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La Libido dans l'art : des Convergences aux Controverses

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 14 févr.
  • 24 min de lecture

Dernière mise à jour : 19 févr.


Pourquoi s’intéresser à la libido quand on est peintre ? Parce que la libido, ce n’est pas qu’un truc pour psy obsédé par les pulsions de l’enfance. C’est le moteur invisible qui propulse le geste créatif, ce souffle vital qui vous pousse à peindre, effacer, reprendre, détruire, tout ça dans l’espoir de capter ce qui vous échappe toujours.

Elle est là quand vous tournez autour d’un bleu sans jamais trouver le bleu parfait, quand chaque coup de pinceau devient une danse nerveuse entre désir et résistance, quand vous sentez que quelque chose de vivant traverse la toile. Elle peut respirer doucement, comme dans les intérieurs de Pierre Bonnard (1867-1947), ou hurler comme dans Le Cri (1893) d’Edvard Munch (1863-1944).

Les théoriciens de la libido—Freud, Jung, Reich, Lacan, Yalom, Porges—n’ont pas seulement cartographié l’âme humaine, ils ont aussi offert des clés précieuses pour les artistes. La libido, c’est le fil entre la main et l’idée, le pont entre le désir et la matière. Alors, voyons ce qu’ils ont à nous dire.


Analyse croisée : Freud, Jung, Reich, Lacan, Yalom et Porges

Difficile d’attraper la libido sans se brûler les doigts. À chaque époque, on l’a prise pour autre chose : un feu qui consume, une rivière souterraine, un souffle vital, une pulsion à canaliser, un manque, ou encore une énergie prête à exploser dans chaque muscle. Chacun a tenté d’en dresser la carte, mais la bête résiste. Elle fuit les définitions, glisse entre les théories, se métamorphose selon celui qui l’interroge. Clarifions donc l'histoire des principales théories sur la Libido.


Freud (1856-1939) : La libido, une machine pulsionnelle à cinq vitesses

Sigmund Freud est le premier à poser les bases. Pour lui, la libido, ce n’est pas une douce brise créative. C’est un moteur brûlant, un torrent d’énergie sexuelle qui se balade dans le corps selon un parcours bien rodé : de la bouche aux sphincters, en passant par la découverte du complexe d’Œdipe, pour finir dans les bras (imaginaires) de l’adulte génital bien équilibré. Enfin, en théorie... parce que la libido est farouche, et il suffit de rater un virage pour que tout parte en vrille.


Freud a eu l’intelligence d’appeler ça des stades psychosexuels, histoire de mettre un peu d’ordre dans ce foutoir intérieur. Mais attention, chaque stade est un champ de bataille, et chaque fixation laisse une empreinte durable. En peinture, ça se traduit par des gestes obsessionnels, des répétitions, des explosions incontrôlées, ou des tentatives de retenir le chaos sous un voile de rigueur.


Prêts pour un petit tour d’horizon ?

Le stade oral (0-18 mois) : Bienvenue à la bouche

La bouche, c’est le premier territoire conquis par la libido. Le nourrisson explore le monde en suçant, mordant, mâchonnant tout ce qui passe à portée de lèvres. Freud nous explique que c’est ici que la libido se fixe sur le plaisir de recevoir. Le bébé avale le monde en entier... ou il hurle. C’est tout ou rien.

Fixation orale ? Gare aux compulsions : boulimie, tabagisme, bavardage incessant. Mais en peinture ? Wayne Thiebaud (1920-2021) en est le parfait exemple. Ses gâteaux et pâtisseries magnifiquement peints sont des objets de désir pur. Chaque couche épaisse de peinture est une célébration du plaisir gourmand, transformé en une orgie visuelle où l’on a envie de croquer la toile.


Le stade anal (18 mois-3 ans) : Le pouvoir de contrôler

Ici, la libido descend d’un étage et découvre le pouvoir de retenir ou d’expulser. C’est le grand moment de l’opposition : l’enfant teste ses limites, apprend le contrôle. Il peut devenir maniaque du rangement... ou provocateur en chef.

Fixation possible ? Obsession pour l’ordre (ou sa destruction). En peinture, deux choix : Agnès Martin (1912-2004) et ses grilles rigoureuses, presque hypnotiques, ou Jean Dubuffet (1901-1985) qui défonce tout avec ses textures brutes et son chaos apparent.Agnès Martin, c’est la retenue maîtrisée : chaque ligne est une tentative de contenir le désordre dans une harmonie presque méditative. Dubuffet, lui, lâche les chiens : sa peinture est une libération sauvage, un joyeux bordel contrôlé.


Le stade phallique (3-6 ans) : Le royaume d’Œdipe

C’est là que les choses se corsent. Le complexe d’Œdipe débarque. L’enfant découvre les mystères du corps et le jeu interdit du désir. Pour Freud, c’est le stade clé, celui où la libido s’enroule autour de la question du pouvoir, du regard de l’autre, et des premières confrontations avec la loi symbolique.

Fixation possible ? Narcissisme exacerbé ou inhibition totale. En peinture, on entre dans le territoire de Francis Bacon (1909-1992). Ses portraits sont une bataille d’Œdipe en direct : chaque figure semble lutter contre elle-même, déchirée entre le désir d’être vue et la peur d’être dévoilée. La chair s’y tord, déformée par le conflit, et la libido devient une lutte visuelle brutale.


La période de latence (6-12 ans) : Calme avant la tempête

On respire. Le système nerveux fait une pause. Les pulsions sexuelles sont refoulées pour mieux se concentrer sur l’école, les copains, et les jeux sans risque. Tout semble tranquille... en surface. Mais attention, la libido ne dort jamais vraiment.

En peinture, ça donne quoi ? Une tentative de rationaliser les pulsions. Piet Mondrian (1872-1944), par exemple, structure le chaos en lignes parfaites, épurant le monde pour le réduire à l’essentiel : lignes, carrés et couleurs primaires. C’est beau, c’est net, mais ça sent le contrôle absolu sur l’émotion.


Le stade génital (12 ans et plus) : La grande réconciliation

Enfin, on arrive au stade adulte. La libido s’ouvre vers l’extérieur, cherchant à créer du lien, à s’accomplir dans l’échange avec l’autre. Ici, elle devient une force créative, tournée vers l’harmonie et l’intégration. C’est le stade de la libido mature, libre et fluide.

En peinture : Henri Matisse (1869-1954). Regardez ses derniers découpages. Chaque forme respire. La couleur danse, la lumière circule. C’est une synthèse joyeuse de toute une vie, où la libido ne se bat plus, elle s’épanouit.


Freud en peinture : Rituel, répétition et sublimation

Chez Freud, la libido est une force à canaliser. Vous pouvez soit la laisser tourner en boucle, soit la transformer par la sublimation, en la détournant vers la création. Chaque peintre, quelque part, raconte sa propre histoire libidinale :

Agnès Martin, avec ses lignes infinies, sublime l’ordre et la retenue.

Francis Bacon explore la bataille intérieure du désir.

Henri Matisse atteint l’équilibre entre corps, lumière et jouissance créative.


Avec Freud la peinture est une danse avec la pulsion, une façon de transformer le chaos intérieur en un geste vivant, tangible. Une fois qu’on l’a compris, chaque toile devient un dialogue avec la bête.


Jung (1875-1961) : La libido, souffle vital et quête d’unité

Avec Carl Gustav Jung, on quitte l’autoroute freudienne pour s’engager dans les chemins de traverse. Oubliez les cinq stades bien rangés et la libido sexuelle qui avance comme un petit soldat. Pour Jung, la libido est une énergie fluide, mouvante, cyclique. Elle n’a pas qu’une seule direction. Parfois, elle explose en lumière, d’autres fois, elle disparaît dans les profondeurs pour mieux renaître. C’est un souffle vital, un vent intérieur qui traverse nos rêves, nos intuitions, nos symboles.

Là où Freud voit une machine, Jung voit une rivière. Et dans cette rivière, il y a des courants profonds qui nous connectent à quelque chose de plus grand : l’inconscient collectif. C’est là que vivent les archétypes, ces figures universelles qui nous guident, nous hantent et parfois… nous piègent.


Les archétypes : un théâtre intérieur

Pour Jung, la libido est un jeu d’ombres et de lumières, orchestré par les grandes figures de notre inconscient collectif. Quelques incontournables :

L’Ombre : tout ce que vous refoulez, vos pulsions, vos désirs inavouables, mais aussi vos ressources cachées. L’Ombre n’est pas l’ennemi. Elle est le trésor enfoui, celui qu’il faut oser regarder en face.

Le Puer Aeternus (l’enfant éternel) : symbole de l’élan vital, de la quête d’absolu, mais aussi du refus de grandir. Il est à la fois poète et fugueur. Il inspire autant qu’il fait tourner en rond.

Le Soi : la grande réconciliation intérieure. Le Soi est le centre, l’unité finale où tous les contraires s’unissent. Mais il faut un long chemin pour l’atteindre.


En peinture : l’énergie cyclique et symbolique

Frida Kahlo (1907-1954) : une peinture archétypale. Chaque tableau de Frida Kahlo est un dialogue avec l’Ombre et le Soi. Ses autoportraits sont des rituels de transformation. Regardez La colonne brisée (1944) : son corps se fissure, littéralement traversé par la douleur, mais elle tient debout, reliée à la terre et au cosmos. La libido ici est une force de survie, un moteur de résilience et de réinvention permanente.

Chaque symbole—les racines, le colibri, les larmes—agit comme un archétype, une clé pour explorer l’invisible.


Giorgio de Chirico (1888-1978) : entre le visible et l’invisible. Chez Giorgio de Chirico, la libido n’explose pas. Elle plane, suspendue entre deux mondes. Ses places désertes, ses architectures énigmatiques sont des espaces d’attente, où l’inconscient surgit en pleine lumière. Ici, l’énergie libidinale est silencieuse mais dense, prête à s’incarner dans l’étrange, dans ce qui échappe à la logique du quotidien.

Dans ses œuvres, chaque objet devient un symbole, chaque ombre cache une présence. Rien n’est figé, tout est en devenir.


La libido cyclique : mort, renaissance, transformation

Pour Jung, la libido ne meurt jamais. Elle se retire parfois, pour mieux revenir. Chaque cycle libidinal est une descente dans les profondeurs, une confrontation avec l’Ombre, suivie d’une renaissance. Si vous avez l’impression d’avoir perdu l’élan, ce n’est pas la fin. C’est juste un passage. La créativité suit les mêmes cycles. Il y a des phases d’éclat, où tout semble facile, et des phases de doute, où l’énergie s’enroule sur elle-même, comme une rivière souterraine qui cherche son chemin.

Avec Jung, la peinture devient un dialogue symbolique. Chaque geste, chaque image peut être un archétype en action, une tentative d’unifier des forces opposées.


le Soi comme horizon

Ainsi, chez Jung, la libido n’est jamais un problème à résoudre. C’est une invitation à explorer, à circuler entre les contraires, à transformer l’étrange en familier, et le familier en étrange. Si vous vous sentez perdu dans votre peinture, c’est bon signe : vous êtes sur le chemin du Soi.


Reich (1897-1957) : La libido, ancrée dans le corps

Avec Wilhelm Reich, la libido redescend de l’esprit au muscle, de l’introspection symbolique aux tensions dans le corps. Pas de grand discours sur l’Œdipe ou les archétypes ici. Reich, c’est brut, physique, immédiat. La libido est une énergie biologique réelle, qui circule dans le corps comme un courant électrique.

Mais cette énergie, elle peut se bloquer, et quand ça arrive, le corps se ferme, se fige. Chaque traumatisme, chaque émotion refoulée laisse une trace dans les muscles, ce que Reich appelle la cuirasse caractérielle. Votre dos, votre ventre, vos épaules, même votre mâchoire : tout parle.


La cuirasse caractérielle : quand le corps raconte ce que vous cachez

Pour Reich, chaque blocage psychique s’inscrit dans le corps, créant des tensions musculaires qui deviennent peu à peu une armure intérieure. Cette cuirasse, c’est à la fois une protection et une prison. Si vous voulez retrouver votre énergie vitale (votre libido), il faut défiger ces tensions.

Comment ? En respirant, en bougeant, en lâchant le contrôle. La thérapie de Reich est presque une danse : vous secouez les épaules, vous criez, vous respirez à fond. L’énergie refoulée explose, se remet à circuler. Et là, ça vit à nouveau.


En peinture : le corps libéré, la surface en tension

Chez les peintres, le corps est toujours en jeu, même quand on ne le voit pas. Il est dans la texture, la gestuelle, la respiration de la toile. Quand la libido circule librement, ça se sent dans le geste. Quand elle est bloquée, ça se voit aussi : le geste se fige, la peinture s’étouffe sous sa propre tension.


Carolee Schneemann (1939-2019) : le corps comme toile vivante. Pionnière de l’art corporel, Carolee Schneemann transforme le corps en théâtre d’énergie pure. Dans ses performances, la peinture devient une extension du corps. Chaque geste est une libération, une façon de ramener l’énergie vitale à la surface.

Dans Meat Joy (1964), elle peint avec son corps, mélangeant matières organiques et couleurs, dans une célébration viscérale du désir et de la vie. Ici, la peinture n’est plus un objet, elle est un processus vivant, un acte immédiat.


Jackson Pollock (1912-1956) : la danse libidinale. Regardez Jackson Pollock. Ce n’est pas un peintre, c’est un danseur de l’invisible, un chorégraphe du chaos. Il ne touche même pas la toile avec ses pinceaux. Il l’attaque, il la traverse, il la secoue. Chaque goutte de peinture est un geste pur, une pulsation, une énergie brute lâchée sans filtre.

La peinture de Pollock, c’est la libido à l’état sauvage, une danse instinctive où l’énergie circule librement. Pas de contrôle ici, juste l’élan vital en action.


Willem de Kooning (1904-1997) : tension, lutte et destruction. Chez Willem de Kooning, le corps se bat avec la toile. Chaque coup de pinceau est une lutte, une tentative de libérer une énergie trop puissante pour être contenue. Ses séries Women sont des combats en direct : la forme féminine apparaît et disparaît, tiraillée entre désir et destruction.

La peinture est viscérale, en tension permanente, presque douloureuse. C’est le théâtre même de la cuirasse caractérielle, où le geste tente de casser l’armure.


La libido reichienne : tension, libération, renaissance

La vie est dans le mouvement, et la libido aussi. Si vous vous sentez bloqué dans votre peinture, ce n’est pas une question de talent ou d’inspiration. C’est une question de corps. Vous êtes figé ? Détendez les épaules, respirez, travaillez debout. Le mouvement crée l’énergie. Et l’énergie, c’est la clé.

Pour Reich, le corps est la clé de tout. Si vous bloquez, ce n’est pas dans la tête que ça se passe. C’est dans les épaules, dans les muscles, dans le souffle. Alors, peignez comme vous dansez : librement, sauvagement, avec tout votre corps. La toile n’est pas une surface, c’est un champ de bataille, un espace pour casser les cuirasses, pour laisser l’énergie circuler et, au passage, vous libérer un peu plus.


Lacan (1901-1981) : La libido, désir insatiable et objet manquant

Avec Jacques Lacan, la libido n’est plus une énergie brute, ni un souffle vital. Non, ici, la libido devient un moteur de désir, une tension permanente vers un objet qu’on ne peut jamais vraiment atteindre. Freud voulait dompter l’énergie pulsionnelle, Jung préférait la laisser circuler dans les rêves et les symboles. Lacan, lui, rigole doucement :

Le désir, dit-il, est toujours ailleurs. Ce que vous voulez vraiment, vous ne l’aurez jamais… et c’est précisément ça qui vous fait avancer. Le manque est moteur. Sans lui, tout s’écroule. Pas de manque, pas de désir. Pas de désir, pas de mouvement.


Et l’objet de votre quête ? Lacan l’appelle l’Objet petit a. C’est le truc insaisissable, ce détail qui semble toujours à portée de main mais glisse dès que vous vous en approchez. Cet objet n’existe pas vraiment, mais il vous hante, vous titille, vous attire sans fin.


Le désir, un jeu de masques

Pour Lacan, on ne désire jamais directement l’objet. On tourne autour, on le contourne, on s’approche, on repart. Le désir est une danse étrange, une tension entre présence et absence, entre ce qu’on touche et ce qui nous échappe toujours.

Lacan introduit ici une idée essentielle : le désir est lié au manque. On ne désire jamais ce qu’on possède, seulement ce qui nous manque. Pire encore : quand on obtient enfin ce qu’on cherchait… on est déçu. Parce que l’objet du désir, ce n’était pas vraiment lui. C’était autre chose, juste à côté.


En peinture : le vide comme moteur du désir

La peinture lacanienne, ce n’est pas l’explosion du corps comme chez Reich, ni la danse des symboles comme chez Jung. Non, ici, le vide devient un personnage principal. La libido, chez Lacan, c’est une tension vers ce qui est hors champ, vers ce qu’on devine sans jamais pouvoir l’attraper. Le tableau n’est pas un lieu d’accomplissement, mais un espace d’attente, une invitation à chercher ce qui manque.


Mark Rothko (1903-1970) : l’absence vibrante. Rothko, c’est l’artiste lacanien par excellence. Regardez ses grandes toiles colorées. Il n’y a rien, et pourtant tout est là. Chaque rectangle est une surface d’attente, une invitation à plonger dans un vide qui n’est jamais vraiment vide. La lumière vibre, suspendue, mais l’objet du désir reste hors d’atteinte. Vous croyez le saisir, mais il disparaît.

Chez Rothko, le manque devient tangible, presque physique. Vous sentez qu’il y a quelque chose à attraper… mais quoi ? Impossible de le dire. C’est ça, l’Objet petit a : ce vide qui vous appelle sans jamais se remplir.


René Magritte (1898-1967) : le jeu avec l’insaisissable. Magritte, lui, s’amuse. Il fait de l’absence une blague sérieuse. Regardez La Trahison des images (1929) : « Ceci n’est pas une pipe. » Évidemment, ce n’est pas une pipe, c’est une image de pipe. Mais là, Lacan applaudirait : l’objet du désir est toujours un peu ailleurs, dans ce décalage entre la chose et sa représentation.

Magritte joue avec le visible et l’invisible, le caché et le montré. Il vous tend un objet, puis le retire aussitôt. Le désir court derrière, comme un chien qui n’attrapera jamais la balle.


Yves Klein (1928-1962) : l’immatériel en plein visage. Chez Yves Klein, le désir devient une expérience directe du vide. Ses célèbres IKB (International Klein Blue) ne sont pas juste des monochromes. Ce sont des espaces infinis, des fenêtres ouvertes sur un vide cosmique, où l’objet du désir a disparu. Mais l’absence, ici, est une présence vibrante.

Klein pousse même l’expérience plus loin : dans Le Vide (1958), il invite le spectateur dans une galerie entièrement vide. Rien à voir, tout à désirer. C’est le sommet de la logique lacanienne : ce que vous cherchez est hors de la toile, hors de la salle, hors de vous-même.


La libido lacanienne : un désir qui fuit toujours

Avec Lacan, la peinture devient un jeu de tension. Chaque tableau n’est pas une réponse, mais une question ouverte. La libido, c’est ce mouvement entre ce qui est montré et ce qui est caché, entre ce que vous pensez vouloir et ce qui vous échappe.

Le spectateur, lui aussi, est pris dans ce jeu : il cherche à combler un manque. Mais ce manque, c’est lui-même qui l’invente en regardant. L’Objet petit a n’est jamais dans le tableau. Il est dans le regard, dans l’écart entre ce qu’on voit et ce qu’on imagine.


Jouez avec le manque

Lacan nous dit que la seule chose qui vous pousse à avancer, c’est le manque. Si vous cherchez l’accomplissement, oubliez. La jouissance totale n’existe pas. Mais c’est justement cette impossibilité qui rend le désir vivant, qui maintient la peinture en mouvement.

En peinture, comme dans la vie, on cherche toujours ce qu’on n’a pas. Et quand on l’a trouvé… on repart ailleurs. Et c’est ça, la force du désir : un moteur qui ne s’arrête jamais.


Yalom (1931- ) et Camus (1913-1960) : La libido face aux grandes angoisses existentielles

Avec Irvin D. Yalom, la libido n’est plus simplement une énergie psychique. Elle devient une force existentielle, ce souffle qui nous pousse à tenir debout malgré le vertige, à créer quand tout semble s’effondrer, à répondre au silence par un acte vivant.

Mais il n’y a pas d’illusion chez Yalom : la mort est inévitable, l’isolement structurel, et l’absence de sens guette au détour de chaque crise. Ces grandes angoisses fondamentales, ces fissures invisibles dans notre quotidien, ne se résolvent jamais totalement. Elles ne peuvent être évitées. La seule réponse possible est de leur faire face, d’avancer avec elles, et de réinventer du sens, encore et encore.


Le lien avec Camus : la révolte comme posture créative

Albert Camus, dans Le Mythe de Sisyphe (1942), explore lui aussi ce terrain accidenté, cette rencontre brutale entre l’humain et l’absurde. L’absurde, selon Camus, naît de la tension entre notre soif de sens et l’indifférence du monde. L’univers ne répond pas. Il reste muet, quoi qu’on fasse.

Face à cela, Camus propose la révolte lucide. Ne pas fuir, ne pas se soumettre. Mais agir malgré tout, habiter l’absurde avec une élégance tragique, et, surtout, créer. Chaque acte de création devient un défi lancé au vide, une affirmation de soi, une célébration provisoire mais essentielle.

La révolte n’est pas un cri de colère. C’est un acte d’amour pour la vie, malgré sa fragilité.


La peinture comme acte de révolte

La peinture, dans cette logique, n’est plus une recherche d’éternité. C’est un geste provisoire, vivant, et nécessaire. Chaque toile est une réponse à l’absurde, une manière de dire : « Cela ne durera pas, mais c’est ici, maintenant. »


L’œuvre de Mark Rothko résonne profondément avec cette posture camusienne. Ses grandes toiles sombres des dernières années ne cherchent pas à résoudre le vide. Elles l’habitent, le rendent tangible. La lumière s’efface lentement, les couleurs se dissolvent dans une sorte de méditation silencieuse. Il n’y a pas de réponse, mais une présence, une affirmation calme et grave face à l’absence de sens.

Chez Francis Bacon (1909-1992), la révolte prend une forme plus brutale. Ses figures déformées ne cherchent pas la beauté ni l’apaisement. Elles affrontent la violence du réel, elles tordent le corps pour exprimer ce que les mots ne peuvent pas dire. La libido, ici, est pure tension, un cri silencieux qui traverse chaque coup de pinceau.


Créer pour ne pas disparaître

Chez Yalom, la création devient une réponse directe à la mort, une tentative de rendre visible ce qui échappe, de tenir tête au néant. Chaque toile est un acte de résistance, un pied de nez à l’inévitable. Non pas dans l’espoir de durer, mais pour exister pleinement dans l’instant, même si c’est fragile, même si c’est fugace.

Cette révolte créatrice n’est pas une fuite. C’est un engagement total dans le présent, une manière de traverser l’angoisse en la transformant en forme, en couleur, en matière. Il ne s’agit pas de résoudre l’absurde, mais de le danser, d’en faire une œuvre.


L’énergie de Sisyphe : une libido créatrice

Camus décrit Sisyphe comme le héros de l’absurde, celui qui continue malgré tout. Il pousse son rocher, non par naïveté, mais par pure affirmation de la vie. Il ne cherche pas de justification extérieure. Il habite l’effort, il l’assume pleinement, et dans ce mouvement, il trouve une liberté profonde.

Dans cette même logique, la libido devient une énergie Sisyphe, un mouvement incessant, toujours renouvelé, jamais achevé. Chaque geste créatif est une tentative, une reprise du rocher, une nouvelle montée vers un sommet qui n’existe pas. Ce n’est pas une tragédie, c’est une danse étrange, une affirmation joyeuse du présent.


Peindre, c’est jouer avec l’absurde

Avec Yalom et Camus, la libido devient un élan vital, une énergie qui crée du lien, du sens, des formes provisoires là où il n’y en avait pas. Elle n’apaise pas les grandes angoisses, elle les transforme en gestes vivants. Elle fait du vertige un terrain de jeu, du vide une surface où l’on peut toujours recommencer.

Peindre, c’est danser avec Sisyphe. Ce n’est jamais gagné, mais c’est toujours là. Et dans ce mouvement, fragile et lumineux, quelque chose s’invente à chaque instant.


Porges (1945- ) : La libido et la régulation du système nerveux

Avec Stephen Porges, la libido devient une question de corps et de régulation, plus qu’une quête symbolique ou une énergie brute. La théorie polyvagale, fondation de son approche, met au cœur de la libido le système nerveux autonome, une structure fine et souple qui orchestre nos états internes : sécurité, alerte, repli.

Tout désir, toute créativité, toute tentative de relation passe par ces états internes fluctuants. La libido n’est donc ni linéaire ni uniforme : elle respire au rythme du corps, se tend, se relâche, ou se suspend selon les réponses biologiques les plus profondes.

La théorie polyvagale identifie trois grands états, chacun porteur d’une forme spécifique d’énergie, d’intention et, en art, d’esthétique.


Le système ventral vagal : sécurité, ouverture et fluidité

Quand ce système est activé, tout s’ouvre. Le corps est détendu, la respiration fluide, l’attention légère. La libido circule librement, sans tension ni retenue, elle s’épanouit dans la curiosité et l’interaction. En peinture, cela produit des œuvres respirantes, souples, où chaque geste semble trouver sa juste place, sans effort.

Les intérieurs de Pierre Bonnard (1867-1947) illustrent cette énergie ventrale vagale. La lumière baigne les formes, la couleur respire, et tout évoque une sensualité douce et intime. Aucune tension, aucun chaos : juste une présence continue et fluide, un équilibre subtil entre le geste et l’espace.


Le système sympathique : tension, lutte ou fuite

Le mode sympathique s’active face à une menace ou une mobilisation. Le cœur s’accélère, le corps se prépare à réagir. La libido devient une énergie nerveuse et tranchante, tournée vers la survie ou la confrontation. La peinture issue de cet état est nerveuse, intense, une sorte de combat visuel entre les formes.

Chez Francis Bacon (1909-1992), chaque coup de pinceau est une attaque. Ses figures semblent se tordre sous l’effet de cette tension interne, entre dissolution et explosion. La libido n’est plus une danse fluide, mais une bataille, un cri silencieux, une pure confrontation avec la matière.


Le système dorsal vagal : repli, dissociation et temps suspendu

Quand le stress dépasse un seuil critique, le système nerveux bascule dans le shutdown dorsal vagal : un état de retrait, presque de dissociation. Le corps se retire, l’énergie se fige, et la libido semble s’éteindre. Mais ce n’est pas une disparition totale, c’est un repli temporaire, une mise en veille.

Dans la peinture, cet état se traduit par le minimalisme, la réduction extrême, et l’éloge du vide. Le temps se suspend, les formes se simplifient, et chaque détail devient une trace fragile dans l’espace. Les toiles de Mark Rothko, notamment ses œuvres tardives, incarnent ce passage dans le silence : les couleurs se retirent lentement, la lumière s’éteint presque, et ce qui reste, c’est un murmure visuel, une absence devenue présence.


L’art conceptuel et les installations immersives : une esthétique polyvagale

L’état dorsal vagal trouve une résonance directe dans l’art conceptuel et les installations immersives, qui manipulent le vide, le temps et l’espace pour créer des expériences de retrait et de suspension.

Dans les œuvres de Yves Klein (1928-1962), comme Le Vide (1958), l’absence devient une matière à part entière. La galerie est vide, mais ce vide vibre d’une énergie contenue, presque méditative.

James Turrell (né en 1943) et Olafur Eliasson (né en 1967) travaillent aussi cette suspension du temps et de l’espace. Dans leurs installations, le spectateur entre dans un état de flottement, où les repères s’effacent. Ce n’est plus une œuvre à regarder, mais une expérience sensorielle, une traversée intérieure qui évoque les états profonds de retrait ou de contemplation.


La théorie de Porges, l'approche de la Libido la plus efficace pour l’art contemporain ?

La théorie polyvagale offre un regard neuf sur la libido, bien plus proche des préoccupations de l’art contemporain que les théories classiques de Freud, Jung ou même Lacan. Elle ne se limite pas au désir ou au symbole. Elle va chercher dans le corps et ses états internes, des éléments invisibles mais cruciaux qui modulent notre façon d’agir, de créer et d’habiter le monde.

Un art du corps et du ressenti La théorie de Porges met en avant l’expérience directe du corps, sans passer par des métaphores complexes. Elle réinscrit la libido dans le vécu corporel, là où les artistes contemporains explorent depuis longtemps la lenteur, le vide, et le silence.

Un art du temps suspendu Contrairement aux théories classiques qui pensent la libido en termes d’énergie linéaire, la théorie polyvagale ouvre la porte à une esthétique du temps suspendu, du rythme fragmenté, et de l’alternance entre tension et relâchement. Le minimalisme, les installations immersives et l’art conceptuel s’en nourrissent directement.

Un art de la régulation émotionnelle Enfin, la théorie polyvagale permet de comprendre que l’art n’est pas toujours un geste explosif ou une quête de sens, mais aussi un espace de régulation, un moyen de se recentrer, de se détendre, ou de ralentir face à l’accélération du monde.


Si l’art contemporain cherche à manipuler l’espace, le vide, et le temps, c’est parce que la création elle-même est une forme de régulation nerveuse, un jeu subtil entre tension et relâchement, présence et absence. La théorie de Porges, en explorant ces états internes fluctuants, offre une grille de lecture unique et puissante pour comprendre la libido dans l’art actuel.

Avec Porges, la libido devient un dialogue entre le corps et l’espace, entre la matière et le rythme. Elle n’est plus une quête d’objet ou un mouvement symbolique : elle est un souffle, une respiration entre le visible et l’invisible. Et dans cette respiration, l’art trouve sa véritable force : un équilibre fragile, mais toujours vivant.


Peindre, c’est danser avec la libido

Alors, pourquoi s’intéresser à la libido quand on est peintre ? Parce que la libido, ce n’est pas qu’un truc pour psy obsédé par les pulsions de l’enfance. C’est le moteur invisible qui propulse le geste créatif, ce souffle vital qui vous pousse à peindre, effacer, reprendre, détruire — toujours dans l’espoir de capter ce qui vous échappe. C’est un courant insaisissable, parfois fluide, parfois nerveux, parfois suspendu dans un silence presque tangible.

La libido est là quand vous tournez autour d’un bleu sans jamais trouver le bleu parfait, quand chaque coup de pinceau devient une danse nerveuse entre désir et résistance, quand une tension mystérieuse traverse la toile. Elle respire doucement, comme dans les intérieurs de Pierre Bonnard (1867-1947), ou hurle dans Le Cri (1893) de Munch (1863-1944). Elle se tord avec Francis Bacon (1909-1992) ou s’évanouit lentement dans les monochromes de Mark Rothko (1903-1970).

Freud l’a envisagée comme une machine pulsionnelle. Jung y a vu un souffle vital. Reich l’a cherchée dans les tensions musculaires, tandis que Lacan a préféré la suivre dans les détours du manque et du désir. Yalom, lui, l’a confrontée aux grandes angoisses existentielles, et Porges l’a ancrée dans le système nerveux, révélant qu’elle n’est pas seulement une énergie mentale : elle est corporelle, rythmique, viscérale.


Et si Stephen Porges avait mis la main sur la clé essentielle pour comprendre l’art contemporain ? Sa théorie polyvagale nous dit que la création n’est pas linéaire, qu’elle dépend de l’état interne du corps, de cette balance subtile entre sécurité, tension et repli. Elle réinscrit l’art dans le rythme du vivant, dans la respiration profonde et les silences fragiles.

Là où Freud analyse, où Jung rêve, et où Lacan théorise l’absence, Porges fait respirer la libido. Il la rend tangible, rythmée, vivante.

Dans l’art contemporain, le minimalisme devient un espace de suspension, un lieu où le vide n’est jamais vraiment vide. Les installations immersives jouent sur la lumière et le temps, ralentissant la perception pour créer une expérience de repli ou de pure ouverture. Chaque ligne, chaque souffle, chaque détail devient une pulsation nerveuse, une trace d’énergie en mouvement.


S'il n'y a qu'une seule phrase à retenir de cette étude ce serait :

La libido, c’est Sisyphe avec un pinceau : jamais gagnée, mais toujours là, polymorphe, oscillant sans cesse entre le psychique et le corporel. 

Et dans ce fichu mouvement sans fin, quelque chose s’invente, toujours.

Alors peignez, effacez, recommencez... et laissez-la respirer à son rythme. Elle sera la meilleure énergie au service de vos créations.



Bibliographie

Ouvrages de référence

  • Bacon, F. (1909–1992). Œuvres complètes. Londres : Marlborough Gallery.

  • Camus, A. (1942). Le Mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard.

  • Camus, A. (1938). Noces. Paris : Gallimard.

  • De Chirico, G. (1914). Piazza d’Italia. Rome : Galleria Nazionale d'Arte Moderna.

  • Dubuffet, J. (1951). L'Hourloupe. Paris : Jean Dubuffet Foundation.

  • Eliasson, O. (2003). The Weather Project. Londres : Tate Modern.

  • Freud, S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris : Gallimard.

  • Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Paris : PUF.

  • Gonzalez-Torres, F. (1991). Untitled (Perfect Lovers). New York : MoMA.

  • Jung, C. G. (1912). Psychologie de l'inconscient. Zurich : Rascher Verlag.

  • Jung, C. G. (1959). Aion : Études sur la symbolique du Soi. Paris : Buchet-Chastel.

  • Klein, Y. (1958). Le Vide. Paris : Galerie Iris Clert.

  • Lacan, J. (1953). Le Séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud. Paris : Seuil.

  • Lacan, J. (1966). Écrits. Paris : Seuil.

  • Magritte, R. (1929). La Trahison des images. Bruxelles : Musée Magritte.

  • Matisse, H. (1947). Jazz. Paris : Tériade.

  • Mondrian, P. (1942). New York City. New York : MoMA.

  • Porges, S. (2011). The Polyvagal Theory: Neurophysiological Foundations of Emotions, Attachment, Communication, and Self-regulation. New York : W. W. Norton & Company.

  • Reich, W. (1933). L’Analyse caractérielle. Paris : Payot.

  • Rothko, M. (1960). Black on Maroon. Londres : Tate Modern.

  • Thiebaud, W. (1962). Cakes. New York : Whitney Museum of American Art.

  • Turrell, J. (1999). The Light Inside. Houston : Museum of Fine Arts.

  • Yalom, I. D. (1980). Existential Psychotherapy. New York : Basic Books.

  • Yalom, I. D. (1992). When Nietzsche Wept. New York : Harper Perennial.


Articles et essais

  • Benjamin, W. (1936). L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Paris : Gallimard.

  • Klein, Y. (1960). The Chelsea Hotel Manifesto. New York : Édition privée.

  • Pontalis, J.-B., & Laplanche, J. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF.

  • Turrell, J. (2001). Seeing Yourself See. Houston : The Menil Collection.


Catalogues d’exposition

  • MoMA (1997). Francis Bacon : A Retrospective. New York : Museum of Modern Art.

  • Tate Modern (2012). Mark Rothko : The Late Series. Londres : Tate Publishing.

  • Whitney Museum (2010). Wayne Thiebaud: 70 Years of Painting. New York : Whitney Museum of American Art.


Références complémentaires en ligne

Notions de psychanalyse croisées




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