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Füssli : désir ou besoin de répétition ?

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 26 févr.
  • 6 min de lecture

Füssli, J. H. (1781). Le Cauchemar

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Johann Heinrich Füssli (1741-1825) est un peintre suisse au tempérament visionnaire, connu pour ses compositions théâtrales où le fantastique flirte avec l’angoisse. Formé dans la tradition néoclassique, il s’émancipe rapidement pour embrasser une esthétique plus sombre, influencée par Shakespeare et le romantisme naissant. Son œuvre, marquée par des figures tourmentées, des clair-obscurs dramatiques et une tension psychologique palpable, explore les frontières du rêve et de la folie.


Son tableau Le Cauchemar (1781) est son œuvre la plus célèbre. Présenté à la Royal Academy de Londres en 1782, il fascine immédiatement par son étrangeté. On y voit une femme plongée dans un sommeil troublé, un démon accroupi sur sa poitrine et un cheval surgissant de l’ombre, le regard fixe. Scène d’angoisse figée, elle incarne ce moment où le rêve vire à la paralysie, où l’esprit se trouve piégé entre le sommeil et la conscience.


Obsédé par cette image, Füssli en réalise plusieurs versions, entre 1790 et 1802, croyant peut-être en épuiser la force. Mais au lieu de se dissiper, Le Cauchemar s’imprime dans l’histoire de l’art comme une représentation intemporelle du trouble et de l’inquiétante étrangeté.


L'instant qui s'enraye

Füssli n’a pas peint un cauchemar, il a fixé l’instant où l’on cesse d’appartenir au réel sans parvenir à lui échapper tout à fait. Une fracture du temps, un seuil invisible où l’on croit sombrer mais où rien ne cède. Le sommeil n’a pas gagné, le réveil n’a pas encore repris ses droits. Quelque chose s’est enrayé.


Le Cauchemar surgit en 1781, un tableau comme une anomalie, un espace où la logique se dérègle. Lorsqu’il l’expose l’année suivante à la Royal Academy de Londres, l’image frappe, obsède, s’installe. Elle ne disparaît pas derrière d’autres toiles, elle s’imprime. On ne passe pas devant, on y reste, comme pris dans son mouvement interrompu. Mais elle ne hante pas que ceux qui la regardent. Füssli lui-même ne la quitte plus. Il aurait pu la laisser derrière lui, la reléguer au passé comme un rêve fiévreux dont on ne garde que la sensation diffuse au matin. Au lieu de quoi, il la rejoue, la reprend, la redéploie.


Répétitions et passage bloqué

Entre 1790 et 1791, une seconde version apparaît, déposée à la maison de Goethe à Francfort. Une autre suit, celle qui finira au Detroit Institute of Arts, acquise en 1954. Une troisième s’égare au Frances Lehman Loeb Art Center du Vassar College. Une quatrième, perdue dans une collection privée, continue de circuler sans jamais s’arrêter nulle part. Quatre variantes, quatre tentatives d’en fixer le contour, de modifier imperceptiblement ce qui refuse de se dissoudre. Mais une obsession ne se corrige pas, elle s’amplifie.


La dormeuse n’a pas trouvé le passage. Elle aurait dû tomber, glisser vers l’oubli d’un sommeil complet, mais quelque chose l’a retenue. L’incube est là, non comme un assaillant, mais comme un poids. Inerte, posé sur elle comme une pensée que l’on ne parvient pas à écarter, une masse d’ombre qui n’a rien à faire là et qui pourtant ne s’en ira pas. Derrière, le cheval veille, figé dans une fixité glaciale, témoin d’une scène qui n’admet ni interruption ni échappatoire. Ce regard-là n’attend rien, il ne juge pas, il constate. L’image est scellée.


Füssli ne l’a pas peinte plusieurs fois, il l’a répétée. Nuances infimes, gestes décalés, variations dans la lumière ou dans l’intensité du trait, mais la mécanique reste intacte. Il a cru, peut-être, que le retour sur l’image en modifierait le sens, qu’en la rejouant sous un autre prisme, il en dénouerait l’énigme. Mais on ne défait pas un nœud en le resserrant. Ce n’est pas une scène qu’il a créée, c’est un piège. Chaque version n’a fait que confirmer l’impasse.


Sans issue

Le spectateur, lui aussi, s’y enferme. Il s’avance, cherche l’issue, scrute les détails, guette la faille. Il attend un relâchement, une promesse de résolution. Mais il revient toujours au même point. Aucun passage ne s’ouvre, aucun seuil ne se franchit. L’œil croit analyser, il ne fait que rejouer. Ce tableau ne se regarde pas, il retient. L’angoisse n’est pas dans ce qu’il montre, mais dans ce qu’il empêche. Füssli n’a pas capturé un rêve, il a peint l’impossibilité d’en sortir.


Bibliographie

Histoire de l’Art

Detroit Institute of Arts. (1954). Acquisition de 'Le Cauchemar' de Johann Heinrich Füssli [Base de données muséale].

Ellis, M. (2000). The History of Gothic Fiction. Edinburgh University Press.

Goethe House. (n.d.). Füssli et l’imaginaire gothique [Catalogue d'exposition].

Knowles, J. (1831). The Life and Writings of Henry Fuseli. H. Colburn and R. Bentley.

Moffitt, J. F. (2002). A Counterpart to Gothic Literature: Fuseli's 'The Nightmare'. Mosaic, University of Manitoba.

Palumbo, D. (1986). Eros in the Mind's Eye: Sexuality and the Fantastic in Art and Film. Greenwood Press.

Pop, A. (2011). Sympathetic Spectators: Henry Fuseli's Nightmare and Emma Hamilton's Attitudes. Art History, 34(5), 898-919.

Stewart, C. (2002). Erotic Dreams and Nightmares from Antiquity to the Present. Journal of the Royal Anthropological Institute.

Vassar College. (n.d.). Johann Heinrich Füssli: Study and Variants of 'The Nightmare' [Archives du Frances Lehman Loeb Art Center].


Psychanalyse

Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Dunod.

Bachelard, G. (1942). L'Air et les Songes. José Corti.

Benjamin, W. (1936). L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. Zeitschrift für Sozialforschung.

Bergson, H. (1896). Matière et mémoire. Presses Universitaires de France.

Camus, A. (1942). Le Mythe de Sisyphe. Gallimard.

Freud, S. (1900). L’Interprétation du rêve. Presses Universitaires de France.

Freud, S. (1919). L’Inquiétante étrangeté. In Essais de psychanalyse appliquée. Gallimard.

Jung, C. G. (1954). Les Racines de la conscience. Albin Michel.

Lacan, J. (1966). Écrits. Seuil.

Lacan, J. (1977). Le Séminaire, livre XI : Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Seuil.

Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Gallimard.

Weil, S. (1947). La Pesanteur et la Grâce. Plon.

Yalom, I. (1980). Existential Psychotherapy. Basic Books.

Notions de psychanalyse croisées

L’Inquiétante étrangeté (Freud, 1919) Sigmund Freud définit l’"inquiétante étrangeté" (Das Unheimliche) comme cette sensation troublante qui surgit lorsqu’un élément familier prend une dimension anormale, dérangeante. Dans Le Cauchemar, le cheval et l’incube, pourtant statiques, deviennent oppressants par leur regard figé et leur présence incongrue.


Le refoulement (Freud, 1900)Le refoulement est un mécanisme inconscient qui maintient hors de la conscience des pensées, désirs ou souvenirs jugés inacceptables. Ici, l’image du sommeil troublé semble être l’expression d’un retour du refoulé, une scène où l’esprit n’arrive plus à contenir ses angoisses.


L’angoisse existentielle (Yalom, 1980) Irvin Yalom décrit l’angoisse existentielle comme la confrontation inévitable à la mort, à la solitude et à l’absence de sens. Le Cauchemar capture ce vertige : le personnage, piégé entre sommeil et réveil, incarne l’être humain face à un seuil qu’il ne peut franchir.


Le Moi-peau (Anzieu, 1985) Didier Anzieu développe l’idée que notre psyché s’appuie sur une enveloppe protectrice, le "Moi-peau". Dans ce tableau, la dormeuse semble privée de cette barrière, exposée à l’incube qui la contraint dans une vulnérabilité absolue, sans frontière entre elle et l’intrusion extérieure.


Le stade du miroir (Lacan, 1966) Lacan explique que l’enfant se reconnaît dans son reflet, mais cette identification est fondée sur une méconnaissance. Ici, Le Cauchemar joue avec cette idée : le cheval agit comme un "regard-miroir", enfermant la dormeuse dans un espace où son propre reflet lui échappe et où elle ne peut s’éveiller à elle-même.


L’Objet petit a (Lacan, 1977) L’objet petit a est ce qui structure le désir mais demeure inaccessible. Dans Le Cauchemar, tout est désir empêché : le corps de la femme, abandonné mais figé, l’incube qui la contraint sans l’agresser, le cheval qui regarde sans agir. L’image capte cette impossibilité de résoudre la tension du désir.


Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel (Lacan, 1977) Lacan divise la psyché en trois registres : le Symbolique (langage et loi), l’Imaginaire (image et illusion) et le Réel (ce qui échappe à toute représentation). Ce tableau est une collision entre ces trois ordres : une scène réaliste qui se dérobe à la logique, un corps qui appartient au rêve et une présence de l’indicible.


L’archétype de l’Ombre (Jung, 1954) Carl Gustav Jung définit l’Ombre comme la part inconsciente refoulée de notre psyché. Ici, l’incube semble incarner cette Ombre, un fragment du sujet qui se manifeste sous une forme autonome et menaçante, symbolisant une angoisse intérieure projetée sur l’extérieur.


Le Vide et la temporalité suspendue (Bergson, 1896) Henri Bergson oppose le temps mécanique au temps vécu. Le Cauchemar illustre cette temporalité suspendue : il n’y a ni avant ni après, seulement un instant qui refuse de passer. L’image capture le vertige d’une boucle qui empêche toute progression.


L’Expérience du Seuil (Merleau-Ponty, 1945) Maurice Merleau-Ponty explore la perception comme un espace de transition. Ce tableau est un pur seuil : entre conscience et inconscience, rêve et réalité, immobilité et tension. Il met en scène un corps qui n’appartient plus à lui-même, captif d’un état inachevé.


L’Attente et le silence (Weil, 1947) Simone Weil parle du silence comme d’un espace d’ouverture vers une révélation. Or, Le Cauchemar inverse cette attente : ici, le silence est verrouillé, oppressant, empêchant toute révélation. L’image n’est pas un appel au dépassement, mais une assignation à l’impossibilité d’un après.


L’échec du passage (Camus, 1942) Albert Camus, avec Le Mythe de Sisyphe, illustre l’absurdité d’un effort sans issue. Le Cauchemar enferme ce même paradoxe : la dormeuse est figée dans un combat qu’elle ne mène pas, retenue à mi-chemin, prisonnière d’un état dont elle ne peut s’extraire.




 
 

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