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Albert, séance 4 — Le Talisman de Paul Sérusier (1888), et bleu sur la peau.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 4 mars
  • 5 min de lecture




Mardi, 13h58.

Albert traîne.

Le ciel est lourd mais lumineux, comme une toile en attente de ses couleurs. Une lumière grise, presque douce, se glisse à travers les fenêtres, éclairant les moindres détails du cabinet. Ce moment suspendu, juste avant la séance, a toujours quelque chose d’étrangement vivant.


Je relis mes notes rapidement. Le rouge s’estompe, s’adoucit dans les dernières séances. La ligne tatouée sur le poignet d’Albert, ce talisman rouge, avait été un acte de reprise en main. Mais je sens que nous arrivons à une fin, ou du moins à une boucle qui se referme. Il y a toujours un signe, un changement subtil dans la posture du patient, dans ses mots, dans la cadence de ses silences.


J’entends les pas lourds d’Albert dans l’escalier. Puis la porte s’ouvre sans hésitation. Il entre, son casque de moto sous le bras, sa veste en cuir légèrement humide. Son regard balaie la pièce avant de se poser sur moi avec ce sourire complice et ironique qu’il maîtrise si bien.

— Doc… Vous allez aimer ça.


Il remonte lentement la manche de sa chemise. Une nouvelle ligne, cette fois bleue, serpente sur son avant-bras. Pas droite comme la précédente, mais ondulante, fluide, presque comme une rivière qui trouve enfin son chemin.

— Alors, qu’est-ce que vous en dites ?

Je prends une seconde pour observer. Le bleu est plus doux, plus méditatif que le rouge. Mais il n’en est pas moins puissant. Il raconte autre chose, une histoire différente.

— C’est élégant. Moins tranchant que la ligne rouge. Plus… apaisé.

Albert caresse doucement la ligne du bout des doigts, comme pour vérifier qu’elle est bien réelle.

— Ouais. Au début, je voulais continuer en rouge. Puis j’ai changé d’avis. Le bleu m’a paru évident. Comme s’il m’attendait depuis le début.


Il se penche légèrement en avant, croisant les doigts.

— Vous vous souvenez d'une de nos dernières séances Doc ? On parlait du vide, du seuil…


Je hoche la tête.

— « Si on tombe, on danse dans la descente. »

Un sourire éclaire brièvement son visage.

— Exactement. Le vide, je pensais qu’il allait m’avaler. Mais finalement, il m’a appris à flotter. Et le bleu… c’est lui qui m’a ramené sur la rive.


Je laisse ces mots flotter un instant dans l’air, sans les interrompre. Ils résonnent. Le bleu, cette couleur-refuge qui revient sans prévenir, mais toujours avec une douceur inattendue.

— Alors, Albert… Ce bleu, c’est une fin ou un début ?

Il réfléchit une seconde, les yeux dans le vague.

— Ni l’un ni l’autre. C’est juste… un passage.


Je souris. Le bleu, toujours un seuil, jamais un point d’arrivée.

— Et vous vous sentez prêt à passer ce seuil ?


Albert hoche la tête, presque solennel.

— Ouais. Je crois que oui. Le vide est devenu un terrain de jeu, et le bleu… un compagnon de route.

Il se redresse, croise les bras, puis esquisse un sourire plus malin, presque provocateur.

— Mais dites-moi, Doc… Vous croyez que ce bleu, je l’ai choisi parce qu’il m’appartient, ou parce que c’est le vôtre ?


Je reste immobile, légèrement surpris par sa question. Le coup est habile, bien placé. Je sens qu’il a mûri cette pensée, qu’il voulait me la lancer comme un défi.

— C’est une excellente question, Albert.

Il se cale dans le fauteuil, les jambes croisées, savourant l’instant.

— Sérieusement. Ce bleu, il était partout dans nos séances. Vous m’avez parlé de votre mur bleu, de votre enfance, de votre refuge. Peut-être que je me suis laissé contaminer. Vous croyez qu’on peut attraper les couleurs des autres ?


Je prends une inspiration, réfléchissant à la meilleure façon de répondre.

— C’est possible, oui. Les couleurs sont comme des langages. Elles circulent, elles s’entrelacent. Parfois, elles s’imposent. Mais ce qui compte, ce n’est pas tant d’où elles viennent que ce qu’on en fait. Ce bleu, Albert, il est peut-être né d’un écho entre vous et moi. Mais il est devenu vôtre dès l’instant où vous l’avez inscrit sur votre peau.


Albert hoche lentement la tête, pensif.

— Donc, en gros, vous me dites que ce n’est pas du plagiat émotionnel ?

Je ris doucement.

— Non, ce n’est pas du plagiat. C’est une résonance. Une rencontre entre deux histoires. Mais je vous accorde que les histoires partagées peuvent parfois se mélanger.


Il reste silencieux un instant, ses yeux fixés sur la ligne bleue.

— Ça me plaît, cette idée de résonance. Ce bleu… il me semblait étranger au début. Mais maintenant, je le reconnais. Il fait partie de moi.


Un long silence s’installe. Un silence plein, fertile, pas un de ces silences lourds qui pèsent sur la poitrine. Ce silence-là ouvre des espaces.

— Vous avez conscience que vous venez de me faire une vraie déclaration psychanalytique, dis-je en souriant.

Albert éclate de rire.

— Ouais, je crois bien. Comme quoi, tout arrive.


Je m’enfonce un peu plus dans mon fauteuil, le laissant savourer ce moment de légèreté. Ce n’est pas souvent qu’un patient en thérapie de longue durée se permet une telle liberté de ton, et c’est généralement le signe d’une avancée réelle.

— Ce bleu, Doc… Vous en avez jamais eu envie pour vous ?

La question me surprend à nouveau. Albert est décidément en terrain offensif aujourd’hui.

— Il est toujours là, ce bleu. Il m’a accompagné longtemps. Parfois, il m’a protégé. Parfois, il m’a emprisonné. Mais il a fini par devenir une couleur que je traverse. Pas une couleur qui me tient.


Albert réfléchit, son regard se perdant dans les motifs du tapis sous ses pieds.

— Traverser les couleurs… Vous avez des expressions, Doc. Vous pourriez écrire un bouquin.

Je ris à mon tour.

— Peut-être un jour.


Il reste silencieux un moment, puis se redresse légèrement.

— Vous savez, je crois que ce bleu, c’est vraiment un passage. Comme si j’avais enfin trouvé une sortie. Le rouge était une entrée fracassante, mais le bleu… c’est une porte de sortie.


Je hoche lentement la tête.

— Une belle définition. Une sortie qui mène où, à votre avis ?


Albert sourit, mais cette fois, son sourire est plus doux, presque serein.

— Je ne sais pas encore. Mais c’est déjà mieux que de tourner en rond dans le rouge.


Il se lève, récupère son casque de moto, puis s’arrête une dernière fois devant la porte, jetant un coup d’œil vers la bibliothèque.

— Prenez soin de votre bleu, Doc. Il vous regarde toujours.


Je reste là un instant, seul dans le silence du cabinet. Le livre du Talisman repose toujours sur l’étagère, mais il semble différent. Le rouge et le bleu dialoguent enfin, en équilibre. Un duel devenu une danse.


Je pense à Albert. À ses lignes, rouges et bleues, devenues des chemins. Le vide a changé de nature. Un terrain de jeu, un espace de création. Pas un lieu où l’on se perd, mais un espace où l’on peut laisser des traces.


Je souris doucement. Le bleu n’a pas fini de me parler non plus. l’observe, prêt à intervenir à tout moment. Une danse, un duel… ou les deux.

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