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Rimbaud. Chapitre 3: L’errance comme méthode — Rimbaud, Viola et les trajets sans retour

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 5 avr.
  • 5 min de lecture

Ce troisième volet explore la notion d’errance comme procédé de création et de structuration du sujet, à travers une lecture croisée de la poétique d’Arthur Rimbaud et des installations vidéo de Bill Viola.


L’errance n’est ici ni égarement ni perte, mais un dispositif rituel de subjectivation, où le moi s’efface pour mieux apparaître dans ses propres traversées.


La psychanalyse du Seuil reconnaît dans ces formes une topologie mouvante de l’être, où l’art trace les conditions d’émergence d’une identité décentrée, transitoire et vivante.


En étudiant la manière dont Rimbaud s’arrache au langage pour inventer une syntaxe de l’écart, et dont Viola suspend le mouvement pour intensifier la présence, ce texte propose une clinique de la dérive comme seuil d’altération nécessaire à la construction du sujet.


L’errance n’est pas la fuite

Errer n’est pas fuir. Errer, c’est s’éloigner du connu sans en chercher un autre. C’est rompre avec la linéarité du sens, avec la nécessité d’un point de départ et d’un but. Ce n’est pas l’abandon du chemin, mais l’invention d’un pas qui ne sait pas encore ce qu’il cherche. L’errance n’est pas sans structure : elle est structure sans finalité, trajectoire sans destination, intention sans programme.


Arthur Rimbaud, l’adolescent météore échappé de Charleville, fugueur du verbe, qui s’extrait de la langue comme d’un carcan, et Bill Viola, vidéaste de la lenteur extrême, marcheur immobile des seuils sensoriels, ont en commun de faire de l’errance non pas un motif, mais une méthode, un protocole de transformation du sujet par suspension.


Chez Rimbaud, l’errance est syntaxique, corporelle, spirituelle. Elle n’est pas décor, mais condition d’apparition du sujet poétique. Chez Viola, l’errance s’éprouve dans le rythme, dans le corps en suspension, dans le temps délié, comme si le réel ne savait plus comment tenir.


Ce texte propose une lecture rimbaldienne de l’errance comme dispositif rituel de subjectivation dans l’art, en croisant les concepts de la psychanalyse du Seuil avec des œuvres où le mouvement — spatial, temporel, symbolique — devient un seuil plus qu’un trajet. L’errance y devient passage sans retour, rituel sans temple, surgissement d’un sujet qui ne se cherche pas, mais qui se trouve en se perdant.


Rimbaud : l’exil comme principe de langage

Chez Rimbaud, l’errance n’est jamais décorative. Elle est la condition de l’apparition du Je comme interstice. Dans la lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud affirme :

« Je est un autre. »

Cette phrase ne peut être comprise qu’en tension avec le projet d’errance radicale qu’il poursuit. Le « Je » ne se stabilise pas, ne se résume pas : il se désorganise activement, en quittant les structures assignées. Pour que le Je devienne autre, il doit quitter la ville, la langue, le sujet, le corps même.


Dans Une saison en enfer, le poète raconte non un voyage, mais une dérive intérieure, une désagrégation :

« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher... et je danse. »

La danse n’est pas ici festivité. Elle est désorientation. Le poète tisse dans le vide, fait de son errance une architecture suspendue, instable, fragile, mais symboliquement puissante. Ce n’est pas un départ, c’est une mise en vibration du seuil.


Dans Les Illuminations, l’errance prend la forme d’un éclatement syntaxique. Le poème Dévotion est un exemple de subjectivité diffractée, disséminée : le sujet est traversé, habité par l’espace plus qu’il ne le domine. La poétique rimbaldienne devient alors un mouvement sans propriétaire, un langage dérivant.


La psychanalyse du Seuil reconnaît dans cette dynamique un acte fondateur : le sujet se forme en se laissant traverser, non en se fixant.


Viola : marcher dans l’image, déambuler dans le temps

Bill Viola, dans ses vidéos contemplatives, suspend le mouvement pour intensifier l’expérience du passage. Son œuvre The Reflecting Pool (1977–1979) met en scène un homme sautant dans l’eau... mais l’instant du saut est figé. Le corps reste suspendu au-dessus du bassin, dans une zone temporelle impossible, entre le départ et l’arrivée, entre l’impulsion et la chute.


Ce n’est plus une narration. C’est une forme rituelle de seuil, où le spectateur assiste à un déplacement qui ne se réalise jamais complètement. L’image devient un dispositif d’errance sensorielle et symbolique.

Le corps dans la vidéo est désancré : il erre, mais dans le temps.


Dans Going Forth by Day (2002), l’errance devient cosmique. Des figures humaines se déplacent lentement dans un paysage de lumière, ou de feu, ou d’eau. Le sujet n’y est jamais stable : il s’efface, réapparaît, se fond dans les éléments. Il n’y a ni dialogue, ni conclusion, ni drame. Seulement le passage.


La psychanalyse du Seuil s’empare ici du phénomène non pas comme illustration, mais comme preuve visuelle de sa thèse centrale : le sujet est un transit, une vibration, un dépôt de temps. Viola donne au regard ce que Rimbaud donne à la syntaxe : la sensation que le moi est en train de partir, de se défaire, de se recomposer.


Cliniques de la dérive

Dans le champ clinique, errer est généralement vu comme un symptôme. On parle d’errance psychotique, d’errance identitaire, de rupture avec la réalité. Mais ce vocabulaire enferme l’errance dans une lecture déficitaire, alors qu’elle peut, au contraire, être l’espace d’un travail psychique profond.


La psychanalyse du Seuil conçoit certains épisodes d’errance comme des moments de désidentification nécessaire, des rituels de rupture avec un cadre devenu insupportable.

Lorsqu’un patient quitte soudain son domicile, change de ville sans prévenir, ou traverse des phases d’auto-dissolution, il ne faut pas réduire ce geste à une errance pathologique. Il peut s’agir d’un geste de survie symbolique, d’un déplacement vital pour retrouver un espace de subjectivation.


La clinique rimbaldienne de l’errance reconnaît que l’absence de direction peut être un appel, une forme d’orientation inversée. Le vide créé est fécond. Il permet de reconstruire autrement, dans l’écart, dans le silence, dans le déplacement même.


L’errance comme seuil de subjectivation

Rimbaud quitte le langage. Viola ralentit le temps. Le sujet y erre, mais cette errance structure autre chose : un rapport au monde plus poreux, plus vibratile, plus vivant. Dans cette perspective, l’errance devient une méthode, un protocole initiatique d’émergence subjective.


La psychanalyse du Seuil s’adosse à cette vision : ne pas recentrer, mais accompagner. Ne pas interpréter trop tôt, mais suivre la dérive jusqu’à ce qu’elle crée un bord. L’errance n’est pas un défaut de direction, c’est l’excès d’un désir sans carte.


Et parfois, dans cette errance, un sujet apparaît. Pas comme un Je fixe, mais comme une figure de passage.


Bibliographie

Guyaux, A. (2021). Rimbaud. Œuvres complètes. Paris : Gallimard, coll. “Poésie”.

Rimbaud, A. (1873/2021). Une saison en enfer. In A. Guyaux (Ed.), Œuvres complètes (pp. 115–140). Paris : Gallimard, coll. "Poésie".

Rimbaud, A. (2021). Illuminations. In A. Guyaux (Ed.), Œuvres complètes (pp. 73–110). Paris : Gallimard, coll. "Poésie".

Viola, B. (1977-79). The Reflecting Pool [Installation vidéo]. Viola Studio, Long Beach.

Viola, B. (2002). Going Forth by Day [Installation vidéo]. Guggenheim Museum, Berlin.

Yalom, I. D. (1989). Love’s Executioner and Other Tales of Psychotherapy. New York: Basic Books.

Didi-Huberman, G. (1992). Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Minuit.



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