation où l’instabilité même devient ressource. En cela, Yves Klein offre, non pas un modèle héroïque, mais une méthode silencieuse : celle du corps accordé au vide, du regard traversant l’invisible, du sujet acceptant de se réinventer au contact du rien.
Ainsi se dessine, en creux, une éthique de la perte : savoir sauter, non pour tomber, mais pour devenir autre.
Bibliographie
Lacan, J. (1973). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.
Conclusion
Le saut dans le vide réalisé par Yves Klein en 1960 ne peut être réduit à une performance esthétique, ni à une provocation médiatique. Il constitue l’aboutissement d’une trajectoire rigoureuse où le corps, la pensée du vide et la structure du franchissement convergent pour produire un geste inaugural. Loin de s’inscrire dans une logique du spectaculaire, le saut est un acte discret de désappropriation, une épreuve volontaire du déséquilibre, un rituel silencieux de passage.
Le recours de Klein à la pratique du judo n’est pas secondaire : il fonde la possibilité même de cette expérience. Le judo lui enseigne que le vide n'est pas une absence, mais une puissance latente, un espace d’émergence où la chute n’est pas un échec, mais une transformation maîtrisée. De ce point de vue, Klein n’a pas conceptualisé le vide : il l’a traversé corporellement.
La photographie du saut, insérée dans la banalité d'un faux journal quotidien, souligne l’enjeu fondamental : il ne s’agit pas de sacraliser l’expérience, mais de montrer qu’elle s’inscrit dans la trame ordinaire de l’existence. Le vide n’est pas ailleurs , il est ici, dans l’économie invisible des gestes, dans l'oscillation silencieuse du regard, dans la respiration même de l’être.
Pour la psychanalyse du seuil, le geste de Klein constitue un modèle opératoire essentiel. Il rappelle que l’enjeu de la cure n’est pas de combler le vide, ni de restaurer un équilibre imaginaire, mais de permettre au sujet d’éprouver la traversée du manque sans s’effondrer. L’expérience du seuil n’est pas une sortie hors du monde : elle est une mutation dans la manière même d’habiter l’espace psychique.
Klein enseigne que l’accomplissement du sujet ne passe pas par l'accumulation ou la maîtrise, mais par la capacité à consentir au vide, à risquer le franchissement sans garantie, à transformer la chute en passage.
Cet article, en retraçant la filiation entre le saut de Klein, le judo et la topologie du vide, pose ainsi une hypothèse fondamentale : toute pratique clinique du seuil doit apprendre à ménager non des objets de soutien, mais des espaces de franchissement, où le sujet, en acceptant de perdre ses appuis, puisse accéder à une autre forme d'être.
Il reste désormais à approfondir cette orientation : en articulant plus précisément l’expérience du vide corporel avec les dynamiques de transfert, en développant une clinique spécifique de l’instabilité traversante, en dessinant une cartographie fine des seuils où le sujet cesse de s’ancrer dans l'imaginaire pour se risquer dans le mouvement même de l'invisible.
En cela, le saut de Klein ne constitue pas une fin, mais un point de départ : celui d’une pensée rigoureuse du vide opératoire comme espace vivant de mutation du regard, du corps et de l’existence.