Cachez ces archétypes que je ne veux plus voir - Manet, le prestidigitateur
- Fabrice LAUDRIN

- 14 févr.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 févr.

C’est certain, le scandale provoqué par Le Déjeuner sur l’herbe de Manet a fait son buzz en secouant la bien-pensance bourgeoise, l’usage académique du corps et des regards, et a surtout poussé à bout les nerfs du jury du Salon officiel de Paris en 1863, faisant rougir plus d’un visiteur du Salon des Refusés. Pensez donc : non seulement une jeune femme totalement dénudée vous regarde droit dans les yeux, imperturbable, tandis que ses compagnons conversent comme si de rien n’était, mais en plus les coups de pinceau traînent ici et là, la perspective et la profondeur semblent esquissées à la hâte, dignes d’un gamin de primaire. Quant aux personnages, ils se tiennent à la lisière du flou, presque en suspension dans l’espace. Si encore la toile avait eu des dimensions discrètes, un format de garçonnière glissée sous le manteau… Mais non, 2,08 m sur 2,64 m, du monumental, du religieux, de l’historique. À moins d’un lupanar avec pignon sur rue, on n’accroche pas ça chez Madame et Monsieur. Vulgaire, indécent, pas fini, diront-ils, car ce qu’on ne peut acheter ni dompter, on le déclare nul. Pourtant, derrière ce coup de pinceau sauvage et cette scène sans fard, Manet vient de changer les règles, et sous prétexte d’un pique-nique bucolique, il signe le manifeste brutal et libre de la modernité.
Mais tout ceci, pratiquement cent-soixante-cinq ans plus tard, tout le monde le sait. Et depuis, le scandale a prouvé son efficacité économique. Trop focalisés sur le regard de cette Madame-tout-le-monde nue, qui nous apostrophe dans sa vérité crue, nous n'avons peut être pas vu le ressort essentiel qui fait de cette œuvre le bond majeur vers la modernité.
La nudité-nue, l'académique, le classique, voire le religieux en ont depuis longtemps les recettes et les excuses. Le monumental, l'affreux, le déformé, l'exagéré ou le rachitique, ces attributs du scandale on les connait depuis longtemps, qu'ils soient sixtine, ou l'autoportrait de Dürer et mieux encore les grotesques totalement naturalistes des grotesques de la cathédrale Saint-Tugdual de Tréguier. Non, ce qui fait bond est peut-être autre chose.
Passée au crible de la psychanalyse du seuil, particulièrement sous l’angle affûté de la chasse aux archétypes, rien ne ressort vraiment de ce tableau. Rien. Absolument rien. On pourrait bien sûr imaginer la barque, la rivière et la femme en chiton comme une allégorie de la brièveté de la vie, un clin d’œil discret à Charon, passeur des âmes. Peut-être même débusquer une pseudo nature morte dans les mets épars du panier de pique-nique, métaphore subtile du temps qui file. On pourrait, certes. Mais comme toujours en psychanalyse, la surinterprétation guette, prête à bondir au détour d’une ombre. Et Manet, malin, semble déjà sourire en coin face à cette tentation.
Or, lorsqu’on accepte que le génie ne surgit jamais du néant, il devient essentiel de s’interroger sur les influences de Manet, sur ses propres archétypes fondateurs. Et c’est là que les choses se révèlent. Sous la toile surgissent des échos du passé, des fragments d’histoire picturale revisités, détournés, réinventés. Titien, Raphaël, Giorgione, les maîtres anciens, tous présents en filigrane, mais transfigurés par la patte implacable de Manet. Le génie, ici, comme à son habitude, n’invente pas : il tranche, il décale, il provoque.
La principale voie d'accès aux archétypes sous-tendus est Le jugement de Pâris - gravé par Raimondi d’après Raphaël (1510-1511), conservée à Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des estampes et de la photographie.
Que voit-on ? Pâris, assis à gauche, tend la pomme d’or à Vénus, qui se tient debout devant lui, entre Héra, prête à en découdre d’un geste menaçant, et Athéna, qui, vue de dos, se rhabille déjà, comme si l’affaire était classée. À droite, sur le devant de la scène, deux fleuves et une naïade se prélassent nonchalamment. Rame à la main, le fleuve de droite semble discuter avec le fleuve de gauche absorbé par une scène extérieure. La naïade, cruche d'eau à la main, nue comme un ver, le postérieur sur un drapé nous regarde, nous interroge. Au centre, suspendu en plein vol, un génie ailé dépose une couronne de laurier sur la tête de Vénus, tandis qu'Apollon jaillit dans son char à quatre chevaux, précédé de Castor et Pollux, montés à cheval, cavaliers éternels. Et là-haut, dans une envolée baroque, Jupiter et sa cohorte glissent entre les airs et les flots, portés par Triton, messager des flots. Une procession mythologique, dense, foisonnante, où chaque figure semble glisser dans un récit à tiroirs, une fresque vivante où l’œil se perd et se régale.

Nous avons bien entendu reconnu les archétypes sous-tendus dans le tableau de Manet. Les deux hommes en conversation sont deux fleuves et la femme nue sur son drapé est une naïade. Dans les deux œuvres, cette naïade prend la même pose et nous interpelle directement du regard. Et comme cette naïade ne peut pas être plus belle que la lauréate du jugement de Pâris, Manet a eu la finesse de peindre une femme ordinaire, la voisine de palier. Pure réinterprétation, "modernisation", mais tellement de puissance.
Quant à la barque, hors proportion, le rapport avec Triton, passeur de Zeus et sa bande, est maintenant évident.
La seconde femme maintenant... Elle sort de l'onde dans un chiton grec classique, nous proposons d'y voir Aphrodite-Vénus, la gagnante du concours. D'autant plus que le modèle est l'égérie, nymphe des sources, de Manet et Cézanne, Alexandrine Méley qui deviendra Alexandrine Zola. L'argument du tableau est donc placé sur ce personnage, puis recentré sur le trio.
Le Jugement de Pâris antique, est aussi l'épisode de la pomme de la discorde. Il serait logique que Manet évoque cette pomme. Il le fait, ostensiblement, en premier plan. Et ce n'est pas la pomme, mais les pommes. Elles sont dans le panier à la renverse. Ce fameux panier où le public du temps de Manet voulait reconnaître le symbole de la luxure, la preuve de l'intention du tableau, de la "Partie carrée", comme Manet aimait à nommer son cette œuvre.
Et comme Manet est Manet... Ces pommes, loin d'être le prélude à la discorde dans cette partie entre amis, sont l'évocation d'une autre pièce essentielle de l'oeuvre de Raphael : Le Temps qui est ni plus ni moins qu'une rotule majeure de la psychanalyse du seuil. Ce temps est évoqué dans la gravure de Raphaël par le Soleil, Apollon cosmocrator sur son char, traversant le cercle du Zodiaque. Manet l'évoque subtilement dans les mets du panier à pique-nique. Les pommes côtoient les cerises, les feuilles de vignes et les marrons. Nous avons là un calendrier s'étendant de mai à fin octobre. Le marché du congelé ou des cerises à Noël n'existaient pas encore à l'époque de Manet.
Raphaël, un plagiaire ? Manet, un pasticheur détournant une scène mythologique, la resauçant façon Raphaël, flirtant avec l’hommage autant qu’avec l’emprunt ? L’idée a son charme, agréablement scandaleuse, mais un peu trop facile. Mais non. Ni l’un ni l’autre ne copie, ils décalent, transforment, jouent avec les codes. Ce n’est pas du plagiat, c’est de l’alchimie savante, où chaque emprunt devient une pièce d’un jeu plus vaste, une réinvention à chaque coup de pinceau. Raphaël réorchestre les mythes antiques, Manet pousse plus loin : il les déshabille du symbole pour les ramener dans le quotidien.
Ce qui compte, finalement, c’est que Manet, en bon chirurgien du réel, ouvre la peinture à vif et lui greffe le quotidien. Là où d’autres enveloppent de symboles, exhibent les archétypes cryptiques, lui dissout et tranche net. Pas d’oracle ni de mythe. Juste une femme nue, deux hommes qui bavardent, et le temps qui s’échappe dans un panier renversé. Et si l’histoire de l’art fait parfois des détours, Manet, lui, a choisi la ligne droite : entre défi, malice et modernité brute. Et ça, c’est une petite révolution, servie sur l’herbe… avec en plus des cerises sur le gâteau.




Commentaires