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Guernica, Face à Freud - Partie 4 : Masques du trauma et mécanismes de défense.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 24 févr.
  • 4 min de lecture



Au fil des stades de la libido, Guernica est apparu comme une traversée régressive, où chaque pulsion s’effondre et se retourne sur elle-même. Puis, à mesure que Eros et Thanatos dansaient sur ce fil tendu entre vie et mort, il devenait clair que le tableau n’était pas une simple scène de destruction, mais un espace où le vivant et le fragmenté cohabitent sans jamais se départager. Enfin, la compulsion de répétition a tout figé dans une boucle sans fin : chaque fragment du tableau rejoue le même instant suspendu, refusant toute progression, enfermé dans un éternel retour du trauma.


Mais ce chaos n’est pas aussi brut qu’il en a l’air. Guernica est une psyché organisée, construite sur des mécanismes de défense aussi nécessaires que fragiles. Refoulement, déplacement, dissociation… Chaque détail visuel est une stratégie, une ruse pour survivre au réel sans s’y effondrer.


Chaque trauma porte un masque. Pas par pudeur, mais par nécessité. Parce qu’affronter le réel à visage découvert, c’est le meilleur moyen de s’y perdre. Freud connaissait bien ces petites ruses du psychisme : refouler, déplacer, morceler, autant de stratégies invisibles qui nous maintiennent à flot quand le monde s’écroule. Et dans Guernica, ces mécanismes ne sont pas seulement des traces inconscientes : ils construisent le tableau. Guernica n’est pas une scène brute de chaos. C’est une mise en ordre provisoire, où chaque fragment visuel est une défense psychique, une tentative désespérée de contenir l’incontenable.


Commençons par le refoulement, la star des mécanismes de défense. Celui qu’on pratique tous sans y penser. Ce qui est trop insupportable, on le cache. Mais le refoulé revient toujours, déguisé, plus sournois. Dans Guernica, pas un avion, pas une bombe, pas un uniforme. Le bombardement réel a disparu du cadre. Effacé. Pourtant, il est partout, sous forme d’échos. Ce qu’on voit, ce sont les corps brisés, les cris muets, les fragments de ce qui reste. Le bombardement est refoulé, mais omniprésent, une ombre insistante qui traverse chaque détail. Il hante le tableau, comme une absence trop lourde pour être ignorée.


Puis, il y a le déplacement. Ce tour de passe-passe mental qui déplace l’angoisse d’un point insupportable vers un autre, plus tolérable. Ici, la douleur humaine migre vers les figures animales. Ce n’est pas un hasard si le cheval devient l’incarnation du cri. Si le taureau, figure de puissance brute, se transforme en totem impassible. Les bêtes prennent sur elles ce que les humains du tableau ne peuvent plus porter. Elles deviennent des réservoirs symboliques, des points de transfert où le trauma se déplace pour respirer un peu. Ce cheval transpercé, c’est un déplacement pur : le corps souffre à la place de ce qu’il devrait représenter.


Et ce morcellement omniprésent ? La dissociation, bien sûr. Le mécanisme de survie ultime. Quand le moi ne tient plus, on le coupe en morceaux. Dans Guernica, les corps explosent littéralement. Une main, un pied, une tête… Rien ne tient ensemble. Chaque fragment semble s’être échappé d’un corps devenu impossible à habiter. Le tableau entier est une dissociation visuelle, une tentative de gérer l’insoutenable en le divisant en petits morceaux plus faciles à digérer. Mais à force de morceler, l’unité disparaît. Ce n’est plus un corps : c’est un puzzle sans mode d’emploi.


Et puis, il y a cette lumière centrale, ce fameux œil-lampe. À première vue, un symbole d’espoir. Une lumière, donc une ouverture. Mais non. Cette lumière est une formation réactionnelle, un leurre. Elle éclaire tout pour mieux figer. Elle est là pour empêcher tout mouvement, pour verrouiller chaque geste dans une répétition sans fin. Ce n’est pas une lumière qui guide : c’est un projecteur de théâtre cruel, qui braque l’attention sur la scène en refusant toute résolution. Thanatos brille souvent plus fort qu’Eros.


Chaque détail du tableau est une défense qui se retourne contre elle-même. Ce qui devait protéger se fissure, et ce qui devait masquer révèle. Les mécanismes de défense sont des ruses, oui, mais des ruses fatiguées. Ici, tout est poussé à bout. Le refoulement devient hantise. Le déplacement ne sait plus où aller. La dissociation vire à l’éparpillement total.


Et c’est là que Guernica devient fascinant. Ce n’est pas une scène de survie, c’est une lutte permanente entre ce qui tient et ce qui s’effondre. Une danse des défenses, où chaque stratagème se bat pour exister, pour contenir, pour durer une seconde de plus. Mais rien ne dure. Chaque défense finit par montrer ce qu’elle voulait cacher. Chaque fragment finit par trahir le trauma qu’il voulait recouvrir.


Alors Guernica, ce n’est pas seulement une scène de guerre. C’est un combat psychique à ciel ouvert, une bataille entre des défenses qui se déchirent, se bousculent, se brisent en essayant de tenir bon. Et si ce tableau nous accroche autant, c’est peut-être parce qu’il parle aussi de nous. De nos petites défenses quotidiennes, ces petites trahisons inconscientes qui nous permettent de rester debout. Sauf qu’ici, elles sont exposées, retournées, poussées à l’extrême. Pas pour qu’on les fuit, mais pour qu’on les reconnaisse.






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