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Basquiat en baskets, Manet sur des coussins. Hommage et "Tribute to"

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 12 févr.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 févr.

(c) Laudrin f. (2025)

Basquiat en baskets, Manet sur des coussins. Voilà où on y est.


Le premier a crié ses colères sur des toiles, déchirant l’histoire de l’art avec des crânes, des mots bruts et des couronnes griffonnées, devenues symboles de pouvoir et de lutte identitaire. Le second a déclenché un scandale monumental en 1863, en peignant Le Déjeuner sur l’herbe, une scène trop crue pour son temps : une femme nue, deux hommes habillés, un regard frontal qui défie toutes les conventions publiques bourgeoises. Scandale à l’époque, gifle à l’académisme, Manet avait ouvert une brèche.


Aujourd’hui ? Leurs œuvres sont devenues des motifs de décoration. La femme de Manet orne des tote-bags ; la couronne de Basquiat, étendard de révolte, se retrouve brodée sur des sweats à capuche dont le prix équivaudrait au tiers d'un salaire moyen en France. Leurs cris, leurs tensions, leurs provocations sont doucement avalés par le marketing chic et branché. C’est joli, c’est portable, ça se vend bien, c'est plus chic qu'un crocodile brodé. Mais ça ne dérange plus personne. On est passé du seuil à franchir à la surface à caresser. Le scandale est devenu confortable. Basquiat sur des baskets, c’est comme Manet en serviette de plage : un doux naufrage esthétique.


Il faut le dire : la réinterprétation est saine, mais le Tribute to facile, c’est une impasse.


À la base, l’hommage peut être noble. Prenons Picasso, qui s’acharnait à démonter Le Déjeuner sur l’herbe dans des séries cubistes démentes, déformant chaque corps, comme pour révéler ce qui, dans l’œuvre de Manet, n’avait pas encore explosé. Ou Alain Jacquet, qui, en 1964, transposait la scène en version pop art saturée, faisant de ce pique-nique un manifeste contre la consommation. Même Laurent Grasso, plus récemment, a réussi à déplacer l’univers de Manet dans des vidéos étranges, à mi-chemin entre le rêve et la dystopie. Chacun, à sa manière, a dialogué avec Manet, l’a secoué, l’a prolongé, l’a contredit. Ça, c’est de la réinterprétation.




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Et Manet lui-même ? Le Déjeuner sur l'herbe, n'est-il une adaptation, une réinterprétation, une allégorie d'une scène du Jugement de Pâris par Raphaël et gravé par Raimondi ? On l'oublie, tellement Manet a réussi à placer de forces et d'intentions dans son tableau. A tel point que le Déjeuner sur l'herbe est perçu comme l'un des archétypes fondateur de la peinture contre-académique, entendons très "contemporaine" au peintre.


Et, pour mémoire, au passage, une petite note sur le Jugement de Pâris par Raphaël. Ce dernier se serait inspiré d'un bas-relief antique qu'il aurait lui-même brisé pour se faire honneur de l'invention. Ceci pose bien entendu la question des réinterprétations "problématiques". Ce qui n'enlève bien entendu rien à la puissance magistrale de cette œuvre de Raphaël. (Adam von Bartsch, Œuvres de Marc-Antoine et de ses deux principaux élèves Augustin de Venise et Marc de Ravenne, vol. 14, Vienne, J. V. Degen, 1813, p. 197-198)


Mais à côté de ces réappropriations puissantes, honnêtes ou malhonnêtes, il y a les paresseux. Ceux qui se contentent de reprendre l’image sans rien lui apporter. Un peu de verdure, une femme nue à l’air vintage, et hop ! Le monumental scandale du XIXᵉ devient un joli visuel bucolique, parfait pour décorer des assiettes ou illustrer un compte Instagram arty. Le regard frontal de cette femme, autrefois puissant, se dilue dans l’esthétique Pinterest-friendly. Le seuil de Manet s’efface sous les filtres pastel.


Basquiat a subi un sort encore plus cruel. Il n’a jamais laissé de manifeste, ni d’école. Juste un cri. Des toiles urgentes, saturées de symboles, de slogans, d’histoires coloniales et de fractures identitaires. En six ans, il a pulvérisé les codes de l’art contemporain. Mais après sa mort ? Il est devenu un motif, un sticker sur sa propre tombe. Une couronne ici, un crâne là, et on t’imprime ça sur des sneakers ou des coussins.


Le problème n’est pas la commercialisation en soi. On peut aimer un artiste et vouloir le porter sur soi. Le vrai problème, c’est l’amputation du sens. Quand la couronne de Basquiat, symbole de lutte, devient un simple logo brodé, elle perd totalement sa charge politique ou sociale. Quand ses crânes finissent en motif pour des collabs de luxe, on étouffe le cri. Le bruit s’estompe. La révolte devient aussi décalcomanesque que celle du Che Guevara. Si au moins elle était associée à une certaine idée romanesque… Mais non, même pas. Même Jung ne pourrait pas y retrouver l'archétype du Héros.


Tout est là, le vide, le vide de sens. Un vrai hommage éclaire, il bouscule. Il ne se contente pas de copier les formes. La réinterprétation, c’est risqué. Elle crée des tensions nouvelles, elle ose déplacer l’œuvre d’origine dans un autre contexte tout en magnifiant l’énergie originelle. C’est ce qu’ont fait David Hammons ou Kerry James Marshall avec Basquiat, en reprenant certains symboles pour les inscrire dans des récits politiques contemporains. Pas de récupération facile. Un vrai dialogue.


À l’inverse, le Tribute to paresseux est une coquille vide. Il cite sans parler, il orne sans provoquer. C’est un prêt-à-porter culturel qui plaît à tout le monde mais ne dérange plus personne. Le pire hommage, c’est celui qui ne dit rien, celui qui évite les zones d’inconfort pour s’installer dans l’esthétique consensuelle.


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Alors, il est temps de poser la question : que veut-on en se réappropriant ces œuvres ? Les traverser ou les polir ? Parce que si vous voulez rendre hommage à Manet, il faut oser questionner le regard, le désir, l’intime. Si vous voulez parler à Basquiat, faites-le à partir des fractures actuelles, pas en collant trois couronnes sur une veste à 500 euros.

Créez. Dérangez.


Et si vous cherchez un coussin pour votre canapé, faites-le uni.

(coussin Basquiat vu ici, et les sneakers, c'est )

 
 

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