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Elle, ou la Gardienne du Seuil

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 6 mars
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 7 mars

Sphinge, Anne Guével, 2024 [Grès émaillé,  28 × 20 × 15 cm]

Galerie Anne Guével - Place Julia, Pont-Aven, France




Anne Guével appartient à cette lignée d'artistes possédant le feu sacré. Non pas celui du prosélyte, exalté par la nécessité de convaincre que l'art est le seul souffle de l'existence, mais celui de la Vestale, qui, dans une discrétion profonde, veille sur le charbon ardent du Beau. Un Beau intemporel, dont la présence se fait évidence, canonisé depuis Praxitèle jusqu’à Ingres.


Là, dans son atelier-galerie, sous l’œil d’une cheminée de granit ayant veillé sur bien des générations avant elle, Anne Guével malaxe patiemment la matière brute et par petites touches précieuses donne vie à ces Golems peuplant les abysses de notre culture occidentale.


L’un d’eux, ou plutôt l’une d’elles, ses pattes de lion solidement ancrées dans la vitrine, veille avec une bienveillance silencieuse, à la fois sur la rue et sur la galerie.

Une sphinge, gardienne du seuil, elle se dresse là, entre l’intime et le public.

Elle est sentinelle attentive pour l’un, et regard enjôleur pour l’autre, tissant un lien subtil entre l’univers du sculpteur et le passant attiré par les promesses envoûtantes de Pont-Aven.

Mais au fond, n’est-ce pas elle, la plus perverse des sirènes ? L’énigme même, dissimulant son véritable pouvoir sous une apparente bienveillance, un apparent amour rayonnant.


L'illusion est parfaite, pernicieuse. D'abord, on croit à cet amour agapè, pur, désintéressé, au delà de l'émotionnel, affranchi de l'ego. La pose est stable, ancrée, rassurante, intemporelle. Les ailes semblent prêtes à se déployer dans une ascension soudaine. Mais elles ne bougeront pas. Jamais. A y regarder de plus près, elles sont trop petites, comme celle d’une poule de luxe, de cabaret. L'illusion du mouvement est un leurre, comme ses bijoux et sa chevelure soigneusement travaillées. Non, l'énigme ne se trouve pas dans la possibilité de l’envol, là est la prestidigitation. Comme sur scène, la vérité est toujours hors du premier regard.

Le regard, ses yeux. Voilà l'hameçon, la faille, la brèche par laquelle tout se défait et se révèle. Ce ne sont pas des yeux, ce sont des trous. Deux vides, deux béances creusées comme au trépan. Ils ne réfléchissent pas la lumière mais l’absorbent. Il n’y a pas d’échange possible, pas de question, pas d’attente. Juste cette absence qui aspire, qui appelle, qui avale.


Et c’est là que naît l’inquiétude. Un vertige insidieux au fond de nos tripes, d’abord imperceptible, puis croissant, jusqu’à la certitude d’être face à quelque chose d’autre, d’insondable. On veut détourner les yeux, on veut sortir de cette emprise silencieuse. Mais il est déjà trop tard. Une part de nous est restée, capturée dans ces pupilles évidées. Et dans ce silence où l’énigme ne se pose même pas, on comprend qu’on ne pourra pas reprendre ce qui nous a été pris.


Contrairement à la Sphinge de Thèbes, elle est une sentinelle qui ne juge pas, une gardienne qui ne parle pas. Elle ne défie pas, elle attend. Mais sa patience est une lame effilée. Car celui qui hésite trop longtemps devant elle, celui qui croit pouvoir rester spectateur, celui qui pense qu’il peut rester maître du jeu… celui-là se trompe. Ce n’est pas lui qui contemple la Sphinge, c’est elle qui, déjà, l’a haché menu, assimilé.


Et alors, le doute s’immisce. Peut-on la laisser là, imaginer qu'elle veillera sur d'autres inconnus, qu'elle leur transpirera peut-être les profonds secrets qu'elle nous a volé ? Peut-on réellement se détourner d’elle, sachant qu’elle ne nous a pas oubliés ? Sa présence nous hante bien après avoir quitté la galerie, comme un murmure sous la peau, une impression sourde qu’il nous manque quelque chose. Quelque chose que l’on a perdu. Quelque chose qu’elle a pris.


Rien ne semble bouger, aucune révolution, aucune révélation, et pourtant, il devient évident que le seul moyen d’échapper à cette tension, à cette fascination qui ne dit pas son nom, c’est de céder. De ne plus être de passage. De l’avoir pour soi. De la posséder, ou plutôt, d’accepter d’être possédé par elle. De se retrouver enfin au fond de ses pupilles, plein et entier.


NOTE : La poule de luxe... il est à noter que la sphinge était l'une des personnifications de l'âme grecque, au même titre que les sirènes. Les sphinges n'excitaient pas seulement l'épouvante, mais la volupté et la lascivité de l'amour dans sa dimension éros. Plusieurs textes traitent ironiquement de sphinges les hétaïres, les poules de luxe, de Mégare. Il est également fait mention de sphinges comme attribut d'Aphrodite. On trouve également des pendants d'oreille, des fibules, des colliers et d'innombrables intailles à l'effigie de ces créatures. L'article Sphinx du Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, sera profondément utile au lecteur voulant explorer la complexité de cette figure, ainsi que l'exhaustivité des sources littéraires (Daremberg, C. V., & Saglio, E. (1907). Sphinx. Dans Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines (Vol. 4, p. 1431–1438). Hachette.)

La sphinge d'Anne Guével accentue et perpétue cette idée de l'hétaïre magnétique par le soin donné au traitement de la chevelure et à la finesse des bijoux de cette sculpture.

Iconographie : Anne Guével 2025


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