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Alex, séance 1 - Blanche-neige et le miroir éclaté.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 4 févr.
  • 11 min de lecture



La buée perle les vitres du cabinet. Dehors il gèle, ici ça marmite mollement.

Sur le sofa, Alex, 29 ans. Je ne sais pas encore grand-chose sur cette personne, c’est notre première séance et nous avons du mal à commencer.

Cette personne est architecte et tient à être définie ainsi. C’est toute sa vie, tout son sens. Androgyne jusqu’au bout des ongles.

Cette personne… Je m’y perds un peu, je n’arrive pas à trouver la moindre accroche. Alors on laisse s’installer le silence.


Longtemps je regarde Alex se prélasser sur le sofa. Prélasser, c’est vite dit, disons vaguement une personne étalée, comme si son corps hésitait à se poser complètement. Un pied pend dans le vide, l’autre est rentré sous le genou opposé. Une posture en équilibre, comme si même le divan devait s’adapter à sa fluidité.


Alex laisse traîner ses yeux sur les poutres du plafond. J’ai droit à un cours sur la statique des maisons à pans de bois, et moi, je suis coincé ailleurs, dans ma tête. Pas parce que ce qu’Alex dit n’est pas intéressant, mais parce que ce mot, ce personne, commence à me travailler.

Ce, cette, une personne, c’est bien ce qu’est Alex, non ? Pourtant, ça sonne bizarre. Comme une tentative de simplification, un raccourci qui voudrait tout dire sans rien affirmer. Une échappatoire.


Et puis, personne, ça a un double fond, un côté sournois. Parce que dans ma langue, personne, c’est aussi… personne. Le néant. L’absence. On dit « une personne » pour remplir un vide, mais est-ce qu’on le comble vraiment ? Il y avait un western comique comme ça, « Mon nom est personne ». Et gamin, fin des années 1970, je regardais un feuilleton sur un gentil fantôme, « La maison de Personne », je crois. Personne y habitait pourtant c’était plein de vie.


Là, sur mon divan, Alex est à la fois là et ailleurs, tout et rien, un fantôme dans mon propre cabinet. Une personne ou personne ? Et moi, je suis censé répondre à ça avec mon café tiède et mes théories sur le désir freudien ?


Alex ajuste son pull à col roulé noir, comme pour se recentrer. Moi, je pense à ce mot, encore. Personne : identité, figure . Grammaticalement tous féminins, mais censés être neutres. C’est un paradoxe, une blague de la langue française, comme si elle-même s’était plantée en voulant faire plaisir à tout le monde.


Pendant ce temps, Alex continue son monologue. Les mots défilent, un flux tranquille, mais je capte autre chose. Une manière de ne pas complètement s’ancrer dans le discours, de tourner autour du pot.


Enfin, Alex cherche maintenant à se dire, mais sans se réduire, comme si chaque phrase risquait de trahir un peu trop. Et moi, je suis là, en face, cherchant à trouver le point d’appui dans ce flou.


Et si c’était ça, être une personne, une identité ? Pas un truc fixe, mais un espace mouvant, une tension constante. Un peu comme cet affreux iel, qui bouge même en étant immobile, défie les contours sans jamais les briser.


Je me frotte les yeux, un geste pour m’arrimer à quelque chose de tangible. Pas sûr que ça marche. Parce que, dans le fond, je me demande si je ne suis pas en train de me noyer dans une réflexion absurde. Si une personne est un mystère, alors moi, je ne suis qu’un type qui prend des notes au bord du gouffre.


Alex me regarde maintenant, attendant une réponse à une question que je n’ai pas entendue. Pas de chance, j’ai encore une cuillère de trouble dans le café noir de ma cervelle. Je souris, parce que quoi d’autre ? Et je dis la seule vérité que je tiens encore :

« Vous savez, vous êtes un vrai cas… une personne fascinante, quoi. »

Et Alex, avec ce sourire en coin :

« Fascinante, ça reste féminin, non ? Faites un effort. C’est déroutant quand on a à faire avec Iel, n’est-ce pas ? »


Touché-coulé. Va falloir que je bricole mieux que du Saint Freud et sa libido de bourgeois viennois. Peut-être un tour de magie, ou un dictionnaire illusionniste sans genre. Parce que là, c’est clair : Je ne vais pas m’en sortir avec les schémas usuels. Ou peut-être que si, au contraire.

« Alex, dans la cour d’école, à quoi jouiez-vous ?

— A quoi ou à qui ?

— A vous de me le dire.

— Bien, ça dépend des années probablement. Mais je n’ai pas vraiment de souvenirs. Ah si, je me souviens d’une fois, c’était juste avant les vacances de Noël, à dix ans, on revenait du cinéma avec l’école. On avait vu cet horrible Blanche-Neige de Walt Disney. On me demandait de choisir entre jouer à la princesse ou au prince charmant. Du coup j’étais en pétard.

— Qu’est-ce qui vous mettait en pétard ?

— Bah, imaginez ! Vous, vous auriez accepté d’être embrassé par un camarade de classe ou à l’inverse l’embrasser ?

— C’est le propre des pré-ados de découvrir leur sexualité tranquillement. Ce genre de jeux est une initiation classique dans notre culture. L’accepter ou non revient à chaque enfant. Peut-être reconnaissaient-ils déjà votre ambiguïté et vous offraient le choix ? C’est plutôt rare et appréciable. Qu’en pensez-vous ?

— Mouais ! Moi j’avais beaucoup plus envie de leur éclater la gueule et leur faire ravaler leur langue baveuse.

— Eclater ?

— Oui, en mille morceaux !

— Comme un miroir.

— Parfaitement. Vous savez la seule chose qui me parle dans Blanche-neige ? C’est ce fichu miroir. Tout le monde parle de la reine, de sa jalousie, mais moi, je me demande toujours pourquoi ce miroir est dans l’histoire. La reine, de toute façon, elle obligera tout le monde à la trouver belle. Alors que vient faire le miroir, à quoi sert-il ? Le seul personnage neutre et honnête ? Non, elle était capable d’avoir commandé un miroir déformant. C’est nul, c’est un truc pour gamin qui comprend vite mais à qui il faut expliquer longtemps. Ce miroir ? De toute façon il est tout juste bon à vous réduire en une seule image.

— Une image que l’on subit, tous les jours. Vous vous sentez dans cette position, vous aussi? »


Alex hausse un sourcil, ironique :

« Qui ne l’est pas, dans ce monde ? Mais oui, bien sûr. Le miroir, c’est la société qui me regarde et qui dit : “Alors, Alex, homme ou femme ?” Et moi, je leur réponds quoi ? “Je suis Alex.” Ça ne leur suffit jamais, faut leur rabâcher. Dans ce film de gamin, j’aurais juste aimé que la Reine demande au miroir : “Qui suis-je ?”. Ceci aurait changé le monde.

— Si vous aviez joué cette reine, celle qui n’embrasse personne, il vous aurait dit quoi ce miroir ?

— Vous en avez de bonnes ! Je suppose qu’il m’aurait probablement dit : “Alex, la reine des inadaptées ».

— Ou le roi ?

— Non, vous m’avez demandé de jouer la reine.

— En effet. Pensez-vous que le miroir puisse se tromper ?

— Évidemment que non, il réfléchit comme il a été fabriqué. Le miroir, c’est l’Autre, non ? Celui qui me regarde et décide pour moi. Je ne suis jamais assez ci ou trop ça. Trop fluide pour être solide, trop loin de la normalité. Mais ce n’est pas qu’un miroir dans un conte, vous savez ? C’est l’écran de mon téléphone, votre regard à vous, même la langue qu’on parle. Tout ça, ce sont des miroirs qui me lacèrent la figure tous les jours.

— Et si on brisait ce miroir ? Qu’on « éclatait la gueule » à tous ces gamins savants à qui on doit expliquer longtemps ?

— Briser le miroir, c’est facile à dire. Mais après, quoi ? Je me retrouve avec des bouts de verre partout, et aucune idée de quel morceau reflète la bonne version de moi. Peut-être qu’il n’y en a pas.

— Peut-être que ce n’est pas une question de "bonne version". Peut-être que l’intérêt de ces morceaux, c’est qu’ils reflètent des facettes différentes. Une identité fluide pourrait se construire dans cet éclatement, sans chercher à recoller les morceaux comme avant. »


Alex soupire, remet une mèche de cheveux en place et s’enfonce un peu plus profondément dans son col roulé.

« Oui, en théorie cela serait cool, une entité fluide, mais il faut des forces pour tenir tout ça dans le bon sens, des appuis, des étais, des contreforts et des épis faîtiers. Et quand bien même… ce serait trop épuisant. Et si je suis là c’est précisement pour alléger.

— Hum… Identité, pas entité.

— Arrh, vous jouez sur les mots. De toute façon, cette fluidité dont vous parlez, elle est vue comme une menace par les autres. On préfère des choses bien rangées. Blanche-Neige, la pure et parfaite, et la reine, l’obsédée jalouse. C’est simple. Mais moi, je ne suis ni Blanche-Neige, ni la reine.

— Qu’êtes-vous alors ? »


Long silence. Alex commence à me reparler de mes poutres. A son avis, j’aurais dû les vernir un peu plus sombre pour souligner leur rôle porteur. C’est le moment que j’attendais, celui où le patient préfère contourner plutôt qu’ouvrir la porte et le vide derrière. Je la ramène à notre conversation.

« Alex, peut-être que vous êtes juste une personne qui regarde le miroir autrement. Pas pour confirmer ce qu’il reflète, mais pour lui demander “Pourquoi tu existes ? Pourquoi tu reflètes et qui t’a fabriqué ? Pourquoi es-tu accroché ici ?”

— Vous êtes sûr que vous êtes psychanalyste ? Vous avez des allures de philosophe aujourd’hui.

— On a toujours un peu de philosophie dans un cabinet. Je repose ma question autrement, Alex, si vous pouviez changer la fin de l’histoire, que feriez-vous du miroir ?

— Je ne le détruirais pas. Non. Je le transformerais. Je voudrais qu’il devienne un kaléidoscope. Plus de reflet unique, mais des centaines de fragments qui changent selon la lumière et l’angle de vue. Et là, peut-être, je verrais quelque chose qui ressemble à… moi.

— Un kaléidoscope, alors. C’est une belle image. Peut-être que la reine aurait dû demander ça au miroir, au lieu de le laisser répondre pour elle.

— Faut pas rêver, ce ‘était pas l’objectif du conte. Mais bon, cette mégère restera toujours coincée dans l’histoire. Et moi, devant mon portable, mes courriels, vous, mes parents, ma langue. Et pour me sortir de ça, faut trouver l’énergie pour le faire. »




Cette personne est revenue quelques heures plus tard. Elle avait oublié sa paire de gants sur le sofa. Pas n’importe quels gants, bien sûr : du cuir noir, de veau, coupés au millimètre, des gants qui en disaient long. Et moi, avec mes années de divan, je ne suis jamais dupe de ces « oublis ». Le genre d’objet qui reste là exprès, un morceau d’identité collé comme un timbre-poste sur le sofa.


Entre deux patients, elle est passée les rechercher. Pas un mot de trop, pas une excuse. Juste un petit sourire en coin, celui qui veut dire “Je sais que vous savez”.


Sur le pas de la porte, Personne s’est approchée — trop près, juste assez pour me faire sentir que j’étais sur son terrain maintenant — et elle a murmuré :

« Vous savez, je crois que je préfère un miroir qui ment à un miroir qui se tait. Au moins, quand il ment, vous avez quelque chose contre quoi vous battre. Mais ce silence, ce vide… c’est insupportable. C’est comme se regarder dans une fenêtre et voir juste un reflet flou. Rien qui vous accroche. Rien qui vous dit : "Tu es ça."

— Et pourtant, ce vide, il peut être un espace de création, non ? Sans parole, le miroir devient un terrain vierge, une toile blanche.

— Une toile blanche, c’est bien pour un peintre, pas pour quelqu’un qui cherche à exister. Vous savez ce qui est épuisant avec cette fluidité dont nous avions parlé ? C’est précisément que je dois tout inventer. Pas juste ma place dans le monde ici et sur mon téléphone portable, mais aussi ce que je vois moi-même dans ce fichu miroir. La reine, elle a sa beauté et sa jalousie pour exister. Moi, je n’ai que des fragments. Et si le miroir ne parle pas, alors je dois parler pour lui. A bientôt, vous devez encore avoir quelques Belles au Bois Dormant à secouer un peu.»




19h00. Il est tard. Le clac dans la serrure de mon voisin annonce qu’il est rentré, pile à l’heure pour la soupe. Moi non plus, je ne vais pas traîner. Un dernier coup d’œil au sofa : rien. Pas de gants oubliés.

Je débranche la bouilloire. Une manie. Toujours eu la trouille des feux d’origine électrique. Mon manteau, les marches vers la rue. Purée de poix à peine troublée par les halos des lampadaires.

Une voiture passe lentement, probablement un touriste perdu qui cherche son hôtel. La rue hésite entre le sommeil et l’abandon. Les galeries de peinture baissent leurs rideaux une à une, comme si elles capitulaient face à ce brouillard qui digère le village. Seul le Café du Centre résiste encore, un éclat de lumière jaune dans une nuit trop blanche.


Je remonte lentement vers la maison. Les filles doivent être rentrées à cette heure.

Je me sens comme un fantôme glissant sur les pavés humides.

La fluidité. Cette étrange tension entre mouvement et déséquilibre. C’est une belle théorie, non ? Être fluide, exister entre les genres, entre les normes. Mais ce que cette séance m’a laissé entrevoir, c’est que cette fluidité, c’est un sacré sport de combat. Une énergie permanente pour tenir tout ça en place. Comme jongler avec des bouts de miroir brisés sans jamais se couper.


Je repense à cette image du kaléidoscope qu’Alex m’a donnée. C’était brillant, mais fragile. Parce qu’un kaléidoscope, ça repose sur des morceaux éclatés qui tiennent grâce à une structure. Tournez-le un peu trop fort, et tout s’effondre. Qui a l’énergie de maintenir une telle machine en mouvement ? Alex semblait fatigué, et je comprends pourquoi. Le monde réclame des lignes droites, des cases, des contours fixes. Être fluide, c’est se heurter à chaque coin, à chaque angle.


Et moi, dans tout ça ? Je me suis entendu parler de liberté, de transformation, de briser les miroirs. Mais est-ce que je mesure vraiment ce que ça coûte ? Briser un miroir, ce n’est pas qu’un geste symbolique. C’est accepter le chaos. C’est abandonner les repères, les certitudes, et marcher pieds nus sur des éclats de verre. Est-ce que j’en serais capable, moi ? Est-ce que je sacrifierais mon confort, mon image d’homme bien rangé dans son rôle, pour éclater cette fichue glace ?




Le pire là-dedans, c’est qu’en séance, Alex était pour moi manifestement une femme : sa taille, ses gestes. Et sa façon de minauder sur le pas de la porte…

J’ai vécu notre première séance en mâle, va falloir que je cabosse un peu plus mon propre miroir et la percevoir en homme.


En regardant les infos à la maison, j’écoute le discours du nouveau président des Etats-Unis marteler qu’il allait retirer des formulaires administratifs la case non-genrée.


L’écho d’Alex résonne une nouvelle fois : trouver l’énergie. Oui, mais laquelle ? Celle de tracer encore et toujours des lignes droites, d’enfermer le monde dans des contours précis ? Une obsession du fixe, du certain, qui finit par rassurer autant qu’elle étrangle.

Mais ai-je raison en pensant que le monde réclame des lignes droites, des cases, des contours fixes ?


Et là, la Genèse s’invite : “Dieu créa l’homme à son image; homme et femme il les créa.” Une dichotomie claire, limpide. Pas de place pour l’entre-deux, pas de zone grise. Ce n’est pas une question de préférer les cases, mais d’accepter une idée vertigineuse : Dieu seul est habilité à créer. L’Iel, cet ersatz de mot, qui me dérange, pourrait bien n’être qu’un bricolage humain face à ce privilège divin. Moins sublime, peut-être, mais profondément humain. Une tentative, maladroite mais sincère, de se réinventer.


Et là, une chose me saute aux yeux. Les contes de fées, eux, ils se passent bien du divin. Pas un seul Bon Dieu à l’horizon, pas un psaume entre deux pages. Cendrillon, Blanche-Neige, elles se débrouillent seules avec leurs pommes empoisonnées et leurs godillots magiques. Pas de Créateur, juste des créatures qui improvisent.


Et si c’était ça, au fond, la vraie beauté humaine ? Se cogner aux cases, aux limites, et, zut, continuer à écrire son histoire, même quand elle rature le texte sacré, la ligne droite.





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