Rennes...1532... vu depuis la psychanalyse du flux.
- Fabrice LAUDRIN

- 23 févr.
- 3 min de lecture
1532, Erb, 2008, acrylique sur carton, collection particulière.

Dans 1532, ErB ne peint pas une simple lamentation sur la disparition du breton. Il jette un corps sur la toile, un personnage exsangue et ironique, Ernie, qui traîne sa carcasse entre lassitude et sarcasme.
Ce n’est pas une posture de martyr, c’est un flottement, un état entre deux eaux. Et autour de lui, des mots qui s’accrochent à la surface, en trois langues, comme des bouteilles à la mer, comme des signaux de détresse ou des provocations lancées au vent.
"Ils ont tué ma langue", grogne le texte en français, le constat brutal d’un effacement programmé.
"Ar Brezhoneg eo ma BRO BZH", continue Ernie en breton, debout malgré tout, tendu comme un arc.
"Wake up", hurle-t-il en anglais, dans un sursaut ultime, comme si la lucidité ne pouvait plus venir que de l’ailleurs.
Entre ces trois registres, une bataille silencieuse se joue. Le breton n’est pas qu’une langue, c’est un courant, une tension, une mémoire qui refuse de s’arrêter là où d’autres ont décidé de l’enterrer.
Et puis il y a ce Gwen-ha-Du, le drapeau breton, impeccable, repassé comme une nappe d’apparat, rigide comme un décret, net comme une sentence. Il n’est pas chiffonné par le doute, il ne tremble pas sous le vent. Il est là, bloc inébranlable dans le chaos des courants, comme une ligne de front. Mais à quoi sert une bannière qui ne plie pas ? Est-ce un socle ou un barrage ? Un repère ou une digue qui retient ce qui devrait s’écouler librement ? À vouloir tenir trop droit, ne risque-t-il pas d’étrangler ce qu’il protège ? Car tout ce qui vit, tout ce qui survit, doit apprendre à muter.
La langue bretonne, en 1532, avait déjà compris ce jeu-là. Le dernier duc, François III, ne s’est pas contenté de le hisser fièrement au rang de particularité régionale forte et identitaire. Il l’a élevé au rang de mythe, en le proclamant "vroy langaige de Troye", la vraie langue de Troie, la Troie d'Homère. Une trouvaille magistrale. Transformer une langue piétinée en vestige d’un passé glorieux, la greffer sur la mémoire d’un empire disparu, la faire résonner avec l’écho antique de l’exil et de la grandeur perdue. Voilà comment on fait d’une défaite une épopée, comment on ruse avec l’Histoire. Si le breton n’est plus simplement une langue, mais le murmure d’un peuple qui aurait traversé les âges depuis la chute de Troie, alors il ne peut plus mourir. Il devient un palimpseste, un courant souterrain, quelque chose qui circule, change de peau, mais ne s’efface jamais vraiment.
C’est là que réside toute l’intelligence du tableau d’ErB. Il ne fixe rien, il capte une lutte, un état transitoire, une négociation entre la disparition et la persistance. Ernie, dans cette histoire, n’est ni un héros, ni une victime, mais un type en pleine mutation. Il flotte, il hésite, il grimace. Son rictus dit tout : il sait que le combat n’est pas perdu, mais qu’il ne se gagnera pas sur le terrain de la rigidité. La langue, comme lui, doit se tordre, s’adapter, passer par d’autres voies, sinon elle meurt figée.
Alors la question que pose 1532, ce n’est pas "comment sauver le breton ?", mais "quel courant va l’emporter ?" Celui de l’oubli progressif, où la langue s’effrite, se dilue, disparaît dans les plis du temps ? Ou celui de la transformation, de la ruse, de l’adaptation ? Car si l’on veut comprendre ce qui survit, il faut cesser de regarder ce qui s’effondre. Il faut suivre le mouvement, chercher le passage, trouver là où ça circule encore. Une langue ne meurt pas, elle s’éteint quand plus personne ne la parle, ou elle devient autre chose, un mélange, un reflet, un retour inattendu.
Et si la véritable survie du breton n’était pas dans la crispation sur un héritage, mais dans sa capacité à redevenir un flux, un virus, une onde qui traverse les générations sans jamais se laisser assigner à résidence ? 1532 ne donne pas de réponse, il met la question sous les yeux. Il force à regarder là où ça tremble, là où ça hésite, là où quelque chose lutte pour ne pas se taire. Il rappelle que ce n’est pas la solidité qui sauve, mais le mouvement. Et que les Troyens-Bretons n’ont peut-être jamais existé, mais que leur mythe, lui, circule encore.
Bibliographie :
Rio, J. (2008). Entre Orient et Occident : le mythe des origines dans les textes bretons. Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 115(2), 21-36. https://doi.org/10.4000/abpo.327



