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Albert, séance 3 — Le Talisman de Paul Sérusier (1888), et le tatouage.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 2 mars
  • 4 min de lecture




Mardi, 13h46.

Albert entre sans un mot. Il dépose son casque de moto sur la petite table d’appoint, retire sa veste, puis s’installe dans le fauteuil avec une lenteur délibérée, comme un acteur qui prend son temps avant sa première réplique.




Il jette un regard vers la bibliothèque, là où le livre du Talisman repose encore, à moitié dissimulé entre deux volumes.

— Alors, Doc… Vous avez eu le temps de méditer sur votre bleu depuis la dernière fois ?

Je souris. Le ton est donné : Albert est en forme, et il ne compte pas me laisser en paix.

— J’y ai pensé, oui. Mais le bleu est patient, vous savez. Il attend son heure.


Albert croise les bras, plissant légèrement les yeux.

— Contrairement au rouge. Lui, il cogne direct. Pas de détour. Il frappe, et tu encaisses.

Il remonte lentement la manche de sa chemise, révélant à nouveau la ligne rouge tatouée sur son poignet.

— Vous savez ce que je me suis dit après l’avoir fait ?

— Je vous écoute.

— Que c’était peut-être une ligne de fuite. Pas dans le sens d’une évasion, hein. Mais une vraie ligne de fuite, comme en peinture. Celle qui t’attire, qui te force à suivre une direction. Une ligne qui t’échappe toujours.


Je le fixe, intrigué.

— Et vous avez décidé de la suivre ?

Albert éclate de rire, un rire bref et sec.

— Peut-être. Ou peut-être que c’est elle qui me suit.


Il se penche légèrement en avant, les coudes sur les genoux, adoptant une posture presque complice.

— Mais vous, Doc… Vous êtes sûr que vous avez vraiment traversé votre bleu ? Ou vous l’avez juste contourné ?

Le coup est habile. Albert me tend un piège bien ficelé, et il le sait.


Je prends une seconde, appuyant mes mains sur les accoudoirs.

— Vous avez raison, Albert. Le bleu est une couleur sournoise. Il se fond dans les ombres, il se fait passer pour un abri, mais il peut très bien se transformer en labyrinthe. Parfois, on croit l’avoir traversé, mais on se rend compte qu’on tourne en rond.

Albert hoche la tête, visiblement satisfait de ma réponse.


— Voilà. C’est ça. On tourne en rond. Moi, c’est ce rouge qui m’a fait tourner en rond pendant des années. Mais maintenant…

Il caresse doucement son poignet, comme pour apprivoiser la ligne rouge.

— Maintenant, il est à moi. Je l’ai mis sur ma peau. Ça change tout, vous savez ?

Je le regarde attentivement.

— Une ligne tatouée devient un choix. Une ligne tracée, c’est une déclaration d’intention.

Albert lève un doigt, malicieux.

— Mais quelle intention, Doc ? Là est la question.


Je ris doucement.

— Ça, c’est à vous de me le dire. Vous êtes le maître de votre ligne.

Il secoue la tête, toujours amusé.

— Vous êtes bon, Doc. Très bon. Mais vous savez quoi ? Votre bleu me fascine presque autant que mon rouge.


Il tend la main vers la bibliothèque, attrape le livre du Talisman et le feuillette lentement, les yeux pétillant d’ironie.

— Ce tableau… Vous l’avez laissé là exprès, non ? Comme un petit piège symbolique ?

— Un piège, ou une invitation. Ça dépend du regard.

Albert se redresse, le livre toujours ouvert à la reproduction du Talisman.

— Vous avez remarqué, Doc ? Le rouge et le bleu sont là, côte à côte. Comme s’ils se surveillaient.


Il me montre la page. Le rouge éclate au centre du tableau, tandis que le bleu flotte discrètement à la périphérie, plus calme, mais bien présent.

— C’est un duel, vous croyez ?

Je prends le temps d’observer la page.

— Plutôt une danse. Parfois le rouge mène, parfois le bleu reprend la main. C’est un jeu d’équilibre.


Albert referme le livre doucement, presque solennellement.

— Vous êtes sûr que c’est une danse ? Parce que moi, ça me ressemble plus à un duel.

Il me fixe, cherchant ma réaction. Je reste calme.

— Peut-être que c’est les deux. Une danse qui devient duel, et un duel qui finit par se transformer en danse.


Un long silence suit. Un silence tendu, mais étrangement léger.

Albert se cale au fond du fauteuil, l’air pensif.

— Vous savez quoi, Doc ? Si c’est un duel, je crois que je préfère perdre contre le bleu.

Je ris, amusé.

— Et pourquoi ça ?

Il hausse les épaules.

— Parce qu’il est plus malin. Le rouge, lui, il te bousille. Mais le bleu… il t’enveloppe, il t’apprivoise. C’est presque élégant.


Je le regarde, légèrement surpris par cette lucidité inattendue.

— Vous avez peut-être raison. Le bleu est patient. Mais attention, il peut aussi devenir possessif.

Albert acquiesce lentement. Puis il se lève, son casque sous le bras, prêt à partir.

— Merci pour l’avertissement, Doc. Mais ne vous inquiétez pas. Cette fois, je garde les yeux ouverts.

Il jette un dernier regard vers le livre, toujours posé sur la table.

— Rouge ou bleu, on verra bien qui gagne.


La porte se referme doucement derrière lui. Je reste un moment immobile, les yeux rivés sur la page ouverte du Talisman.


Le rouge palpite encore doucement. Mais cette fois, le bleu l’observe, prêt à intervenir à tout moment. Une danse, un duel… ou les deux.

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