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Francis Bacon, ou la grande scène du corps — Partie 2 : L'enfer du sur place.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 19 mars
  • 4 min de lecture
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Il existe un instant redoutable, suspendu entre l’intention et l’acte, où tout se fige. Le monde retient son souffle, chaque muscle reste tendu, prêt à bondir, et pourtant… rien ne vient.


Le corps, comme un animal pris dans les phares, hésite, s’immobilise, incapable de choisir. Francis Bacon a capturé cet instant mieux que personne, figé ses figures dans cet entre-deux qui n’est ni fuite ni combat. C’est l’enfer du surplace, une tension sans fin qui menace de tout emporter.


Dans "Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion", chaque corps est une torsion en devenir. Pas tout à fait humain, pas totalement autre chose non plus. Une tentative d’échappée qui se retourne sur elle-même, se contorsionne, se replie, comme si le mouvement avait pris peur au dernier moment. C’est une boucle, une énergie enfermée, qui ne trouve aucune sortie.


Freud aurait sans doute reconnu là un avatar de la compulsion de répétition, ce retour obstiné du traumatique qui ramène toujours au même point. Mais cette fois, ce n’est pas l’esprit qui répète, c’est le corps lui-même. Chaque fibre musculaire semble prise dans une mémoire ancienne, une mémoire nerveuse, bien plus profonde que le souvenir conscient.


La tension infinie : le piège du système sympathique

Dans le langage de Stephen Porges, ces figures seraient des corps en mode sympathique bloqué. En temps normal, ce système nerveux prépare à l’action : accélération du rythme cardiaque, tension musculaire, montée d’adrénaline. Mais ici, aucune action ne vient. Le corps est prêt, tendu comme un arc, mais l’instant du lâcher ne survient jamais. La tension monte, encore et encore, jusqu’à saturer chaque parcelle de chair. Le muscle devient une prison.


Ce qui devait être une réponse temporaire devient un état permanent. La figure ne fuit pas, ne frappe pas. Elle reste là, enfermée dans une contraction infinie, dans une boucle sans fin. Et ce n’est pas la conscience qui l’a figée. C’est le corps qui s’est mis en mode survie, incapable de trouver une issue.


Dans cette mécanique sans fin, la libido se transforme. Elle n’est plus cette énergie fluide, orientée vers le désir ou la création. Elle devient un courant fermé, qui tourne sur lui-même, qui alimente la tension plutôt que l’action. Un feu sans oxygène, qui brûle à petit feu, qui ronge lentement de l’intérieur.


Entre torsion et dislocation : l’architecture du malaise

Francis Bacon a toujours su jouer avec les espaces. Ses figures, souvent enfermées dans des cages ou des cadres invisibles, semblent lutter contre l’espace lui-même. Le cadre devient un piège, une structure qui limite, qui contredit l’élan du corps. C’est une tension supplémentaire, une dissonance entre le geste et son environnement.


Dans "Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion", cette tension spatiale est presque insoutenable. Chaque figure semble vouloir s’échapper du cadre, mais le cadre ne cède jamais. La torsion devient dislocation. Le geste inachevé devient une posture forcée. C’est une architecture du malaise, une chorégraphie de l’impossible.


Jung, dans sa lecture symbolique du corps, aurait sans doute parlé ici de l’Ombre projetée. Ces figures seraient les fragments d’un moi disloqué, les éclats d’une psyché en lutte contre elle-même. Mais Porges reste dans le tangible. Pas de symbolisme, pas d’allégorie. Juste un système nerveux à bout de souffle, qui s’est enfermé dans une boucle sans sortie.


La peau comme frontière ultime

La tension ne s’arrête pas à l’intérieur. Chez Bacon, la peau elle-même devient une surface de lutte. Elle n’est plus une simple enveloppe, mais une frontière mouvante, toujours sur le point de céder. Les corps semblent vouloir s’échapper d’eux-mêmes, fuir leur propre contour, se fondre dans l’arrière-plan.


C’est là que le Moi-peau de Didier Anzieu pourrait entrer en scène. La peau, selon Anzieu, est la première frontière psychique, l’enveloppe qui contient et protège. Mais que se passe-t-il lorsque cette frontière vacille, lorsqu’elle ne joue plus son rôle ? Chez Bacon, la peau n’est jamais stable. Elle est élastique, poreuse, toujours sur le point de se dissoudre.


Dans cette dissolution, la libido se recompose. Elle n’est plus une énergie dirigée, mais une force en errance, une tentative de réécriture du corps lui-même. Ce n’est pas une disparition. C’est un processus de transformation, une métamorphose sans garantie de succès.


Le seuil et la suspension : vers une autre forme d’énergie

Au bord du seuil, tout peut basculer. Mais chez Bacon, le basculement n’est jamais certain. Il reste en suspens, comme une promesse jamais tenue. Le corps oscille, hésite, se contracte, se relâche partiellement, puis se contracte à nouveau.


Dans "Three Studies for a Crucifixion", chaque corps semble au bord de la rupture, mais la rupture ne vient jamais. L’instant se dilate, devient un espace en lui-même. Ce n’est plus un moment, c’est une éternité provisoire, un lieu de suspension où le temps s’efface.


Lacan aurait peut-être vu ici l’irruption du Réel, ce moment où le langage échoue, où seul le corps parle encore, mais dans un langage que personne ne peut traduire. Stephen Porges, plus pragmatique, dirait simplement que le corps a perdu sa capacité de régulation, qu’il est resté coincé entre deux états, incapable de revenir à l’équilibre.


Et pourtant, même dans cet enfermement, un seuil demeure. Un endroit fragile, mais réel, où quelque chose peut encore se recomposer. Ce n’est pas la fin. C’est une attente. Un espace à réinvestir.


Dans le prochain billet, il sera question de dissolution. Que reste-t-il du corps lorsqu’il commence à se dissoudre ? Et peut-on vraiment disparaître sans laisser de trace ? Rendez-vous dans la grande érosion.


 
 

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