La persistance rétinienne dans l’art : quand l’image refuse de disparaître
- Fabrice LAUDRIN

- 19 mars
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 mars

Regarder, ce n’est jamais une action instantanée : l’œil ne saisit pas l’image d’un seul coup, il la prolonge, la retient, la transforme.
En art, cette persistance rétinienne devient un outil de manipulation du visible, un jeu sur la perception et la mémoire. L’image persiste sur la rétine, elle s’attarde, s’imprime, rémanente.
Ce phénomène, d’abord perçu comme un simple retard optique, devient un terrain d’expérimentation fécond dans l’histoire de l’art.
De la décomposition du mouvement à l’accumulation d’images, la persistance rétinienne cesse d’être un effet physiologique pour devenir une question plastique : comment une image survit-elle à sa propre disparition ?
Origines scientifiques et illusions visuelles
La persistance rétinienne, théorisée au XIXe siècle, révèle une faille dans notre perception du temps. L’image ne s’évanouit pas instantanément, elle laisse une empreinte fugace qui trompe l’œil. C’est sur ce principe que reposent les phénakistiscopes et zootropes, ancêtres du cinéma : en superposant des images fixes, ils créent l’illusion du mouvement.
Muybridge et Marey s’emparent de cette faille pour analyser la locomotion. Leur travail ne se limite pas à la science : il ouvre la voie à une nouvelle compréhension du mouvement dans l’art et le cinéma, influençant directement les avant-gardes du XXe siècle, de l'orphisme de Duchamp au cinéma expérimental de Stan Brakhage. Décomposer un galop, fragmenter un saut, ce n’est pas seulement capturer l’instant, c’est démontrer que l’œil ne voit jamais qu’une somme d’illusions. L’art va reprendre cette question, non plus pour animer, mais pour interroger ce qui demeure entre les images.
Exemples :
Le zootrope de William George Horner (1834)
Études photographiques d’Eadweard Muybridge (1878)
Chronophotographies d’Étienne-Jules Marey (1882-1894)
Duchamp, Warhol et l’accumulation du visible
Quand Duchamp peint son Nu descendant un escalier (1912), il ne cherche pas à figer un corps en mouvement, mais à superposer des traces. Le regard ne peut s’arrêter sur une forme unique : il glisse d’une position à l’autre, contraint à une vision fragmentée et persistante.
Warhol pousse ce jeu plus loin avec ses sérigraphies. Répéter une image jusqu’à l’épuisement, c’est la faire survivre par excès. L’effacement progressif de Marylin Monroe (1962) ou de Jackie Kennedy (1964) ne les fait pas disparaître : il les fossilise dans une répétition qui les fixe dans la mémoire.
Avec Warhol, la persistance rétinienne cesse d’être une illusion de l’œil pour devenir une stratégie de saturation, où la répétition excessive fixe l’image dans la mémoire par l’usure, la transformant en une trace résiduelle indélébile. L’image s’impose non par son intensité, mais par son itération. Elle reste non parce qu’elle est unique, mais parce qu’elle est multipliée jusqu’à l’oubli.
Exemples :
Duchamp, Nu descendant un escalier (1912)
Warhol, Marilyn Diptych (1962)
Warhol, Sixteen Jackies (1964)
Corinne Vionnet et la hantise visuelle
Vionnet radicalise cette logique. Son travail sur la photographie touristique accumule les images d’un même lieu, toutes prises sous le même angle, toutes destinées à fixer un souvenir. Mais l’excès devient dissolution : les strates d’images ne figent pas un monument, elles le floutent, le rendent fantomatique.
Ce que Vionnet donne à voir, ce n’est pas une image, mais la persistance d’une image dans le temps. La répétition modifie notre perception : elle ne stabilise pas l’image, elle la fragmente, la rend insaisissable. Plus l’œil tente d’ancrer une forme, plus celle-ci se dérobe, oscillant entre reconnaissance et effacement. L’illusion d’un monument unique s’efface devant un mirage collectif, une image hantée par son propre excès. L’empreinte rétinienne d’un lieu que l’on croit reconnaître, mais qui n’est plus qu’une rémanence collective. Ce n’est pas une accumulation, c’est une obsession : l’œil tente d’accrocher une forme stable, mais il ne rencontre qu’un spectre.
Exemple :
Corinne Vionnet, Photo Opportunities (2005-2010)
Une persistance du seuil
L’art a toujours joué avec la persistance rétinienne, mais il l’a déplacée. D’un simple phénomène optique, elle est devenue une question de mémoire, de saturation, de hantise. Duchamp fragmente le regard, Warhol l’épuise, Vionnet le dissout. Dans chacun de ces cas, l’image ne disparaît pas : elle persiste, elle s’accroche, elle refuse de céder au vide.
Mais où se situe la faille ?
Si la persistance rétinienne donne l’illusion d’un temps continu, elle masque surtout des absences. Entre les images, il y a du vide. Ce que Duchamp fait osciller, ce que Warhol sature, ce que Vionnet superpose, ce sont ces failles. Ce qui persiste est aussi ce qui échappe : une tension, une béance, un seuil. L’image la plus forte n’est pas celle que l’on regarde, mais celle qui revient lorsque l’on ferme les yeux.
Bibliographie
Didi-Huberman, G. (2003). Images malgré tout. Paris, France : Les Éditions de Minuit.
Green, A. (1983). Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris, France : Les Éditions de Minuit.
Lacan, J. (1973). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris, France : Le Seuil.
Merleau-Ponty, M. (1964). L'Œil et l'Esprit. Paris, France : Gallimard.
Vionnet, C. (s.d.). Photo Opportunities. https://www.corinnevionnet.com/photo-opportunities



