La Psychanalyse de l'interstice et du seuil : Une nouvelle grille de lecture du sujet et de l’image.
- Fabrice LAUDRIN
- 7 févr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 févr.
De l’incomplétude à l’infini chez Jacques Monory

Pourquoi le seuil, l'interstice ?
La psychanalyse classique s’appuie sur des concepts stabilisés : refoulement, structure du sujet, désir, inconscient collectif. Mais que fait-on de ce qui n’est pas encore inscrit, de ce qui échappe aux grilles d’interprétation fixes ? Freud a posé l’inconscient comme une scène, Lacan comme une structure, Jung comme une archéologie psychique. Pourtant, entre ces pôles théoriques, il y a des failles, des espaces non nommés, des tensions que le langage ne circonscrit pas totalement.
C’est ici que naît la psychanalyse de l’interstice.
L’interstice n’est pas une absence, ni un simple vide passif. C’est un vide en action, une tension dynamique. Un seuil, un espace où quelque chose s’écrit sans se fixer, où la forme n’atteint jamais la clôture. L’interstice est cet entre-deux où le sujet ne cesse de se produire sans jamais s’achever.
L’art, en particulier l’art contemporain, est le terrain idéal pour explorer cette psychanalyse du flottement, du trouble, de l’indéterminé. Et parmi les artistes qui ont su capter cette dynamique d’incomplétude, Jacques Monory s’impose.
Monory n’est pas un peintre du visible. Il est un peintre du glissement. Du réel qui vacille, du regard qui doute, de l’image qui s’efface tout en insistant. Son univers baigne dans une étrangeté bleuie, un monde où la narration semble possible, mais où elle se dissout sans cesse.
Avec Monory, nous ne sommes ni dans l’illusion ni dans le réel. Nous sommes dans cet entre-deux où l’image existe tout en se dérobant.
Et c’est précisément cela que la psychanalyse de l’interstice cherche à penser : non pas ce qui est, mais ce qui tremble entre deux états.
I. L’interstice comme structure psychique : une faille active
Qu’est-ce qu’un interstice en psychanalyse ?
Si Freud a défini l’inconscient comme un lieu structuré par le refoulement, et si Lacan en a fait un espace régulé par le langage, la psychanalyse de l’interstice propose une autre approche :
L’interstice n’est pas ce qui est rejeté, ni ce qui est signifié. C’est ce qui échappe aux deux.
Il est le moment avant que quelque chose ne prenne forme, la tension entre deux représentations, le flottement d’un sujet qui ne sait pas encore s’il doit être un Je ou un Autre.
C’est un espace ni plein ni vide, mais chargé d’un mouvement qui ne se résout jamais totalement.
On le retrouve partout :
Dans le rêve, cet espace où la logique vacille, où les images glissent sans s’arrêter.
Dans le fantasme, où le sujet oscille entre son désir et son impossibilité de le nommer pleinement.
Dans l’art, là où l’image joue avec ses propres limites, entre le visible et l’invisible, entre la révélation et la disparition.
L’interstice n’est pas un concept abstrait. C’est une expérience quotidienne. L’instant où l’on hésite devant une décision. Le flottement d’un regard qui ne sait plus ce qu’il voit. Ce moment de latence où quelque chose pourrait advenir… ou s’effondrer.
II. L’interstice chez Monory : une image en suspension
Jacques Monory est un peintre de l’indécidable. Son univers chromatique, dominé par le bleu, n’est pas un choix esthétique, mais une stratégie de déréalisation. Ce bleu n’est ni une couleur de rêve, ni un pur filtre cinématographique. Il est un entre-deux.
Prenons Le Meurtre n°5.
Que voyons-nous ? Une scène de violence. Une silhouette gît sur le sol, une arme est présente. Mais l’image ne nous donne jamais de réponse claire. Sommes-nous devant une reconstitution ? Un souvenir flou ? Une projection mentale ?
Tout est là, et pourtant tout nous échappe.
Monory ne peint pas des faits, il peint des brèches dans la perception. Il donne juste assez d’indices pour convoquer une histoire, mais il la laisse flotter dans l’incertitude.
Et c’est précisément ici que se situe l’interstice visuel et psychique :
Un espace entre le document et la fiction → Ce que nous voyons semble réel, mais son traitement le rend artificiel. Nous sommes en permanence en train d’hésiter sur le statut de l’image.
Une tension entre narration et absence de récit → Tout est mis en scène comme un film noir, mais il manque toujours quelque chose pour que l’histoire soit complète.
Un flottement du regard → Où poser les yeux ? Sur la scène principale ? Sur le détail en arrière-plan ? Le spectateur oscille entre différents points d’attention, sans jamais pouvoir fixer une interprétation définitive.
Monory ne donne ni réponse ni vérité. Il laisse ouvert.
Et c’est précisément ce que cherche la psychanalyse de l’interstice : comprendre ce qui se joue dans cette ouverture, dans ce moment où le sens pourrait se cristalliser… mais ne le fait pas.
III. Ce que Monory nous apprend sur le sujet de l’interstice
L’interstice n’est pas seulement un phénomène artistique. Il est une structure psychique.
Quand nous regardons une œuvre de Monory, nous faisons l’expérience de cette incertitude, de ce moment où nous oscillons entre plusieurs possibles.
Mais cet effet visuel rejoue une dynamique propre au sujet.
L’identité, le Moi, ne sont jamais totalement fixes. Nous oscillons entre le passé et l’avenir, entre le Je et l’Autre, entre ce que nous sommes et ce que nous ne parvenons pas encore à être.
La psychanalyse de l’interstice, à travers Monory, nous montre que :
Nous sommes toujours dans une tension entre ce qui est et ce qui pourrait être.
L’image, comme le sujet, n’est jamais pleinement achevée.
L’important n’est pas de stabiliser le sens, mais d’accepter l’instabilité comme une dynamique propre à la psyché.
Regarder un tableau de Monory, c’est expérimenter en direct cette faille, ce glissement, ce mouvement d’indétermination qui nous traverse en permanence.
L’interstice comme espace à habiter
Nous avons tendance à vouloir fixer le sens, structurer le sujet, nommer l’image.
Mais et si l’essentiel était ailleurs ?
Si l’art peut nous apprendre quelque chose sur la psychanalyse, c’est que l’indétermination n’est pas un problème. C’est une force.
Monory, en laissant flotter ses images entre plusieurs réalités, nous invite à habiter l’interstice, à ne plus le voir comme un manque mais comme un lieu où tout reste possible.
La psychanalyse de l’interstice n’est pas une psychanalyse du vide. Elle est une psychanalyse du mouvement, de l’inachevé, du toujours en cours. Elle est psychanalyse du seuil.
Et si nous acceptions enfin que le sujet, comme l’image, ne se fige jamais tout à fait ?