LACAN : Regarder, se méconnaître, ne plus savoir - une psychanalyse du visible
- Fabrice LAUDRIN
- 5 févr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 févr.

Regarder, c’est simple. Du moins, c’est ce que l’on croit. L’œil balaie, le cerveau interprète, et tout semble s’organiser dans un bel ordre symbolique : ce qui est devant moi existe, ce que je perçois fait sens, ce que je connais est vrai.
Sauf que Lacan, toujours prêt à faire vaciller nos certitudes, nous souffle à l’oreille que rien n’est si stable. Ce que nous voyons n’est jamais ce que nous croyons voir. Nous regardons, mais nous nous méconnaissons, nous pensons connaître mais nous ignorons l’essentiel, et parfois, ce que nous pensions maîtriser s’effondre sous nos pieds.
Le regard n’est pas un simple canal de perception : c’est un labyrinthe où le connu, le méconnu et l’inconnu s’entrelacent. Pour comprendre comment fonctionne cette mécanique, plongeons dans Les Ménines de Velázquez, une toile qui joue avec nous bien plus que nous ne l’imaginons.
Le connu : le Symbolique et l’illusion du sens
Premier regard.
L’Infante Marguerite trône au centre, entourée de ses demoiselles d’honneur. Velázquez, pinceau en main, nous regarde en biais. Tout semble limpide : un portrait de cour, un instant volé à la noblesse espagnole du XVIIe siècle. Une scène familière, codée, rassurante.
Ce premier niveau de lecture, c’est le Symbolique, cet ordre où tout trouve une place, un nom, une logique. C’est ce qui organise le monde par le langage, ce qui nous permet de dire « voici une représentation ». Comme un tableau académique bien huilé, il fonctionne selon un ordre qui fait sens.
Mais déjà, des grains de sable s’infiltrent. Car que peint Velázquez, au juste ? Et pourquoi nous regarde-t-il ? Un doute s’immisce : cette scène est-elle vraiment ce qu’elle semble être ?
Le méconnu : l’Imaginaire et le piège du regard
Deuxième regard. Quelque chose cloche.
Nous croyions comprendre, mais un jeu de dupes s’installe. Le miroir au fond de la salle, discret mais essentiel, nous révèle que le roi et la reine d’Espagne sont bien là, mais sous une forme spectrale, en reflet. Ce n’est donc pas nous qui sommes regardés, c’est eux.
Le tableau devient alors une illusion optique, un piège où nous nous croyons spectateurs alors que nous sommes les regardés. Voilà l’Imaginaire en action : cette méconnaissance du réel, cette illusion du regard qui nous fait croire que nous maîtrisons la situation alors que nous sommes pris dans un leurre perceptif.
L’Imaginaire, chez Lacan, c’est ce registre où nous nous construisons sur des images trompeuses. Un peu comme un enfant devant un miroir : il croit se voir tel qu’il est, mais il ne perçoit qu’une image déformée de lui-même. Dans Les Ménines, Velázquez tend ce même miroir au spectateur lui-même : il nous place dans une position où nous pensons comprendre, alors que nous sommes piégés dans une boucle d’interprétation incertaine.
Mais le plus dérangeant est encore à venir.
L’inconnu : le Réel et la béance dans l’image
Troisième regard. Cette fois, c’est le vertige.
Nous avons compris que le roi et la reine sont là, que nous ne sommes pas exactement à notre place, mais quelque chose résiste. Un trou dans l’image. Velázquez peint, mais sa toile reste invisible. Ce qu’il représente est hors champ, inatteignable.
C’est ici que Lacan parlerait du Réel, cette dimension qui échappe au langage, qui ne peut être symbolisée. Ce Réel, c’est l’énigme absolue du tableau : que voit-on vraiment ? Cette peinture que Velázquez réalise sous nos yeux, existe-t-elle ou non ?
Nous nous accrochons aux figures, aux reflets, aux jeux d’ombres, mais un vide demeure, un espace qui ne peut être comblé. L’image nous donne du sens, puis nous le retire brutalement.
Le Réel, chez Lacan, c’est ce qui résiste à toute tentative d’intégration. C’est ce que nous ne pouvons ni nommer, ni structurer. Et c’est exactement ce que Velázquez orchestre dans cette toile.
Nous pensions voir un tableau, nous nous retrouvons face à une béance, une faille, un gouffre perceptif où nous ne savons plus ce qui est réel ou illusion.
Qui regarde quoi ?
Si Les Ménines fonctionne encore aujourd’hui, c’est parce qu’elle nous tend un piège subtil. On croit voir une scène ordonnée, mais elle se retourne contre nous. Nous ne regardons plus le tableau : nous sommes pris dans un regard qui nous échappe.
Cette expérience picturale est une parfaite démonstration du RSI lacanien :
Le Symbolique organise, structure, donne l’illusion du connu.
L’Imaginaire trompe, piège, nous fait croire que nous maîtrisons ce que nous voyons.
Le Réel surgit comme une absence impossible à combler, une question sans réponse, une toile invisible.
Que peignait Velázquez sur sa toile cachée ?
Personne ne le sait. Peut-être nous, peut-être rien, peut-être ce que nous cherchons à voir sans jamais pouvoir l’atteindre.
Lacan aurait apprécié.
Bibliographie
Velázquez, Diego. Les Ménines, 1656. Musée du Prado, Madrid.
Lacan, Jacques. Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1973. Paris : Seuil.
Lacan, Jacques. Le Séminaire, Livre XXIII : Le sinthome, 1975-1976. Paris : Seuil.
Didi-Huberman, Georges. Devant l’image, 1990. Paris : Minuit.
Foucault, Michel. Les Mots et les Choses, 1966. Paris : Gallimard.
Magritte, René. La Reproduction interdite, 1937. Collection privée.
Duchamp, Marcel. Le Grand Verre, 1915-1923. Philadelphia Museum of Art.
Rothko, Mark. Seagram Murals, 1958. Tate Modern, Londres.
Concepts psychanalytiques évoqués
1. Le Symbolique L’ordre du langage et des représentations. Dans Les Ménines, il structure la scène et lui donne un sens… avant de s’effondrer.
2. L’Imaginaire Le domaine du leurre et de la méconnaissance. Le spectateur croit voir et comprendre, mais il est pris dans un jeu trompeur où son propre regard est manipulé.
3. Le Réel Ce qui ne peut être dit, structuré ou représenté. La toile que Velázquez peint mais que nous ne voyons jamais est un trou dans l’image, une absence impossible à combler.