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Francis Bacon, ou la grande scène du corps — Introduction

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 5 mars
  • 5 min de lecture
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Il y a des peintres qui caressent la toile, qui racontent la douceur des corps en suspension légère, un monde où les courbes se fondent dans la lumière et où le regard glisse sans heurt.


Et puis, il y a Francis Bacon. Lui ne raconte rien. Il attaque. Il dissèque. Ce qu’il donne à voir, ce n’est pas le corps tel qu’on le rêve, mais le corps tel qu’il se débat, comme pris dans une lutte qu’il ne comprend plus. Ses figures ne se tiennent pas debout. Elles ne tombent pas non plus. Elles sont suspendues, quelque part entre le cri et le silence, dans un espace où le temps s’efface. Elles vacillent dans des cages de verre ou sur des fonds monochromes, livrées à une force brute, celle du corps en train de basculer.


Les uns y voient la tragédie humaine, d’autres une mise en scène du désespoir. On a dit que Bacon peignait l’angoisse moderne, la chair torturée, la violence d’un monde sans Dieu. Peut-être. Mais il y a autre chose, quelque chose de plus profond encore, de plus organique, presque mécanique. Comme si, au-delà du symbolique, ces corps racontaient un langage oublié, celui de la matière vivante en pleine contraction.


C’est là que Stephen Porges entre en scène, avec une proposition inattendue. Sa théorie polyvagale ne s’intéresse pas aux récits, aux métaphores, ni même à l’inconscient. Elle scrute le corps. Plus précisément, le nerf vague, ce câble étrange qui relie le cerveau aux organes vitaux, régulant à la fois la respiration, le rythme cardiaque et les états émotionnels. Un câble discret, mais omniprésent, qui décide sans prévenir : faut-il fuir, frapper ou s’immobiliser ?


Et si les corps peints par Bacon n’étaient pas seulement des symboles, mais les témoins d’un dérèglement plus fondamental, celui d’un corps figé dans l’attente d’une régulation impossible ? Si ces torsions, ces contractions musculaires, ces visages disloqués racontaient non pas un drame métaphysique, mais une physiologie en souffrance, incapable de trouver l’équilibre entre l’élan vital et l’effondrement ?


Entre tension et immobilité : le corps au bord du seuil

Dans les triptyques de Bacon, il n’y a pas de mouvement, pas de véritable action. Les corps sont pris dans une suspension infinie, une sorte de danse arrêtée juste avant la chute. Regardez le "Triptych May-June 1973" : trois panneaux, trois états du même corps en plein naufrage. George Dyer, l’amant de Bacon, vient de se suicider. Mais ce n’est pas une scène de deuil. Chaque figure semble hésiter entre fuite et effondrement, comme un animal blessé pris au piège d’une cage invisible.


Freud, bien sûr, aurait vu là la manifestation d’une compulsion de répétition : l’éternel retour du traumatique, le passé qui s’invite sans fin dans le présent. Mais Stephen Porges propose une autre lecture. Il parle d’un système nerveux en mode survie, figé dans ce qu’il appelle l’état dorsal vagal. Un état de sidération profonde, où le corps, dépassé par l’intensité de ce qu’il vit, s’éteint partiellement pour se protéger. La respiration ralentit, les muscles se figent. Ce n’est pas la mort, mais ce n’est plus tout à fait la vie non plus. C’est une zone grise, un seuil, où la conscience vacille.


Chez Bacon, ce seuil est partout. Les figures ne meurent jamais vraiment, mais elles ne vivent pas non plus. Elles oscillent, toujours sur le fil, comme si une respiration manquante empêchait la scène de se résoudre. La libido, dans ces corps, semble avoir perdu sa direction. Elle ne circule plus, elle stagne, elle se retourne sur elle-même, bloquée dans une boucle de tension permanente.


La grande machine du corps

Il est tentant de lire Bacon comme un peintre de l’âme en détresse, un explorateur des profondeurs psychiques. Mais ses triptyques, sous le prisme de Porges, racontent autre chose : la mécanique d’un corps en dysfonctionnement. Ce n’est plus l’inconscient freudien qui dicte les gestes, mais les états physiologiques primaires, ces réponses archaïques qui nous précèdent toujours.


Dans le "Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion", chaque figure semble prise dans un état d’hyper-activation, une réponse typique du système nerveux sympathique : fuir ou frapper. Mais ici, il n’y a nulle part où aller. Pas d’action possible. Alors l’énergie s’accumule, elle tourne en rond, elle brûle sans jamais se libérer. Le résultat ? Une torsion permanente, une crampe sans fin.


C’est là que Freud et Porges se croisent. Le premier verrait dans cette boucle énergétique une pulsion bloquée, une libido empêchée de se décharger. Le second y verrait une boucle nerveuse fermée, une activation sympathique qui ne parvient pas à basculer vers un état de repos. Deux lectures, deux langages, mais une même scène : le corps en tension maximale, incapable de résoudre son propre état.


Le retour de l’Ombre : une lecture jungienne

Et Jung ? Que dirait-il de ces figures en dissolution ? Probablement qu’elles sont la manifestation de l’Ombre, cette part inconsciente de soi-même qui refait surface lorsqu’on perd le contrôle. Mais là où Jung verrait une opportunité de transformation, un passage nécessaire vers une intégration plus profonde, Bacon nous laisse dans l’incertitude. La transformation n’est jamais complète. Le corps reste à l’état de chantier, inachevé, toujours en tension.


Dans "Study for Self-Portrait" (1982), la figure humaine n’est plus qu’une forme spectrale, presque dissoute dans le fond beige de la toile. Est-ce une disparition ? Ou bien une tentative de réapparition sous une autre forme ? Stephen Porges, lui, parlerait ici d’un état extrême de dissociation, lorsque le corps, épuisé par l’effort de survie, se retire pour éviter l’effondrement total. Ce n’est plus une immobilisation défensive, c’est une fuite intérieure, un départ vers un ailleurs psychique.


Le seuil comme espace de renaissance

Mais là où Bacon aurait pu sombrer dans la répétition pure, il ouvre parfois des espaces de possible, des seuils où la scène change subtilement de tonalité. Dans "Triptych August 1972", les corps ne sont plus seulement en lutte. Quelque chose bouge. Quelque chose respire. Une forme de renaissance discrète, fragile, mais réelle.


Freud appellerait cela une sublimation : l’énergie libidinale trouve enfin une autre voie, une nouvelle forme d’expression. Jung, toujours optimiste, parlerait d’une réconciliation avec l’Ombre, d’un processus alchimique en train de s’accomplir. Et Lacan, fidèle à lui-même, dirait que c’est le Réel qui surgit là, dans cet espace où les mots échouent mais où le corps, enfin, reprend la main.


Stephen Porges, lui, resterait plus simple. Il dirait que le système nerveux s’est régulé, que la boucle s’est ouverte, qu’une respiration nouvelle est possible.


Vers une lecture croisée : Bacon et la physiologie du seuil

Cette série de billets vous proposera donc une lecture croisée entre la peinture de Bacon, les intuitions de Freud, les ombres de Jung, et les fulgurances lacaniennes. Mais au centre de tout cela, le corps restera l’acteur principal, cet espace de tension entre vie et dissolution, où chaque torsion raconte l’invisible.


Il n’y aura pas de réponse facile, ni de lumière apaisante au bout du chemin. Mais peut-être, entre les fragments, une révélation furtive, un seuil à franchir, une respiration retrouvée.

Francis Bacon ne livre pas ses secrets. Il les tend, les déforme, les suspend. Le reste est à inventer.


Si vous souhaitez entrer, la porte est entrebâillée.

 
 

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