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Ernie et la Joconde : Autopsie d’une icône sous saturation ?

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 20 févr.
  • 18 min de lecture

Ernie et la Joconde, Erb 2018, 70*70cm, acrylique sur toile - collection particulière

Il est des images qui s’accrochent à nous comme des spectres. On croit les connaître par cœur, les avoir vues, revues, essorées par des siècles de contemplation extatique ou d’usure publicitaire. La Joconde appartient à cette catégorie d’images fossilisées dans leur propre légende, reproduites jusqu’à l’absurde, à la fois omniprésentes et invisibles.


Et puis vient Erb, avec sa bombe de peinture et son instinct de chirurgien sarcastique, qui prend la vieille Mona par la main et l’entraîne dans une apocalypse graphique où le sacré et le trivial se télescopent avec une déconcertante vitalité. Ernie et la Joconde (2018) n’est pas un simple détournement, ce n’est pas L.H.O.O.Q. version 2.0. C’est un champ de bataille. La rencontre entre une icône intemporelle et la cacophonie du présent, où s’entassent des symboles aux affiliations incertaines : un pentacle et une fleur virginale, un dollar et une toile d’araignée, un regard transpercé et un sourire cousu, une main posée et un silence pesant.


Dans cette toile saturée de signes, la Joconde n’est plus la maîtresse du regard, celle qui observe en silence, souveraine et inaltérable. Son œil, crevé par un couteau, signale que l’énigme s’est retournée contre elle. Elle ne voit plus, elle subit. L’étrange sérénité qui faisait sa force est éventrée par un chaos de graffiti où le kitsch et le sacré s’entrelacent sans qu’on sache qui, du trivial ou du mystique, l’emporte sur l’autre. Elle pleure, mais son cri est muet : sa bouche est scellée d’un "XXX" qui dit autant le silence imposé que l’absorption dans une culture qui recycle, avale et rejette sans fin ses propres icônes.


Et puis il y a Ernie. Triple regard, posture ambivalente, sourire crypté. Il est là, bras posé sur la Joconde, présence ambiguë qui oscille entre le protecteur et le fossoyeur. Sa couronne, à la Basquiat, le désigne sans le proclamer, roi incertain d’un art qui ne sait plus s’il couronne ou s’il décapite. Le bras est-il une étreinte ? Une entrave ? Un geste tendre ou un rituel funéraire ? L’œuvre tout entière repose sur ce vertige, sur cette impossibilité à trancher entre sacralisation et profanation.


Car ce qui se joue ici dépasse la simple question du détournement ou de la provocation. Ce n’est plus une question de moquerie ou d’hommage, mais de territoire. Où se situe la Joconde aujourd’hui ? Est-elle encore une image souveraine, ou bien l’icône d’une déchéance tranquille, assimilée, diluée, victime consentante de sa propre omniprésence ?


L’œuvre pose la question avec un sens du tragique saturé d’ironie. D’un côté, la couronne numérique – suite de 0 et de 1 – trace la silhouette d’un pouvoir dématérialisé, celui des images captives de l’ère digitale, érodées par la diffusion infinie. De l’autre, la couronne de fleurs, reliquat de pureté virginale, résiste comme une dernière trace d’un temps où l’image portait encore un mystère. Entre les deux, une Joconde martyrisée, muette, qui ne sait plus si elle appartient encore à l’histoire de l’art ou si elle est définitivement passée de l’autre côté, dans l’espace des images jetables, celles qu’on consomme et qu’on oublie.


Alors se pose la vraie question : assiste-t-on ici à une résurrection ou à une mise à mort ? À une réinvention ou à une disparition ? Est-elle toujours Mona Lisa, ou bien un simple simulacre vidé de sa substance ? Le bras d’Ernie la retient-il pour l’empêcher de sombrer ou est-ce le geste d’un fossoyeur qui veille sur une icône en train de s’effondrer ?


Le sacré, ici, ne disparaît pas : il est pris en otage. Il persiste dans le chaos, transfiguré par l’outrage, par la blessure, par la saturation. Ce qui fait de Ernie et la Joconde bien plus qu’un graffiti sur un chef-d’œuvre. C’est un seuil, un moment suspendu où l’art classique vacille et où la culture contemporaine, dans son énergie furieuse, ne sait pas si elle est en train de rendre hommage ou de détruire ce qu’elle touche.


Alors, qui règne ici ? Qui domine qui ? La Joconde, même mutilée, continue d’exister. Ernie, roi sans royaume, veille sans jamais trancher. Et nous, spectateurs, oscillons entre fascination et malaise, incapables de savoir si nous venons d’assister à une renaissance ou à une extinction.


Bienvenue dans l’ère du Saturated Post-Iconism.


Description détaillée de l’œuvre

On pourrait croire que la Joconde flotte encore, qu’elle résiste, qu’elle survit au tumulte. Mais il suffit d’un instant pour voir qu’elle est en train de sombrer. Pas d’effacement progressif, pas de dissolution lente, non, ici c’est un enfoncement brutal sous le poids d’une marée visuelle déchaînée.


La Joconde est toujours là, bien sûr. Mais plus tout à fait elle-même. Comme une icône qu’on aurait arrachée d’un retable pour la noyer dans un chaos graphique où se percutent les langages, les époques, les influences. Plus question ici de cadre doré ou de salle silencieuse au Louvre : elle est prise dans la fureur, griffonnée, balafrée, éclaboussée de symboles qui s’entrechoquent dans un vertige sémiotique.


D’abord, la composition. Une toile saturée. Pas un espace vide, pas une respiration. Le regard est pris au piège, entraîné d’un détail à l’autre dans un labyrinthe de signes où se croisent le sacré et le trivial, l’ésotérique et le consommable, le mythe et le graffiti. Un maelström de couleurs vives, de contours noirs épais, de formes qui se bousculent dans une cacophonie où tout semble vouloir parler en même temps.


Et pourtant, au centre, elle reste là. La Joconde, figée dans son énigme, mais une énigme défigurée. Son regard, jadis souverain, est transpercé d’un couteau : un coup direct porté au mystère, un refus de cette contemplation séculaire qui faisait d’elle un absolu intouchable. Le regard n’est plus, mais elle pleure. Une larme coule, et avec elle, une part du mythe s’effondre.


Puis il y a la bouche, cousue d’un “XXX” brutal. Fin de la parole. Fin de l’expression. La Joconde est muette, non par choix, mais par contrainte. Comme si elle était prise dans une logique qui dépasse sa propre image, happée par une culture qui recycle les icônes en les privant de leur voix. Ce n’est plus un sourire énigmatique, c’est une mise sous scellés, un interdit.


Mais elle porte toujours une couronne. Pas une couronne royale, non. Une simple couronne de fleurs blanches, légère, presque candide, qui contraste avec la violence qui l’entoure. Un vestige de pureté, un reliquat de l’icône pratiquement mariale qu’elle fut jadis dans l’histoire de l’art. Une trace du sacré dans le carnage du présent.


À ses côtés, Ernie. Lui, il voit tout. Littéralement. Son visage est orné de trois yeux, un regard démultiplié, presque omniscient. Il ne pleure pas, il ne souffre pas, il observe. Et surtout, il pose une main sur elle. Un geste qu’on pourrait croire protecteur, mais qui flotte quelque part entre la bienveillance et la capture. Il est là, il accompagne la chute, il ne détourne pas le regard.


Sur son torse, au dessus des couleurs française et de l'Innocent inspiré par Keith Haring, une couronne. Simple, tracée comme une signature, une allusion à Basquiat, bien sûr. Mais ici, pas d’affirmation triomphante. Pas de déclaration de pouvoir. Juste une couronne sans royaume, un signe de souveraineté sans territoire. Est-il un roi ? Un guide ? Un spectateur passif de la déchéance ?


Autour d’eux, le déluge. Des symboles, en excès, jusqu’à l’étouffement.

Le chiffre 666, suspendu au-dessus de Mona comme une malédiction, entre folklore démoniaque et détournement ironique.

Le pentacle, posé là comme un rappel des forces occultes, ou peut-être une référence aux sociétés secrètes et aux mythes conspirationnistes modernes.

Les symboles Peace & Love, vestiges d’un idéal de paix qui se perd dans le tumulte du tableau.

Le binaire (010101), infiltré dans l’image comme une contamination numérique, une preuve que la Joconde n’appartient plus au monde tangible, mais à celui des écrans, des algorithmes, de la reproduction infinie.

Le cœur qui saigne, d’un rouge éclatant, comme un cri visuel au milieu du chaos.

La bombe de peinture, grimaçante, qui diffuse du sang, rappelant que le street art, lui aussi, saigne.


Et puis, en bas, presque anecdotiques mais pourtant essentiels, automobiles et bus, vestiges d’une urbanité en mouvement, rappel que nous sommes loin de la Renaissance, loin du cadre stable d’un musée. Ici, tout bouge, tout circule, tout se consume.


Le tableau ne donne pas de réponse. Il ne tranche pas entre destruction et hommage, entre profanation et renaissance. Il laisse la Joconde suspendue, ni tout à fait morte, ni tout à fait vivante, un corps sacré traversé par des forces qu’elle ne maîtrise plus.


La composition, saturée jusqu’à la nausée, agit comme un piège pour le regard. On cherche un point d’ancrage, un espace de respiration, mais il n’y en a pas. Tout est là, d’un coup, immédiat, frontal, impossible à ignorer. L’œil ne peut qu’osciller, balloté entre fascination et vertige.


On croyait connaître la Joconde. Mais Erb, en la plongeant dans cette apocalypse graphique, nous rappelle une chose essentielle : les icônes ne disparaissent jamais vraiment. Elles mutent, elles saignent, elles se taisent, mais elles persistent.


Reste à savoir si, dans ce maelström, elles nous regardent encore – ou si elles ont cessé de nous voir.


Influences artistiques et hybridation des styles

Ernie et la Joconde est une œuvre d’absorption et de collision, un vortex où des décennies d’histoire de l’art se télescopent sans ménagement. Loin du simple hommage ou du pastiche, Erb crée une toile saturée qui refuse la hiérarchie des styles : pop art, street art, art numérique, surréalisme et postmodernisme s’y bousculent dans une tension constante entre profanation et re-sacralisation. Ce n’est pas un clin d’œil, c’est une digestion brutale, une reconfiguration où chaque influence se retrouve broyée, mélangée, réinjectée.


Keith Haring (1958-1990) : l’efficacité immédiate du langage symbolique

Il y a, dans Ernie et la Joconde, quelque chose de l’explosion visuelle d’un Keith Haring, ce sens du graphisme direct, du symbole qui frappe sans détour. Haring, avec ses figures schématiques et ses traits noirs épais, a fait du mur une surface de communication universelle. Ses œuvres, comme Radiant Baby (1982) ou Barking Dog (1985), ne s’embarrassaient pas de profondeur illusionniste : tout était frontal, lisible d’un coup d’œil, une onde de choc graphique.


Erb reprend cette immédiateté, mais la contamine par l’excès. Là où Haring cherchait la clarté du message, Erb accumule, superpose, noie le sens sous une profusion de motifs contradictoires. Ce qui relevait chez Haring d’un langage épuré devient ici une saturation qui se retourne contre elle-même, où l’image s’étouffe sous son propre trop-plein de symboles.


Jean-Michel Basquiat (1960-1988) : la couronne du Trickster et l’écriture du chaos

Basquiat n’est jamais loin. Sa couronne, celle qu’il posait sur les têtes de ses boxeurs, de ses héros brisés (Untitled (Crown), 1982), plane au-dessus d’Ernie comme une énigme. Chez Basquiat, elle n’était pas un simple ornement : c’était un emblème ambigu, tantôt sacre du génie marginalisé, tantôt stigmate de l’artiste sacrifié.


Ernie, lui, la porte sans triomphe. Il est un roi sans cour, un souverain du seuil, un Trickster qui ne sait pas s’il règne ou s’il assiste, impuissant, à l’effondrement. La patte de Basquiat est aussi perceptible dans cette écriture graphique nerveuse, cette urgence visuelle, ce refus de la composition propre. Basquiat griffonnait des fragments de mots, des symboles bruts (Hollywood Africans, 1983), des visages éclatés, comme si l’image était en train de se construire et de s’effondrer en même temps.


Ici, la même tension. Rien n’est posé, rien n’est stable. La Joconde est aspirée dans un maelström visuel, et Ernie, couronné sans proclamation, est là, bras posé sur elle, mi-sentinelle, mi-usurpateur.


Banksy (actif depuis les années 1990) : le détournement ironique et la critique du consumérisme

Impossible d’ignorer l’ombre de Banksy. Son goût pour le détournement des chefs-d’œuvre est désormais un classique du street art. On se souvient de sa Mona Lisa Bazooka (2003), où la Joconde tenait un lance-roquettes, ou encore de Girl with a Balloon (2002), dont l’autodestruction programmée en 2018 a marqué une étape dans la critique du marché de l’art.


Mais là où Banksy joue souvent sur l’ironie minimale, Erb pousse la logique jusqu’à l’implosion. Il ne se contente pas d’une blague visuelle : il fait éclater la Joconde sous un déluge d’images et de signes, l’écrase sous une accumulation où la critique devient un bruit visuel, une saturation qui fait vaciller la notion même de détournement.


Banksy détourne une image, Erb l’aspire dans une machine à distordre le sacré, où il ne reste plus qu’un vestige hybride, un objet à la fois surchargé et vidé de sa substance.


Marcel Duchamp (1887-1968) : L.H.O.O.Q. (1919) et la profanation ludique du chef-d’œuvre


Duchamp fut le premier à oser vandaliser la Joconde. En ajoutant une moustache à sa reproduction en 1919 et en la renommant L.H.O.O.Q., il dynamitait l’aura sacrée du chef-d’œuvre, introduisant le chef-d’œuvre dans le domaine du jeu, de l’irrévérence, du détournement dadaïste.


Mais là où Duchamp se contentait d’une subversion minimaliste, Erb déchiquette l’image dans une apocalypse graphique. La moustache de Duchamp faisait sourire ; ici, le regard crevé de la Joconde ne prête plus à rire.


Si Duchamp nous invitait à ne plus prendre la Joconde au sérieux, Erb semble nous dire que l’art lui-même est pris au piège de ses détournements successifs, piégé dans une boucle de recyclage qui ne sait plus si elle joue ou si elle broie.


Le surréalisme (1920-1950) : accumulation disjonctive et saturation de l’absurde

Le choc visuel de Ernie et la Joconde rappelle aussi les techniques du surréalisme, en particulier le collage et l’association d’objets sans lien apparent. On pense à Max Ernst (La Vierge corrigeant l'Enfant Jésus devant trois témoins, 1926), où la Vierge devient une figure punitive, ou à Salvador Dalí, qui adorait faire imploser les images iconiques (La Joconde aux clés, 1965).


Ici, cette logique est poussée à son paroxysme : pas de hiérarchie des éléments, pas d’ordre clair, juste une saturation qui oscille entre signifiant et bruit visuel.


Le surréalisme cherchait un accès à l’inconscient. Ici, l’inconscient est devenu un champ de bataille où l’icône ne sait plus ce qu’elle signifie.


Le glitch art et l’art numérique (années 2000) : détérioration du sacré et saturation algorithmique

Les 0 et 1 qui couronnent la Joconde ne sont pas anodins. Ils indiquent une mutation profonde : celle du chef-d’œuvre captif de l’ère numérique, de la reproduction infinie, du détournement sans fin.


Depuis les années 2000, le glitch art célèbre l’erreur, la déformation, la corruption des fichiers numériques. Ici, la Joconde semble hackée, piratée, contaminée. Ce n’est plus une peinture, c’est un artefact numérique en train de se décomposer sous nos yeux.


Le pop art postmoderne : quand l’icône devient bruit visuel

Avec Andy Warhol (Mona Lisa, Thirty Are Better Than One, 1963), la Joconde devenait déjà un simple motif reproductible. Warhol avait compris que trop voir une image, c’est la faire disparaître sous sa propre omniprésence.


Erb reprend cette logique, mais il pousse l’icône jusqu’au crash visuel. La Joconde n’est plus vénérée, elle est dissoute sous un trop-plein de références, broyée sous un excès de visibilité.


Un art du seuil entre tradition et chaos

Ernie et la Joconde ne se contente pas de convoquer ces influences, elle les met en conflit, elle les force à cohabiter jusqu’à l’implosion. C’est un champ de tension entre le sacré et le profane, entre le mythe et le graffiti, entre l’image stable et le bruit numérique.

La Joconde n’est plus un chef-d’œuvre : elle est un champ de ruines, une icône qui saigne, un territoire en guerre.


Lecture psychanalytique : la Joconde et Ernie, le deuil de l'Objet petit a.

Il fut un temps où la Joconde était l’objet du désir absolu. Un regard qui ne se donnait jamais totalement, une énigme qui ne se résolvait pas, une absence organisée autour de laquelle tournait la fascination. Elle savait, et elle regardait.


Mais dans Ernie et la Joconde, tout s’inverse. Son œil ne capte plus, il est transpercé. Son mystère ne capte plus, il est mutilé. Elle n’est plus sujet du regard, mais objet captif d’un monde qui la consume. L’icône absolue a basculé dans l’autre camp : elle n’attire plus le désir, elle est consommée, recyclée, saturée d’usages. Pourtant, elle refuse de disparaître. Elle n’a plus l’autorité de l’image souveraine, mais elle reste là, persistante, incapable de s’effacer totalement.


Son regard crevé est un attentat contre le désir lui-même. Lacan aurait vu là une rupture brutale dans la mécanique de l’objet petit a, cette structure invisible qui fait que nous poursuivons toujours ce que nous ne pouvons jamais saisir totalement. Le regard de la Joconde était ce point insaisissable, cette faille où chacun projetait son manque. On croyait la voir, mais c’était elle qui regardait. Elle était l’objet du désir en sa forme la plus pure, ce qui se dérobe toujours au moment où l’on pense le posséder.


Dans l’œuvre d’Erb, ce regard est supprimé, et ce qui faisait de la Joconde un objet petit a est détruit avec lui. Il n’y a plus de poursuite possible, plus d’énigme autour de laquelle l’inconscient peut tourner en boucle. Il reste un trou dans l’image, un vide qui n’appelle plus rien. C’est un assassinat de l’énigme, mais pas au profit d’une révélation. Il ne reste qu’une béance absurde, un regard crevé qui ne propose rien d’autre que son propre anéantissement.


Son regard s’effondre, et avec lui l’illusion du grand Autre. Elle n’a plus de puissance. Elle n’interpelle plus. Elle ne regarde plus le spectateur, elle ne lui renvoie plus son manque, elle est simplement là, exposée, sans échappatoire.


Sa bouche aurait pu maintenir quelque chose, parler à la place du regard disparu, tenter une nouvelle énigme. Mais elle aussi est barrée, scellée, condamnée à un silence sans alternative. L’absence de parole était, autrefois, ce qui la rendait plus forte. Ce mutisme contenu, ce sourire suspendu qui suggérait plus qu’il ne disait. Ici, le silence n’est plus un choix, mais une censure.


Coupée du regard et du langage, la Joconde n’est plus qu’une image figée dans sa propre mutilation. Elle ne propose plus rien. Elle ne capte plus le désir, elle est ce qui en reste après saturation, après surexposition, après trop d’usages.


Et pourtant, elle pleure. Ce détail, presque invisible dans l’anarchie visuelle du tableau, est peut-être ce qui sauve encore quelque chose. Car si elle pleure, c’est qu’elle sent. C’est que tout n’a pas disparu. L’image a perdu son autorité, mais il reste une trace d’elle-même qui refuse de se dissoudre complètement.


Ernie, lui, ne parle pas plus. Mais il voit.

Et il voit trop. Trois yeux, une "omnivoyance" qui le place aux antipodes de la Joconde déchue. Là où elle a perdu le regard, il le démultiplie. Il absorbe, il enregistre, il témoin.


Son bras est posé sur elle. Pas pour l’étreindre, pas pour la repousser, juste pour la maintenir là. Ce n’est pas un geste de sauvetage, ce n’est pas un geste de destruction. C’est une main posée sur une image en suspens, une icône qui vacille entre survivance et disparition.


C’est la posture du Trickster, cette figure insaisissable qui ne choisit jamais son camp, qui dérange l’ordre établi sans lui substituer un autre, qui pousse au chaos sans jamais décider s’il doit être une destruction ou une renaissance. Il ne la sauve pas, mais il ne la laisse pas sombrer non plus.


Et puis, il y a la couronne.

Chez Basquiat, elle était le signe d’une souveraineté tragique, un insigne royal posé sur des figures de marginaux et de héros oubliés. Mais ici, Ernie ne gouverne rien. Il ne parle pas. Il ne décide pas. Il est le gardien du seuil, celui qui veille sur un basculement sans en être l’auteur.


La Joconde n’est plus un objet du désir, mais un artefact déréglé, un ancien objet petit a qui ne fonctionne plus.


Elle n’attire plus la quête, elle est ce qui reste après l’épuisement du désir.

Peut-elle encore être une Madone ? Son rôle était de porter, d’ouvrir un passage, de donner. Mais ici, elle ne donne plus rien. Elle n’est plus productrice de sens, elle est saturée de signes parasites, engluée dans un trop-plein de références et de codes visuels qui l’écrasent.


Elle n’ouvre plus l’énigme, elle est piégée dans l’absorption infinie du monde contemporain.

Elle est suspendue dans cet entre-deux où les icônes ne savent plus si elles sont encore des œuvres ou des marchandises recyclables.


Elle n’est plus un chef-d’œuvre absolu, mais elle refuse de devenir une simple donnée numérique parmi d’autres.


Elle persiste.

Et c’est peut-être ça, l’ironie ultime : on peut la lacérer, la saturer, la détourner, la broyer sous le flot de signes et de références, mais la Joconde refuse de disparaître.


Comme un fantôme de l’objet petit a, qui ne sait plus s’il doit hanter ou s’effacer.


La Joconde comme nouvelle Madone des arts ?

Les Madones, autrefois, portaient. Elles enfantaient, elles guidaient, elles protégeaient. Elles n’étaient pas simplement des images, elles ouvraient un passage, elles étaient un seuil vers quelque chose de plus grand. La Joconde, dans son règne silencieux, n’était pas si différente : elle offrait un regard qui ne se livrait jamais totalement, une énigme suspendue, un mystère qui nous mettait en mouvement.


Mais dans Ernie et la Joconde, il n’y a plus rien à porter. Il n’y a plus de transmission, plus d’énigme à ouvrir. La Joconde ne donne plus naissance, elle est consumée. Son image n’est plus un point de passage, mais un champ de bataille où se percutent trop de significations contradictoires. Là où les Madones guidaient vers une révélation, elle est engloutie sous le bruit du monde contemporain, dévorée par la surenchère des signes.


La Madone était un seuil vers l’invisible, la Joconde d’Erb est un seuil obstrué.

Il y a, dans ce tableau, quelque chose d’un rituel sacrificiel inversé. Une Vierge qu’on n’adore plus, mais qu’on éventre à force de l’avoir trop vue. Une icône qui ne suscite plus la contemplation, mais la saturation. Un mystère qui n’a pas été révélé, mais simplement détruit à force d’être exposé.


Elle n’a pas disparu, mais elle ne fonctionne plus.

Il y a quelque chose de presque tragique dans cette transformation. L’histoire de l’art est un long glissement de l’image sacrée vers l’image consommable, du reliquaire vers l’affiche, du culte vers la marchandise. Ce n’est pas une progression linéaire, c’est une chute en plusieurs étapes.


Le mouvement est implacable :

Art sacré. Art reproductible. Art numérique et marchandisé.

Unicité. Diffusion. Saturation.

La Joconde a tout traversé. Elle fut unique, elle devint une icône reproductible, puis un motif pop, puis un graffiti, puis un fichier parmi des milliards d’autres. Elle ne se donne plus dans une relation intime entre l’image et le regardeur, elle circule sans fin, elle est absorbée, détournée, recrachée.


La question est là : résiste-t-elle ou se dissout-elle ?

On pourrait croire qu’elle a perdu, qu’elle s’est dissoute dans le bruit et le trop-plein, qu’elle est devenue un simple flux parmi d’autres, une image morte qui flotte dans les archives infinies du numérique.


Et pourtant, elle persiste.

Elle n’appartient plus à l’histoire de l’art classique, mais elle n’est pas non plus une simple icône du présent. Elle est coincée quelque part entre ces deux mondes, incapable de redevenir sacrée, incapable de devenir un simple artefact consommable.

C’est ça, le paradoxe du seuil.


Elle n’est plus une œuvre au sens classique, mais elle n’est pas non plus totalement une image morte. Elle flotte dans cet espace intermédiaire, cette zone incertaine où elle ne fonctionne plus comme avant, mais où elle refuse de disparaître complètement.


Elle est devenue un vestige actif, une ruine qui refuse de s’effondrer.

Et c’est peut-être ce qui fait d’elle la véritable Madone du XXIᵉ siècle : une icône qui ne protège plus, qui ne guide plus, mais qui reste là, hantée et hantante, incapable de s’effacer.

Un visage trop vu, trop brisé, trop violenté pour redevenir sacré, mais trop chargé de mémoire pour être avalé entièrement par le présent.

Comme si elle attendait.


Mais quoi ?


Un manifeste pour un nouvel art du seuil

Il faut se rendre à l’évidence : l’art ne peut plus être sacré, mais il ne peut pas non plus se détruire totalement. On a essayé, à maintes reprises, de le faire basculer d’un côté ou de l’autre. À l’époque de Duchamp, il s’agissait de profaner l’icône, de la tourner en dérision, de la vider de son autorité. Warhol a poursuivi le travail en l’inondant de sérigraphies, en la reproduisant jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que la valeur du chef-d’œuvre se dissolve dans la prolifération industrielle. Mais l’icône a résisté. La Joconde n’a jamais cessé de revenir, non pas intacte, mais toujours là, hantant les imaginaires, incapable d’être anéantie complètement.


Avec Ernie et la Joconde, ce n’est plus une attaque, ce n’est plus une moquerie, ce n’est plus une simple réappropriation. C’est un constat : l’image survivra toujours, mais dans un état de mutation permanente. Elle ne peut plus être un absolu, mais elle ne peut pas non plus devenir un pur déchet visuel. Elle erre dans un entre-deux, un espace de saturation où elle est à la fois surchargée et vidée, présente et absente, encore iconique mais déjà en train de se dissoudre.


Ce que révèle ce tableau, c’est qu’il ne s’agit plus seulement de détourner ou de détruire, mais de confronter l’icône à son propre vertige, à sa propre saturation. C’est l’art du seuil, l’endroit où l’image ne sait plus si elle est encore vénérée ou déjà obsolète, si elle est encore porteuse de mystère ou totalement consommée.


On pourrait nommer ce phénomène le Saturated Post-Iconism, un art qui ne se contente pas de moquer ou de détourner, mais qui plonge les figures iconiques dans un flot de symboles contradictoires, dans une tempête sémiotique qui les maintient en équilibre instable entre sacré et trivial, entre relique et marchandise.


Dans cet art du seuil, la Joconde n’est plus simplement un chef-d’œuvre attaqué ou parodié, elle devient le champ de bataille lui-même, le terrain où s’affrontent l’aura du passé et la saturation du présent.


L’image ne disparaît pas, elle est prise dans une tension permanente, une guerre entre l’excès et la survivance.


Ce nouveau style possède ses propres codes. Il ne détruit pas l’icône, il ne l’efface pas, mais il la surcharge, il l’épuise, il la noie dans un océan de références qui l’empêchent de redevenir un simple objet du passé.

Il a ses lois :

Détournement et surcharge symbolique : il ne se contente pas d’un simple clin d’œil à l’histoire de l’art, il l’écrase sous des couches de graffiti, de codes numériques, de figures archétypales et de références pop.

Désacralisation partielle mais pas totale : l’icône n’est plus intacte, mais elle n’est pas non plus complètement détruite. Elle flotte entre les deux états, oscillant entre profanation et persistance.

Présence d’un Trickster ou d’un gardien du seuil : dans Ernie et la Joconde, ce rôle est joué par Ernie, figure ambivalente qui ne tranche jamais, qui ne détruit pas mais ne protège pas non plus.

Utilisation de codes numériques et graphiques : l’art du seuil est aussi celui de la circulation infinie des images, du binaire 010101 qui s’imprime sur la toile, de l’ère où les chefs-d’œuvre se retrouvent fragmentés en pixels, déformés par des algorithmes, absorbés par l’écran.

Tension entre consommation et résistance : la Joconde est en crise, elle est surconsommée, surexposée, mais elle tient encore debout, quelque part entre son mythe et sa dissolution.


La question n’est plus de savoir si l’art peut encore être sacré. Il ne l’est plus, et dans le contexte actuel, aura du mal à revenir. Mais il refuse aussi de sombrer dans l’oubli total. Il devient un espace de tension où l’image ne sait plus si elle est encore une divinité ou un vestige profané.


La Joconde, dans ce chaos, devient la première Madone de l’ère numérique.

Elle n’est plus ni sainte, ni totalement profane. Elle n’a plus de temple, mais elle hante tous les écrans, tous les murs, tous les imaginaires. Elle survit aux assauts des époques, transformée, mutilée, trop vue, trop interprétée, mais toujours reconnaissable.


L’art classique ne disparaît pas, il se bat pour exister dans un monde qui ne veut ni le vénérer, ni l’abandonner complètement. Il devient un terrain de lutte, une zone de friction entre passé et présent, entre mémoire et excès, entre disparition et répétition.


Et Ernie, dans cette scène, n’est pas un destructeur. Il ne lacère pas la Joconde, il ne la ridiculise pas, il ne l’efface pas. Il veille sur elle.


Peut-être pas avec tendresse. Peut-être pas avec nostalgie. Mais il est là.

Immobile, silencieux, gardien du chaos.

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