Et si Sisyphe avait été invité chez Renoir ?
- Fabrice LAUDRIN
- 24 févr.
- 3 min de lecture

Dans Le Déjeuner des canotiers d’Auguste Renoir (1881), tout est mouvement, lumière et rumeurs entrecroisées. Les visages s’animent, les conversations s’effilochent avant de renaître ailleurs, les gestes s’étirent sans urgence. Rien ne se fige, tout se traverse, les corps ne sont pas en lutte mais en circulation.
Le tableau ne raconte pas d’histoire, il ne suit ni progression ni tension. Ce n’est ni l’instant d’avant ni celui d’après, mais un pur présent, un moment qui ne promet rien d’autre que lui-même.
Et si Sisyphe avait été invité ?
Aurait-il seulement su comment s’asseoir ? Lui qui, depuis toujours, se définit par l’effort, que ferait-il dans un espace sans gravité, sans pente à gravir, sans rocher à retenir ? Son corps, rodé à l’épreuve, cherche un poids à déplacer, un sommet à atteindre, une contrainte à affronter. Ici, tout flotte. Même le temps ne cherche plus à arriver quelque part.
Il hésite. Se glisser entre ces rires, s’asseoir parmi ces corps déliés ? Une main l’invite, un verre l’attend, mais il reste debout, l’ombre d’un rocher absent sur ses épaules.
S’il s’asseyait ? S’il cessait de croire que seul l’effort peut donner un sens ? S’il réalisait que le mouvement n’a pas toujours besoin d’un but ?
Il n’a jamais su ce que signifie être là, sans résistance. Son corps sait opposer une force à une autre, amortir l’inévitable chute, recommencer sans fin. Mais être simplement porté par le flux, exister sans chercher à retenir ou à repousser, cela lui est étranger. Dans son monde, tout a une pente. Ici, rien ne tombe.
Devant lui, tout est invitation à l’oubli. Une mèche qui s’échappe au vent, un rire qui se dissout dans le tumulte, un verre qui se vide sans impatience. Il sent la nappe sous ses doigts, l’ombre d’un chapeau sur sa peau, le murmure du fleuve tout proche. Tout cela existe sans lui. Tout cela n’a pas besoin de lui.
Une gorgée de vin, une bouchée de pain. Il attend l’instant où l’effort reviendra, où l’ombre du rocher pèsera à nouveau sur son dos. Mais rien ne vient. L’instant ne le convoque pas, il l’accueille sans rien exiger en retour.
Et si l’effort n’avait jamais été une fatalité ? Et si le véritable piège n’était pas la répétition, mais la certitude qu’il faut continuer ?
Alors quelque chose vacille. Et si l’effort n’avait jamais été la condition de l’existence ?
Le rocher peut bien rouler. Il n’aura plus jamais besoin de le rattraper.

Le Déjeuner des canotiers – Auguste Renoir (1881)
Artiste : Auguste Renoir (1841-1919)
Date : 1881
Médium : Huile sur toile
Dimensions : 129,5 × 172,5 cm
Localisation : The Phillips Collection, Washington D.C.
Contexte : Peint en 1881, ce tableau illustre l’art du loisir et de la sociabilité dans le Paris de la Belle Époque. Renoir y représente un groupe d’amis réunis sur la terrasse du restaurant La Maison Fournaise, à Chatou, en bord de Seine.
Description et analyse
Renoir capture ici un moment suspendu, baigné de lumière et de spontanéité. Loin d’un portrait figé, la scène vibre d’échanges et de mouvements : des regards se croisent, des verres se lèvent, des conversations s’entrelacent sans jamais se figer dans une seule direction. L’instant ne tend vers rien, il est pur présent.
La composition est savamment équilibrée, jouant sur une alternance de figures en action et de vides qui permettent au regard de circuler. La lumière, typiquement impressionniste, ne modèle pas les formes, elle les caresse, les effleure, les insère dans un jeu de reflets et de transparences. L’ombre des chapeaux, le miroitement du fleuve, les tons pastel des étoffes forment un ensemble où rien ne pèse.
La scène devient une allégorie de la fluidité sociale : les canotiers, les bourgeois et les artistes se côtoient dans une convivialité sans contrainte. Renoir ne décrit pas une hiérarchie, mais une circulation des corps et des liens, un monde où l’instant prime sur la destination.