Francis Bacon, ou la grande scène du corps — Partie 1 : Une libido en suspens.
- Fabrice LAUDRIN

- 12 mars
- 4 min de lecture

Il y a des silences qui parlent plus fort que les cris. Les corps de Francis Bacon n’ont pas de voix. Ce qu’ils expriment, ils le hurlent sans mots, dans des torsions, des contorsions, dans l’étrange langage de la chair en souffrance. Leurs bouches sont béantes, mais il n’y a aucun son. Ce qui s’en échappe, c’est une suspension, une respiration interrompue qui semble figer chaque muscle dans une attente infinie.
Prenons "Triptych May-June 1973". Trois panneaux, trois images d’un même naufrage.
George Dyer, amant de Francis Bacon, vient de mettre fin à ses jours. C’est une scène d’après-coup. Mais au lieu d’un hommage, Bacon peint l’absence, la suspension d’un geste jamais accompli. Dyer est là, ou plutôt ce qu’il en reste : une figure animale, accroupie, enfermée dans une cage de verre qui ne laisse ni entrer ni sortir.
Ce n’est pas une représentation classique du deuil. Rien ici ne s’apparente à une évocation symbolique de la mort ou à une métaphore du départ. Stephen Porges, avec sa théorie polyvagale, pourrait éclairer cette scène d’un jour nouveau. Selon Porges, le corps humain possède plusieurs modes de réponse face au danger : il peut fuir, combattre… ou entrer dans un état de sidération, une immobilité défensive, lorsqu’aucune autre option ne reste possible.
Dans "Triptych May-June 1973", tout est figé. Le corps est prisonnier de cette sidération. La respiration semble arrêtée, les muscles tendus dans une contraction sans fin. Le nerf vague dorsal, cette voie du système nerveux parasympathique qui se déclenche en dernier recours face à un traumatisme, semble avoir pris le contrôle. Ici, il n’est plus question de vie ou de mort, mais d’un entre-deux, d’un seuil, d’un corps retenu dans l’attente d’une résolution qui ne viendra jamais.
Le corps comme scène de survie
Ce qui frappe chez Bacon, c’est l’absence de mouvement. Ses corps ne tombent jamais, ils ne se relèvent pas non plus. Ils oscillent, comme pris dans une boucle temporelle. Chaque muscle raconte l’histoire d’une tentative d’action avortée, figée juste avant l’explosion. Freud aurait sans doute parlé de compulsion de répétition, cette tendance qu’a l’inconscient à ramener sans cesse le sujet vers la scène du traumatisme originel. Mais ici, le traumatisme n’est pas une image, ni un souvenir. Il est physiologique, inscrit dans les muscles, les tendons, la posture.
Stephen Porges dirait que le corps est resté bloqué dans un état sympathique, prêt à fuir ou à frapper, mais sans jamais pouvoir achever le geste. La tension monte, elle cherche une issue, mais elle ne trouve que des murs. Alors elle tourne en boucle, s’accumule jusqu’à l’épuisement. Le corps devient sa propre prison, une mécanique interne sans possibilité de régulation.
Dans "Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion", chaque figure est enfermée dans cette torsion permanente. Ce ne sont pas des personnages, mais des états d’être. Regardez-les de près : elles se tordent sur elles-mêmes, leurs bouches s’ouvrent comme pour crier, mais le son reste coincé. On devine une énergie colossale, mais elle ne se libère jamais. Elle se retourne contre le corps, l’épuise, le déforme.
Dans cette lecture, la libido, cette énergie de vie que Freud plaçait au centre de toute existence, devient une force sans direction, un courant électrique privé de circuit. Elle brûle sans alimenter aucune action, elle se consume sans produire autre chose que la fatigue et l’effacement progressif.
Un seuil entre vie et dissolution
Francis Bacon est souvent perçu comme un peintre de la douleur. Mais peut-être faudrait-il le voir autrement : non pas comme un chroniqueur du malheur, mais comme un explorateur des seuils, ces espaces étranges où la vie hésite, vacille, mais ne cède pas tout à fait. Dans "Study for Self-Portrait" (1982), la figure humaine semble sur le point de disparaître. La chair se dissout, les contours s’effacent. Il reste une vibration, une empreinte légère sur le fond beige, comme si le corps n’était plus qu’une mémoire flottante.
Ce n’est pas une mort. C’est une suspension, une dissolution partielle. Le corps est là, mais en fragments. Stephen Porges parlerait d’un état de dissociation, lorsque le corps, épuisé par une tension trop longue, se retire pour éviter l’effondrement total. Il ne s’éteint pas complètement, mais il entre dans un mode économique, une fuite intérieure où les perceptions se brouillent.
Et pourtant, même dans cette dissolution, quelque chose subsiste. Une vibration, un reste de souffle. C’est peut-être cela, la grande réussite de Bacon : ne jamais céder à l’effacement total, toujours laisser une ouverture, un seuil, une chance pour la matière de se reformer.
Un cri sans fin : la boucle du retour
Dans les triptyques de Bacon, les corps sont des sites de répétition. Chaque torsion revient, chaque contraction rejoue la même scène. Mais il y a aussi, parfois, un frémissement, un début de mouvement. "Triptych August 1972" est un exemple subtil de cette évolution. Les corps ne sont plus totalement prisonniers. On y perçoit une tentative d’ouverture, un souffle retenu qui semble vouloir reprendre son cours.
Freud aurait vu là une sublimation, une transformation de l’énergie libidinale en une autre forme d’expression. Jung, plus alchimiste, parlerait d’un processus de transmutation, une intégration progressive des parts d’ombre. Lacan, fidèle à lui-même, dirait que c’est le Réel qui surgit, cet espace brut où le langage échoue mais où le corps, enfin, trouve une issue.
Stephen Porges, quant à lui, resterait plus pragmatique. Il dirait que le système nerveux a commencé à se réguler, que la boucle s’est enfin ouverte, que la respiration est revenue, légère, fragile, mais suffisante pour rouvrir le champ des possibles.
Une mécanique libidinale nouvelle
Ce que révèle Bacon, à travers ces corps en suspens, c’est peut-être une mécanique libidinale radicalement différente de celle qu’on connaît. Il ne s’agit plus d’un simple flux d’énergie, mais d’un processus d’autorégulation, où chaque muscle, chaque tension raconte l’histoire d’une tentative de survie. La libido, dans cette lecture, devient un seuil vivant, une tension entre sidération et élan, entre dissolution et retour.
Chaque triptyque est une scène en suspens, un cri intérieur retenu. Le corps hésite, vacille, mais il ne tombe jamais vraiment. Et dans cette hésitation, il y a peut-être un espace à réinvestir, une respiration à reprendre, une libido à reconstruire autrement, à travers le seuil, toujours.
Dans le prochain billet, nous irons plus loin : comment la tension devient-elle une boucle sans fin, et que reste-t-il du corps lorsqu’il n’a plus d’énergie ? Rendez-vous au bord de la dissolution.



