Guernica, Face à Freud - Partie 3 : Compulsions et répétitions
- Fabrice LAUDRIN
- 22 févr.
- 4 min de lecture

Après avoir traversé les stades de la libido, il est devenu évident que Guernica n’offre aucune progression. Chaque pulsion se retourne sur elle-même, se morcelle et s’égare dans un espace sans issue. Puis est apparue la danse cruelle d’Eros et Thanatos, cet équilibre précaire entre vie et mort, où rien ne se crée sans se briser, où chaque geste vital semble aussitôt contaminé par la dissolution. Ce tableau n’est pas un récit, mais une boucle. Tout revient. Toujours. Et ce retour incessant, Freud le connaissait bien : c’est la compulsion de répétition, cette mécanique invisible qui pousse le trauma à se rejouer sans fin, prisonnier de lui-même.
À force de regarder Guernica, une étrange sensation s’installe. Une impression de déjà-vu, mais pas le genre agréable. Quelque chose tourne en boucle. Le même cri sans son. Les mêmes bouches ouvertes. Les mêmes éclats de lumière qui n’éclairent rien. Chaque détail semble se répéter sans avancer, comme un cauchemar récurrent dont on ne sort jamais vraiment. Voilà le vrai piège de Guernica. Ce n’est pas un tableau qu’on traverse. C’est un tableau qui nous enferme dans une compulsion de répétition, une boucle traumatique où chaque figure est condamnée à rejouer éternellement la même scène.
Freud aurait eu beaucoup à dire sur cet éternel retour. La compulsion de répétition, il la décrit comme une force sourde, archaïque, qui pousse l’inconscient à reproduire encore et encore une expérience traumatique. Pas pour la résoudre, mais parce qu’il ne sait rien faire d’autre. Ce n’est même plus une pulsion de vie ou de mort : c’est un mécanisme brut, une sorte de disque rayé psychique, bloqué sur le même fragment d’horreur. Dans Guernica, tout fonctionne selon cette logique implacable. Chaque geste, chaque cri est figé dans un éternel présent, sans passé ni futur.
Le cheval, par exemple, reste suspendu dans le même cri étouffé. Toujours la bouche grande ouverte, toujours transpercé par la même lance, sans jamais basculer complètement vers la mort. Chaque seconde semble un éternel recommencement. Ce n’est pas une scène qui évolue, c’est une variation obsessionnelle sur le même instant. Le cri ne finit jamais, le coup de lance ne s’achève pas. Ce cheval n’est pas un symbole, c’est un motif compulsif, une boucle figée entre la vie et la disparition.
Et ces mains coupées, ces fragments de corps éparpillés sur le sol ? On pourrait croire qu’ils racontent une explosion, un acte unique de destruction. Mais non. Chaque fragment devient un écho du précédent. Une répétition presque mécanique, comme si le tableau ne pouvait rien produire d’autre que ces morceaux de membres, toujours déconnectés, toujours inertes. Il n’y a pas un corps démembré, il y en a une multitude, tous pris dans la même boucle de désintégration.
Même la lumière, ce fameux œil-lampe central, participe à cette logique de répétition. Il ne révèle jamais rien de nouveau, il n’ouvre aucune porte. Il se contente d’éclairer encore et encore les mêmes fragments, comme un projecteur tourné vers une scène unique qu’il éclaire jusqu’à l’obsession. Une lumière sans surprise, sans variation. Elle scanne chaque détail, mais ne fait que le reconfirmer. Encore. Et encore.
Dans Guernica, la compulsion de répétition ne se contente pas d’être un thème. Elle devient une structure. Le tableau lui-même est construit comme une machine à répéter, un espace où le temps n’avance jamais. Chaque figure est piégée dans son geste, incapable d’aller plus loin. Ce n’est pas une histoire qui se déroule, c’est une scène unique qui s’étire à l’infini, bloquée sur le même instant.
La mère et l’enfant morts, toujours dans cette posture de deuil figé. Le cheval, toujours dans la même agonie. La femme en flammes, toujours sur le point de disparaître, sans jamais s’éteindre complètement. À force de rejouer la même scène, ces figures perdent leur statut de personnages. Elles deviennent des motifs obsessionnels, des fragments de trauma rejoués sans fin. Pas d’évolution, pas de résolution, juste une boucle serrée autour du même instant suspendu.
Freud disait que la compulsion de répétition, c’était aussi une tentative désespérée de symboliser ce qui ne peut pas l’être. Une sorte de rituel involontaire, une répétition qui cherche à donner forme au chaos intérieur. Mais ici, tout échoue. Rien ne se symbolise. Chaque tentative de mise en ordre se retourne en fragment. Chaque geste reste une répétition brute, un éternel retour du même. Guernica, c’est l’envers du théâtre cathartique. Ce n’est pas une scène qui libère : c’est une scène qui enferme.
Et peut-être que c’est là toute sa force. Parce que ce tableau ne raconte pas une guerre, il rejoue un trauma collectif. Un trauma qui refuse de se laisser raconter, un réel qui ne se laisse jamais digérer. Guernica n’est pas une mémoire du passé, c’est une scène qui continue de se produire. Encore. Et encore. Chaque regard posé dessus relance la machine. La compulsion de répétition ne s’arrête jamais. Chaque cri reste suspendu dans la même boucle sans fin.