Albert, séance 2 — Le Talisman de Paul Sérusier (1888), ou comment apprivoiser le rouge.
- Fabrice LAUDRIN

- 28 févr.
- 4 min de lecture

Mardi, 13h48.
Albert est en retard, ce qui est rare chez lui. Trois minutes de silence qui s’étirent, juste assez pour laisser s’installer cette légère vibration de l’attente. J’en profite pour relire mes notes de la dernière séance. Nous avions parlé du vide. Pas le vide des discours grandiloquents ou des philosophies de comptoir. Le vrai. Celui qu’il connaît bien, qu’il habite comme on occupe une zone frontalière, entre deux mondes.
« Si on tombe, on danse dans la descente. » C’était sa phrase de clôture, lancée avec ce sourire mi-cynique, mi-philosophe qu’il porte si bien. Une phrase en équilibre, comme lui.
J’entends enfin les pas lourds dans l’escalier, suivis d’un coup bref contre la porte. Albert entre, casque de moto sous le bras, veste en cuir usée, une pochette cartonnée dépassant de son sac.
— Désolé, Doc. Un peu de retard, mais pour la bonne cause.
Il se laisse tomber dans le canapé, puis sort de son sac une reproduction soigneusement pliée. Il la déplie et la pose entre nous. Une petite secousse intérieure me traverse. Le Talisman de Paul Sérusier, peint à Pont-Aven en 1888, éclate sous nos yeux.
C’est un tableau minuscule, 27 centimètres sur 21, mais il semble toujours plus grand qu’il n’est. Un paysage du Bois d’Amour, stylisé à l’extrême, presque primitif dans sa simplicité : une rivière verte, des arbres rouges et jaunes, un moulin à peine esquissé. Gauguin avait guidé Sérusier pour peindre « ce qu’il ressentait, et non ce qu’il voyait ».
Résultat : un tableau-manifeste, une rupture totale avec le naturalisme. Pas une peinture du réel, mais une vision brute et radicale.
Albert croise les bras, le regard rivé sur la reproduction.
— Vous connaissez, non ?
Je souris légèrement.
— Bien sûr. Peint à Pont-Aven sous la direction de Gauguin. Une leçon de liberté en peinture. Sérusier l’a appelé Le Talisman, parce qu’il en a fait le porte-bonheur de toute une génération de peintres.
Il hoche la tête, amusé, mais un peu tendu.
— Porte-bonheur… Mouais. Moi, c’est surtout ce rouge-là qui me reste. Ce rouge, il a collé direct à mes souvenirs. Ça vous est déjà arrivé, Doc, une couleur qui vous attrape et vous traîne en arrière ?
Il me regarde droit dans les yeux, ses doigts tapotant nerveusement l’accoudoir. Il attend une réponse, mais surtout un espace pour lâcher ce qu’il porte.
Je pose lentement la reproduction sur la table.
— Racontez-moi.
Albert se penche en avant, sa voix légèrement plus basse, comme s’il partageait un secret ancien.
— Ce rouge… il m’a ramené à la Simca de mon père. Rouge vif. Chaque dimanche, il m’enfermait là-dedans pendant des heures, pendant qu’il buvait avec ses potes. La chaleur, l’odeur du plastique brûlant… tout était rouge.
Il s’interrompt, sa mâchoire se serre.
— Puis il y a eu ce pull rouge. Le voisin qui…
Il s’arrête net, le regard figé dans un passé trop encombrant.
— Ce jour-là, c’était rouge partout. Ça m’a brûlé les yeux, et c’est resté là, sous ma peau. Même maintenant, ça revient dès que je croise une couleur qui y ressemble.
Un long silence s’installe. Je le laisse respirer dans cet espace, sans l’interrompre. Le rouge est là, dans la pièce, vibrant entre nous.
Je finis par murmurer :
— Ce rouge, Albert… et si vous pouviez en faire autre chose ? Une force ? Un symbole ? Peut-être même… un talisman ?
Il esquisse un sourire, nerveux.
— Un talisman ? Vous croyez qu’on peut retourner une couleur contre elle-même ?
— Pas contre elle-même. Avec elle. Vous pourriez la réapproprier. Ce rouge pourrait devenir une marque de transformation.
Il réfléchit, tapotant à nouveau l’accoudoir.
— Vous savez quoi ? Peut-être que je vais me le tatouer, ce rouge. Une ligne, juste là, sur le poignet.
— Pas comme un rappel, dis-je doucement. Comme un choix.
Albert acquiesce lentement.
— Ouais. Un choix. Ça sonne bien, ça.
Il se lève, récupérant la reproduction du Talisman, son sourire plus léger.
— Je vais y réfléchir. Et la prochaine fois, peut-être que je reviendrai avec un rouge différent.
Albert vient de sortir. La porte claque doucement, il a "oublié" son Talisman sur la table. Ce rouge vibre encore dans la pièce. Pas comme une menace, cette fois. Plutôt comme un écho, une résonance ancienne.
Je reste là, immobile, le regard flottant entre le tableau et les souvenirs qu’il réveille malgré moi. Le rouge d’Albert me ramène à mon bleu, celui que je pensais oublié depuis longtemps.
Je le revois. Ce bleu profond, intense, presque irréel. Pas un bleu d’enfance paisible, mais un bleu de refuge. Le mur bleu de la maison d’été, celle qui sentait toujours un peu l’humidité et la pierre froide. C’était un bleu mat, dense, qui absorbait la lumière et me protégeait du reste.
C’était là que je me cachais quand… les choses devenaient trop bruyantes. Quand les disputes enflaient dans les autres pièces, quand les portes claquaient avec une rage que je ne comprenais pas encore. Je m’asseyais face à ce mur, le front contre la peinture fraîche, et j’attendais.
Le temps se dissolvait. Le bleu m’enveloppait. C’était un cocon, un abri. Mais aussi une cage douce, un espace où l’on pouvait se perdre. Longtemps, ce bleu m’a accompagné comme une ombre bienveillante, mais envahissante. Il me définissait autant qu’il me cachait.
J’ai mis des années à comprendre qu’il n’était qu’un écran. Une couleur-refuge. Une peau étrangère que j’avais adoptée pour ne pas sombrer.
Je relève les yeux vers le Talisman, soudain plus conscient de sa présence. Et je pense à Albert. À son rouge, à son envie de se le tatouer, de s’en faire une marque, un choix, plutôt qu’un souvenir imposé.
Je souris légèrement.
Peut-être que c’est ça, finalement. Les couleurs ne sont jamais des pièges. Elles ne demandent qu’à être traversées. Habitées autrement.
Je me lève, range la reproduction dans la pochette qu’il a laissée, puis je m’arrête à mi-chemin. Le rouge du Talisman semble me lancer un dernier défi. Ce n’est pas un seuil facile. Il y a des couleurs qu’on traverse plus lentement que d’autres.
Je pose la reproduction sur l’étagère, à moitié dissimulée entre deux livres. Un seuil discret. Une porte entrouverte.



