Guernica, Face à Freud - Partie 1 : l’étrange traversée des pulsions.
- Fabrice LAUDRIN
- 18 févr.
- 4 min de lecture

Tout commence par une bouche. Grande ouverte, noire comme une fosse. Celle du cheval, au centre du tableau. Un cri, peut-être. Ou une tentative désespérée de mordre ce qui reste du monde avant qu’il ne s’effondre. Ce n’est pas un cri de guerre, pas un cri pour avertir. C’est un trou béant. Un vide d’air qui aspire tout, l’espace, la lumière, et un peu de nous au passage. Freud aurait souri : le stade oral est là, dans toute sa splendeur primitive. Mais ce n’est pas le plaisir de l’incorporation, pas la douce succion de l’enfance. C’est l’oralité des grands désastres, où tout ce qui entre finit broyé. Rien ne nourrit, tout dévore.
Ce cheval ne hennit pas, il avale. Ou tente d’avaler. Le souffle lui manque, et son cri se coince quelque part, entre sa gorge et l’Histoire. Tout ça, c’est du pur stade oral régressif : la faim sans objet, le besoin réduit à une mécanique qui tourne à vide. La bouche n’a plus rien à offrir, rien à recevoir non plus. Ce n’est plus un organe de plaisir : c’est une machine, une porte vers quelque chose d’infini et de noir. Une faim, mais une faim qui ne sait plus ce qu’elle cherche.
Un peu plus loin, la femme qui tient un enfant mort. Une autre bouche ouverte. Pas pour parler, pas pour respirer. Un cri d’animal pris au piège. Le genre de cri qui n’a pas besoin de mots parce qu’il contient tout. Celui-là, on ne l’entend jamais vraiment, mais il reste en tête, longtemps. Là encore, le stade oral, mais poussé au bord du gouffre : cette femme cherche à reprendre en elle ce qu’elle a déjà perdu. Elle hurle pour combler le vide. Mais rien ne revient. Tout ce qu’elle crache disparaît dans les plis du tableau. Le stade oral s’effondre en lui-même, et il ne reste qu’un vide affamé, condamné à tourner en boucle.
Sous cette scène, le sol. Une mosaïque morbide : une main coupée, un pied, des fragments de corps dispersés comme des miettes d’un monde qui n’a plus ni dedans ni dehors. Là, c’est le stade anal qui surgit, mais dans sa version post-apocalyptique. Rien à voir avec le contrôle triomphant de l’enfance. Ici, le contrôle a sauté. Tout est déjà expulsé, sans ordre, sans retour possible. Ce sol n’est pas un espace, c’est un déversoir. Freud aurait peut-être parlé d’un chaos scatologique bien senti, un carnaval où les pulsions anales se lâchent en grand. Il n’y a plus de frontières entre ce qui devait rester dedans et ce qui sort. Tout est dehors, et rien n’a été filtré.
C’est une scène de rejet incontrôlé. Une grande expulsion, mais sans joie. Ce sol, c’est une zone grise entre le sacré et le grotesque. Un endroit où la poussière devient plus réelle que les corps. Rien n’est retenu, tout est lâché. Mais ce n’est même plus un geste de libération. C’est juste une fuite.
Et puis, ce cheval transpercé par une lance. Le stade phallique n’est jamais loin quand il y a des pointes, des blessures et des chevaux dans les rêves. Là, c’est une leçon de castration en direct. Le phallus brisé, la verticalité qui s’effondre, l’érection métaphorique transpercée par son propre symbole. Ce qui devait être conquête est devenu blessure. Le stade phallique n’a plus rien à offrir, sinon une tension figée, un équilibre impossible entre puissance et mutilation. Ce cheval n’est pas un animal, c’est un symbole de ce qui aurait pu se redresser et qui reste à terre, transpercé par ses propres illusions.
L’œil-lampe, au centre, ne sauve rien. Il éclaire sans réchauffer, comme une lumière d’hôpital en pleine nuit. Le stade de latence aurait pu être une accalmie, un moment de repli, une suspension utile avant de revenir dans le jeu pulsionnel. Mais ici, la latence devient une boucle temporelle où rien ne bouge. Cet œil voit tout et ne change rien. Une latence perverse, où le temps s’étire jusqu’à l’absurde. Tout est là, figé, sous cette lumière crue qui ne promet rien. Pas d’évolution, pas de passage vers autre chose. Le présent s’impose comme une évidence brutale, bloqué sur lui-même.
Et la femme en flammes, courant vers la lumière ? C’est la dernière tentative. Une génitalité en sursis, déjà condamnée à l’échec avant même d’exister. Le stade génital, normalement, c’est l’intégration des pulsions, le désir enfin structuré, la capacité à s’ouvrir à l’autre. Ici, le désir brûle avant d’avoir pu naître. Ce corps en feu court dans le vide. Il ne va nulle part. Ce n’est pas un désir qui avance, c’est un embrasement final. Une combustion spontanée de ce qui aurait pu être.
Chaque stade se retourne contre lui-même. Ce qui devait se structurer se dissout. Chaque tentative d’intégration devient fragmentation. Le cri du début ne s’est jamais refermé. Il est là, suspendu, comme un écho sans fin.
Guernica n’est pas un voyage pulsionnel. C’est une chute libre à travers les stades de la libido, un parcours à rebours, un retour vers les pulsions primitives. Ce qui devait avancer régresse. Ce qui devait s’unifier s’éparpille. Freud aurait sans doute parlé de régression traumatique, de ce moment où le moi ne peut plus contenir le réel et se fragmente. Ici, chaque fragment reste figé, bloqué dans sa tentative inachevée de redevenir entier.
Et si ce tableau accroche autant, c’est peut-être parce qu’il touche à quelque chose qu’on préfère garder sous le tapis. Une zone de nous-mêmes où les refoulements s’effondrent, où chaque fragment de pulsion éclate au grand jour. Guernica en montre les morceaux. Ils sont là, sous la lumière froide. Prêts à hurler, mais sans bruit.