L’Œil de la Joconde – L’Invention d’un Vide
- Fabrice LAUDRIN

- 18 mars
- 2 min de lecture

Léonard, quelque part entre 1503 et 1506, s’acharne sur le visage d’une femme dont l’histoire n’aura que faire. Lisa Gherardini, si c'est bien elle, est peut-être assise là, peut-être déjà effacée. Mais au fond, De Vinci n’en a cure. Il ne peint pas un sujet, il ne fige pas une personne, il façonne une faille. Il invente un regard qui n’a pas besoin d’être porté par quelqu’un pour exister.
C’est cela, au fond, l’échec fondamental de la Joconde comme portrait : elle n’est pas un visage, elle est une machine. Un dispositif pictural qui fonctionne par absence, par dérive, par négation du lien qui devrait exister entre un regard et celui qui le reçoit. Elle n’accroche pas. Elle n’interpelle pas. Elle se contente de flotter là, dans une réalité où l’œil du spectateur tente désespérément de saisir ce qui n’a jamais été livré.
Léonard savait ce qu’il faisait. Son obsession pour l’optique, pour la mécanique de la vision, pour la dissection des formes, tout cela ne l’amenait pas à une plus grande précision, mais à un effacement progressif du réel. Il comprenait qu’un portrait trop incarné s’épuise immédiatement, qu’un regard trop défini ne vit que dans son instant. Ce qu’il voulait, c’était la persistance du doute. C’est ainsi qu’il a conçu un œil qui n’est pas là, un regard qui fonctionne par absence, une illusion qui nous traverse sans jamais s’arrêter.
On ne regarde pas la Joconde. On regarde ce qui nous manque en elle.
Tout cela est pensé, programmé, orchestré comme un piège mental. Le sfumato n’est pas un simple flou artistique, c’est un sabotage du trait, une dissolution volontaire de la forme qui nous empêche de saisir où commence et où finit le regard. L’œil de la Joconde n’est jamais un point de fixation, il est une instabilité, un déplacement, un jeu avec notre propre besoin de voir un visage nous répondre. Il ne le fait pas. Il laisse faire.
L’erreur serait de croire qu’il y a là une quelconque tendresse. Qu’elle nous regarde avec une douceur énigmatique, un sourire complice. C’est une illusion. Ce regard est un vide actif, une négation de la communication directe. Il donne le sentiment d’être adressé à quelqu’un sans jamais réellement l’être. C’est cette absence d’intention qui le rend si insaisissable.
Et nous revenons toujours à lui, parce que nous avons le sentiment qu’il nous échappe. Nous sommes en manque, suspendus dans un échange qui n’a jamais commencé et qui ne s’arrêtera jamais. Léonard a fabriqué un regard qui n’a pas besoin de répondre pour exister. Un regard qui n’appartient pas au tableau, mais à ceux qui le regardent. C’est en cela qu’il est devenu plus que de la peinture : il est devenu une hantise.
Voilà l’invention. Voilà le piège.
Un œil qui ne voit pas, mais qui nous contraint à nous voir nous-mêmes en train de chercher quelque chose dans lui. Un tableau qui ne se livre pas, mais qui nous enferme dans l’attente de son dévoilement. Léonard ne nous a pas laissé un portrait. Il nous a laissé une faille, un vide parfaitement calibré pour nous aspirer à jamais.



