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Et si Sisyphe s'était arrêté ?

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 24 févr.
  • 5 min de lecture
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Sisyphe, Narcisse et l’instant suspendu

Un soir, par fatigue ou par accident, Sisyphe s’arrête. Il relâche la pression de ses bras, sent la pierre s’immobiliser sous ses mains et, pour la première fois, il lève les yeux. Le silence s’étire, la montagne semble retenir son souffle. Plus rien ne roule, plus rien ne chute. La cadence implacable s’est brisée. Dans cet instant suspendu, quelque chose vacille. Sisyphe, jusque-là livré au mouvement, découvre ce que signifie s’arrêter.


Jusqu’à cet instant, tout lui paraissait simple. Pousser, monter, redescendre. Son corps ne s’interrogeait pas, ses gestes ne cherchaient rien d’autre qu’à être accomplis. Narcisse, lui, s’était perdu dans un reflet, capturé par une image de lui-même dont il n’avait jamais su se détacher. Il s’était fixé dans une contemplation qui l’avait avalé tout entier. Sisyphe, au contraire, n’avait jamais eu le temps de se voir. Son existence était pure tension, sans miroir, sans retour sur lui-même. Mais si le rocher cesse de rouler, si la pierre devient surface et non plus poids, alors tout bascule. Que voit-il dans la pierre ?


Le vertige du reflet

Dans Narcisse de Caravage (1597-1599), le jeune homme se penche au-dessus de l’eau et s’y absorbe. Il ne tombe pas, c’est l’eau qui l’engloutit sans un bruit. Il ne touche plus la terre, il flotte dans l’illusion d’une image. Il croit saisir un visage, il s’y dissout. Plus rien n’existe en dehors de ce reflet qui le vide de lui-même.

Dans Sisyphe de Titien (1548-1549), au contraire, l’homme est ancré dans la matière. Chaque muscle tendu, chaque veine saillante, chaque pression de ses bras contre la pierre racontent un combat où l’effort est tout. Il ne se regarde pas, il n’a pas d’espace pour le faire. La seule chose qui lui est renvoyée, c’est la résistance du rocher, l’âpreté de la pente sous ses pieds. Il n’existe que dans l’action.


Mais s’il ralentit, s’il pose les yeux sur la surface polie par l’usure, alors un reflet peut apparaître. Un visage, son visage. L’image qu’il n’a jamais cherchée. Un instant, il devient Narcisse. L’élan s’arrête, l’effort se suspend, et pour la première fois, il hésite. Regarder ou repartir ?


L’arrêt : entre lucidité et damnation

Dans Le Mythe de Sisyphe (1942), Camus place la liberté dans la descente. Ce n’est pas dans l’effort, ni dans l’absurde du recommencement que Sisyphe est maître de lui-même, mais dans l’instant où il accepte le cycle et s’y abandonne. Ce moment n’est pas un renoncement, c’est une clairvoyance. Il sait que tout recommencera, et il y consent.


Mais que se passe-t-il si, au lieu de redescendre, Sisyphe reste au sommet ? Si, au lieu de sentir la pierre dans ses mains, il l’examine, l’interroge, y cherche un signe ? Si, au lieu d’accepter son sort, il se demande qui il est ?


C’est à cet instant qu’il risque de devenir Narcisse.

Tant qu’il roule, il échappe au piège de l’image. Tant qu’il chute, il ne se voit pas. Son supplice n’est pas une peine, c’est peut-être une délivrance. Il est condamné au mouvement, mais ce mouvement le protège de l’immobilité du reflet. Narcisse s’est enfermé dans un regard qui ne le laisse plus partir. Sisyphe, lui, ne s’est jamais possédé, et c’est là qu’il trouve sa liberté.


Sisyphe doit-il toujours redescendre ?

On a longtemps cru que l’absurde de Sisyphe résidait dans sa tâche infinie. Mais si son véritable drame n’était pas l’effort, mais la possibilité de l’arrêt ? Si son épreuve n’était pas dans la répétition, mais dans cette seconde où tout pourrait s’interrompre ?


Camus nous dit qu’il faut l’imaginer heureux, et peut-être l’est-il, non parce qu’il accepte son destin, mais parce qu’il ne s’attarde jamais. Il n’a pas le temps de s’interroger, pas de place pour le doute. Il ne s’abîme pas dans une quête d’identité. Il est dans le faire, et non dans l’être.


Mais un jour, lassé, il pourrait lever la tête. Il pourrait ne plus pousser. Il pourrait regarder.

Et dans ce silence, il se verrait enfin. Et peut-être que ce serait la fin.


Mieux vaut rouler que se figer

Sisyphe ne sait pas qui il est, et c’est peut-être la plus grande chance qu’il ait. Il ne se pense pas, il n’a pas d’image à entretenir, pas de regard à supporter. Narcisse a cru qu’il lui manquait quelque chose, Sisyphe ne manque de rien.


L’un s’est laissé engloutir par son reflet, l’autre a toujours fui cette tentation. L’un s’est dissous dans une boucle sans fin, l’autre a trouvé son salut dans une répétition qui le maintient en vie.


Alors, s’il faut choisir entre avancer ou se voir, entre tomber et se fixer, entre rouler et s’arrêter, mieux vaut encore accepter la chute, plutôt que de se perdre dans l’illusion d’une image qui, une fois captée, ne nous laissera jamais repartir.



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Narcisse – Caravage (1597-1599)

Titre : Narcisse

Artiste : Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Le Caravage (1571-1610)

Date : Entre 1597 et 1599

Médium : Huile sur toile

Dimensions : 110 × 92 cm

Localisation : Galleria Nazionale d'Arte Antica, Rome

Contexte : Inspiré des Métamorphoses d’Ovide, ce tableau illustre le mythe de Narcisse, condamné à se perdre dans la contemplation de son propre reflet.

Description et analyse : Dans cette composition sombre et énigmatique, Caravage isole Narcisse dans un espace clos, presque abstrait, où seule l’eau renvoie une image. La lumière, typique de son style, éclaire la peau et le tissu blanc, contrastant violemment avec le noir environnant. Le jeune homme est penché sur son reflet, les coudes appuyés sur l’anneau sombre que forme l’eau, créant une boucle visuelle où l’image et la réalité semblent se confondre. L’obsession du regard devient ici une prison. Narcisse ne voit plus rien d’autre que lui-même, figé dans une fascination stérile. Contrairement aux autres interprétations classiques du mythe, Caravage ne montre pas la nature autour du personnage, supprimant tout élément extérieur. Il ne reste que lui et son double, enfermé dans une boucle dont il ne pourra jamais sortir.



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Le Sisyphe du Titien (1548-1549)

Titre : Sisyphe

Artiste : Titien (vers 1488-1576)

Date : 1548-1549

Médium : Huile sur toile

Dimensions : 237 × 216 cm

Localisation : Musée du Prado, Madrid

Contexte : Commande de Marie de Hongrie pour un cycle sur les supplices mythologiques.

Description : Représente Sisyphe en plein effort, son corps tendu par la tâche, dans un clair-obscur dramatique.



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Le Mythe de Sisyphe – Albert Camus (1942)

Titre : Le Mythe de Sisyphe

Auteur : Albert Camus (1913-1960)

Date de parution : 1942

Éditeur : Gallimard

Collection : Folio Essais

Format : Poche, 208 pages

ISBN : 978-2070322885

Résumé : Essai philosophique explorant la notion d’absurde et la condition humaine à travers la figure de Sisyphe, qui incarne la révolte lucide face à un monde sans sens.

Lien Amazon : Le Mythe de Sisyphe




 
 

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