top of page

"Merda d’artista" : Le sacré, le profane et le sublime excrémentiel

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 15 févr.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 16 févr.





1961 : Piero Manzoni enferme l’art dans une boîte. Petite, métallique, soigneusement scellée. Il y en a 90, numérotées comme des éditions limitées de luxe. À l’intérieur : 30 grammes d’excréments d’artiste. Ou du moins, c’est ce qu’il affirme. On n’ouvrira jamais vraiment la boîte. Tout est là : le doute, l’attente, le vertige. Le geste est total.


On y voit une provocation. Une blague scatologique. Une critique du marché de l’art, évidemment. Mais la Merda d’artista est plus qu’un simple doigt d’honneur lancé à la bourgeoisie culturelle. C’est une œuvre-limite. Un objet-frontière, à la fois réel et symbolique, fétiche et piège, œuvre et non-œuvre.


Avec Freud, la boîte devient soudainement beaucoup plus bavarde. Elle raconte l’enfance, l’apprentissage du contrôle et du pouvoir sur son propre corps. Freud aurait sûrement reconnu dans ce geste un retour à la phase anale. Le contrôle absolu sur l’évacuation. Ou mieux : la rétention sublimée en or. Car Merda d’artista est une transmutation alchimique. L’impur devient précieux, l’abject devient désiré, le rejeté devient objet de culte.


Freud, dans Totem et Tabou (1913), aurait pu y voir un acte rituel, une tentative de restaurer la magie du corps à travers l’objet. Le déchet humain devient relique. Mais ici, pas de totem sacré : juste une petite boîte ironique, laissant chaque spectateur se débrouiller avec ses propres fantasmes et sa lecture intime de l’œuvre.


Et si cette boîte n’était qu’un miroir ? L’art contemporain adore les reflets. Manzoni tend un miroir noir au monde de l’art, et ce dernier s’y précipite tête la première. Il voulait dénoncer la spéculation, il en devient l’icône. Chaque boîte atteint des prix indécents : 275 000 euros pour 30 grammes supposés d’excréments. Le marché s’auto-cannibalise. L’ironie est parfaite. Freud aurait probablement souri devant ce triomphe du symptôme collectif.


Entre Réel et Symbolique : Le seuil

Du point de vue de la Psychanalyse du Seuil, Merda d’artista n’est pas une œuvre, c’est un interstice vivant, une ligne de fracture entre ce qui est visible et ce qui ne peut être montré. Un seuil temporel aussi : la boîte, jamais ouverte, reste suspendue dans une temporalité d’attente infinie. Elle n’est jamais accomplie, jamais consommée. L’œuvre n’est pas la boîte en elle-même, mais le vide qu’elle ouvre dans l’esprit du spectateur.


La boîte devient un objet petit a par excellence : insaisissable, toujours un peu ailleurs. Elle nous frustre autant qu’elle nous fascine. Manzoni, en vrai Trickster, joue avec nos limites symboliques, nous forçant à rester dans l’entre-deux, ce fameux seuil où l’interprétation reste flottante, jamais fixée.


Yves Klein peignait le vide, Manzoni le met en conserve. Deux démarches opposées mais complémentaires. Klein nous invitait à l’expérience mystique du rien. Manzoni, lui, nous replonge brutalement dans le concret et le grotesque, dans un rien très humain, organique, charnel. Le seuil chez Manzoni n’est pas une ascension vers l’immatériel : c’est un plongeon dans le réel le plus trivial.


De l’art comme expérience de l’inconscient collectif

Finalement, Merda d’artista est une psychanalyse collective en 90 boîtes, une invitation à repenser nos propres fantasmes sur l’art, la valeur et le désir. Ce n’est pas l’œuvre qu’on achète, c’est l’histoire qu’on s’en raconte.


Freud nous avait prévenus : "La civilisation repose sur la sublimation des pulsions." Mais ici, tout revient à l’état brut. Manzoni casse la sublimation, la retourne, et nous laisse face à ce qui nous hante. Entre fascination, répulsion et désir. Le seuil est franchi, et de l’autre côté, il n’y a que le rire. Celui du Trickster qui s’éloigne, en laissant la porte entrouverte.


Bibliographie

Bachelard, G. (2014). La poétique de l’espace. Paris : Presses Universitaires de France.

Bonito Oliva, A. (2018). Piero Manzoni : Le corps de l’artiste comme œuvre. Paris : Éditions Hazan.

Dagen, P. (2015). L’art impossible : De Marcel Duchamp à nos jours. Paris : Flammarion.

Duchamp, M. (1917/2009). Fountain, in Écrits complets. Paris : Éditions L’Échoppe.

Freud, S. (2010). Totem et tabou. Paris : Payot.

Klein, Y. (2006). Yves Klein, œuvres complètes. Paris : Éditions Dilecta.

Lacan, J. (2022). Écrits. Paris : Éditions du Seuil.

Manzoni, P. (1961/2015). Merda d’artista. Milan : Éditions Electa Mondadori.

Nasio, J.-D. (2011). Le Livre de la douleur et de l’amour. Paris : Payot.

Yalom, I. D. (2022). Thérapie existentielle. Paris : Galaade Éditions.

Zdanowsky, P. (2017). L’art contemporain : Stratégies du marché et nouvelles frontières. Paris : Éditions du Regard.

Notions de psychanalyse croisées


Site propulsé par le Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse - 2025

8 rue de Rozambidou F-29930 Pont-Aven

Tous les textes et graphismes n'engagent que leurs auteurs... et ne sont pas libres de droits.

bottom of page